Publié le Lundi 23 janvier 2012 à 17h37.

Dernières luttes de Marx et Engels (Michel Lequenne, Contretemps n°10)

L’Association internationale des travailleurs (Ire Internationale) fut dissoute en 1876, après des débats qui manifestaient l’incompréhension de ce que son fédéralisme et ses confusions théoriques et politiques (qui avaient en particulier permis le fractionnisme de Bakounine, grand responsable de l'échec de la Commune de Lyon) étaient une cause importante de la défaite de la Commune de Paris. Pour Marx et Engels, une nouvelle Internationale devait avoir une base programmatique théoriquement solide, fondée sur leurs découvertes, et une certaine centralisation assurant l’unité d’action1/.

Dès le début des années quatre-vingt, militants et organisations d’Europe ressentirent le besoin d’une reconstruction de cet outil de lutte pour des causes communes au prolétariat de toutes ces nations. Sa fondation tarda pourtant, essentiellement par l’opposition du parti ouvrier le plus puissant, celui d’Allemagne. On peut en comprendre aisément les raisons en lisant ce qu'en dit Franz Mehring dans sa biographie de Karl Marx2/. Pour ce biographe :« La social-démocratie allemande, s'étant développée, dès ses origines, dans le cadre national, échappa à la crise que traversèrent toutes les autres branches de la première Internationale, au moment où elles se constituèrent en partis nationaux. Le 10 janvier 1874, peu de mois après le fiasco du congrès de Genève, elle célébra sa première grande victoire à l'occasion des élections au Reichstag, gagnant 350 000 voix et 9 sièges, dont 3 allèrent aux lassalliens et 6 aux eisenachiens [social-démocrates internationalistes].

Or le fait que Marx et Engels, principaux dirigeants du Conseil général, n'aient pu qu'au prix des plus grandes difficultés trouver un modus vivendi avec ce parti ouvrier en plein essor, ce parti avec lequel ils auraient dû avoir le plus d'affinités, vu leurs origines [sic], et qui, de tous, était le plus proche [sic] de leurs conceptions théoriques, éclaire de façon extrêmement significative les causes du déclin de la première internationale. Ce fut pour Marx et Engels la rançon de leur succès ; comme ils voyaient les choses à partir d'un point de vue international, cela les empêchait de comprendre vraiment en profondeur les particularités de chaque nation. Certains de leurs fervents partisans en Angleterre et en France ont admis, malgré leur admiration pour eux, qu'ils n'avaient jamais réussi à saisir à fond la réalité française et anglaise. Il en va de même de la réalité allemande sur laquelle, une fois partis d'Allemagne, ils n'ont jamais été aussi parfaitement en prise qu'avant ; cela est vrai même des questions concernant le parti allemand proprement dit, domaine dans lequel leur méfiance décidément irréductible vis-à-vis de Lassalle et de tout ce qui touchait à lui troublait la sérénité de leur jugement. »

Sur le sujet de Lassalle, Mehring est l’élève en remontrant à son maître ! Écrivant cette biographie en 1918, c’était, certes, à une époque où on ignorait encore les liens serrés et secrets que Lassalle avait entretenus avec Bismarck. Mais si Marx et Engels les avaient à plus forte raison ignorés eux-mêmes, ils ne les en avaient pas moins soupçonnés, au simple examen de sa politique qu'ils caractérisaient comme alliance avec les adversaires absolutistes et féodaux contre la bourgeoisie, et leur correspondance (qu’inversement Mehring n’ignorait pas puisqu’il en fut le premier éditeur) montre abondamment que leur méfiance, puis hostilité, à l'égard de Lassalle n'avaient rien eu d'irrationnel, mais reposaient de longue date sur ses agissements, sa conception autoritaire de son parti, et aussi sur sa profonde incompréhension de leur travail théorique, manifestée entre autres par ses falsifications du Manifeste communiste. L’acharnement de Mehring à défendre Lassalle va jusqu’à l’aveugler sur la pensée de Marx, car après avoir voulu justifier le maintien du principe de la « loi d'airain du salaire », à l'encontre de la correction de Marx de cette notion dans Le Capital, il écrit par exemple :« Quant aux associations de production avec l'aide de l'État, cette idée, elle aussi, se situe dans le droit fil du Manifeste, qui parle expressément de centralisation des moyens de production entre les mains de l'État. » Une telle confusion entre État bourgeois et État de transition socialiste permet de comprendre que, comme il l'écrit ensuite :« Les parlementaires des deux fractions s'entendaient parfaitement bien et ne s'inquiétaient pas outre mesure de savoir qui était le meilleur ou le moins bon à la tribune [sic]. Les deux fractions avaient mené leur campagne électorale de façon telle qu'elle interdisait de faire, et aux eisenachiens le reproche d'être des socialistes tièdes, et aux lassalliens de flirter avec le gouvernement ; toutes deux avaient obtenu approximativement le même nombre de voix, toutes deux étaient confrontées au Reichstag aux mêmes adversaires et formulaient les mêmes revendications et, après leur succès électoral, toutes deux se trouvèrent en butte à la même et virulente campagne de persécution de la part du gouvernement. »

Notons que ce n'étaient que deux « eisenachiens », Liebknecht et Bebel, qui étaient en prison, et que Mehring lui-même doit noter que les interventions des quatre autres au Reichstag « furent une grande déception pour leurs propres partisans », et que « Bebel raconte que bien des gens s'étaient plaints auprès de lui de ce que les quatre députés en question se soient laissé damer le pion au parlement par les trois lassalliens ». C'était là la réaction des militants, à laquelle Mehring croit pouvoir opposer celle d'Engels pour qui  « Les lassalliens sont tellement discrédités au Reichstag par les interventions de leurs représentants que le gouvernement doit engager des poursuites contre eux pour donner à nouveau l'impression qu'il prend ce mouvement au sérieux. »

C'était pour Engels considérer les choses d'un autre point de vue, celui de l'effet de leur politique dans les masses. Et s'il ajoute : « D'autre part, depuis les élections, ils ont été obligés d'être à la traîne des nôtres », son erreur ne tenait qu'à l'observation du ragoût de gauchisme et d'opportunisme des lassaliens. Et quand il concluait : « Quoi qu'ils fassent ils courent à leur perte », c'était lui qui voyait loin, alors que Mehring ne considérait que le court terme du succès électoral et de la justification des deux formations par la répression, que Bismarck aurait été idiot d’épargner à ses alliés secrets.

Tout cela allait conduire à l'unification des deux formations en 1875 au congrès de Gotha, dont Marx et Engels allaient condamner les conditions3/. Mais, avant de revoir ce débat, notons encore que la conception fédéraliste, dont l'internationalisme fut réduit à la solidarité envers les luttes étrangères et aux discours des jours de fête, comportement partagé finalement par tous les partis de la IIe Internationale fondée au congrès de Paris en 1889, trouva sa conclusion en son explosion en nationalismes en 1914, sans que Mehring, pourtant membre de l’aile gauche révolutionnaire de la social-démocratie allemande, ne prît conscience que c'était l'internationalisme réel, organique, de Marx et Engels, qui aurait été la voie juste, et non pas sa subordination à la dominance des « particularismes nationaux ».La préparation de l'unification des deux partis allemands aurait été, selon Mehring, « mal accueillie à Londres », c'est-à-dire par Marx et Engels. En réalité, ils étaient au contraire partisans de cette fusion, mais dans les conditions qu'Engels rappela à Bebel, dans sa lettre du 18-28 mars 1875 :« Notre parti avait si souvent tendu la main aux lassalliens ou tout au moins essayé de trouver un arrangement avec eux, il avait été si souvent et de façon si fracassante repoussé par les Hasenclever, les Hasselmann et les Tölcke que même un enfant aurait pu en conclure que si ces messieurs viennent aujourd'hui nous offrir la réconciliation, c'est qu'ils sont dans une impasse. Étant donné le caractère bien connu de ces gens, c'est notre devoir de tirer parti de l'impasse où ils se trouvent, pour exiger toutes les garanties possibles, afin que ce ne soit pas aux dépens de notre parti qu'ils se refassent une virginité dans l'opinion des masses ouvrières.

Il faut les accueillir de la façon la plus froide, leur témoigner la plus grande méfiance, et faire dépendre la fusion des dispositions qu'ils montreront à abandonner leurs mots d'ordre sectaires, ainsi que leur étatisme, et à accepter, dans ses points essentiels, le programme d'Eisenach de 1869 ou une nouvelle édition de celui-ci améliorée et conforme au point de vue actuel. Du point de vue théorique, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus décisif pour le programme, notre parti n'a absolument rien à apprendre des lassalliens. C'est l'inverse pour les lassalliens. La première condition de la fusion était qu'ils cessassent d'être des sectaires, c'est-à-dire des lassalliens : en d'autres termes que la panacée qu'est pour eux l'aide de l'État fût sinon abandonnée tout à fait par eux, du moins reconnue comme mesure transitoire et secondaire, comme possibilité parmi beaucoup d'autres. Le projet de programme prouve que nos gens sont théoriquement très supérieurs aux leaders lassalliens, mais qu'ils leur sont bien inférieurs en fait de roublardise politique. Les "honnêtes" ont de nouveau réussi à se faire faire cruellement la barbe par les "malhonnêtes".

On commence dans ce programme par accepter la phrase suivante de Lassalle, qui, bien que ronflante, est historiquement fausse : "Vis-à-vis de la classe ouvrière, toutes les autres classes ne forment qu'une seule masse réactionnaire." Cette phrase n'est vraie que dans des cas exceptionnels, par exemple dans une révolution du prolétariat comme la Commune, ou dans un pays où ce n'est pas la bourgeoisie seule qui a modelé la société à son image, mais où, après elle, la petite-bourgeoisie démocratique a achevé sa transformation jusque dans ses dernières conséquences. »

Ce dernier paragraphe de la lettre renvoie à l'accessoire l'argument de Mehring selon lequel cette conception ne serait pas de Lassalle lui-même mais de l'un de ses successeurs lassalien, et comment le « gauchisme » théorique pouvait (et peut) se combiner à l'opportunisme politique.

Dès leur libération de prison, Liebknecht et Bebel s'étaient lancés avec enthousiasme dans le processus d'unification. Avec trop de peur de la manquer, ce qui explique les énormes concessions théoriques qu'ils firent aux lassaliens. Mais cette crainte n'explique pas totalement leur comportement. Nous nous référerons encore à Mehring qui, dans sa biographie, passe de contradictions en contradictions, à partir de la critique que fit Marx du programme de Gotha. Il rappelle que, quelques mois avant les « gloses marginales » de Marx sur ce programme ,« Marx s'était plaint, il est vrai, de rencontrer de temps en temps dans l'organe des eisenachiens une phraséologie de petits-bourgeois semi-lettrés ; c'était le fait, disait-il, de maîtres d'école, de docteurs et d'étudiants, et Liebknecht méritait pour cela de recevoir un bon savon. Il craignait néanmoins que cette vision réaliste des choses qu'il avait été si difficile d'inculquer au parti ne soit balayée, au moment où elle commençait à s'enraciner en lui, par le sectarisme des lassalliens avec leur juridisme creux et leur verbiage emprunté aux démocrates et aux socialistes français. »

Voyant dans ce jugement une « erreur totale » de Marx, Mehring en rajoute pourtant en écrivant : « Dans le domaine théorique, les deux fractions étaient sensiblement de même niveau et, si différence il y avait, elle était plutôt à l'avantage des lassalliens. Le projet de programme commun ne souleva aucune objection chez les eisenachiens, alors qu'un congrès ouvrier d'Allemagne occidentale, presque exclusivement constitué de représentants lassalliens, le soumit à une critique qui recoupait largement celle qu'allait en faire Marx quelques semaines plus tard. Cela dit, le fait ne mérite pas d'être souligné outre mesure [sic]. Les deux parties étaient encore fort éloignées du socialisme scientifique tel que Marx et Engels l'avaient conçu ; elles n'avaient qu'une vague notion de la méthode du matérialisme historique, et le mode de production capitaliste restait pour eux un mystère ; la manière dont K. A. Schramm, le théoricien des eisenachiens le plus en vue du moment, se débattait avec la théorie de la plus-value en était l'illustration la plus éclatante. »

De ce passage, il apparaît que l'instinct de classe des militants ouvriers allemands était en avance sur la culture « marxiste » des dirigeants, dont on peut se demander s'ils avaient lu Le Capital, et dont Engels dira à Marx, dans sa lettre du 24 mai 1876, que les agitateurs appointés et les semi-analphabètes du mouvement étaient une lourde malédiction pour le parti, et que Most avait condensé « tout Le Capital sans en comprendre un traître mot », et ne jurait que par le socialisme de Dühring. Et, le 28 mai : que Liebknecht « cherche par tous les moyens à combler les lacunes de notre théorie, afin d'avoir une réponse toute prête à toutes les objections des philistins et une image toute prête de la société future dans sa tête, pour le cas où les philistins l'interpelleraient sur ce point ; et en même temps, il cherche à apparaître comme un théoricien aussi indépendant que possible de nous, chose qu'il a toujours réussie au-delà de ses espérances grâce à son absence de théorie ».

Le pessimisme de Marx et Engels allait jusqu'à ce que le second se demande si les lassalliens ne finiraient pas à devenir plus lucides que leurs propres partisans.De tels jugements expliquent la lassitude de ton de la lettre du 5 mai 1875 – devenue célèbre – de Marx à Bracke4/ (à communiquer aux quatre dirigeants eisenachiens, Geib, Auer, Liebknecht et Bebel), sur un programme « qui ne vaut rien, même abstraction faite de la canonisation des articles de foi des lassalliens ». Lassitude à la triple cause, celle de constater cette misère théorique de ses partisans avec celle d'être tenu par ses adversaires de l'Internationale, et en premier lieu par Bakounine, pour le dirigeant secret, et donc le responsable du parti allemand et de tout ce qui s'y faisait, et de même enfin de l'Internationale tout entière, alors qu'il était accablé par ces obstacles qui le détournaient de son souci majeur : pouvoir se consacrer entièrement à l'achèvement interminable de son œuvre scientifique.Lettre désolée, donc, dissimulant une violente colère, pour tenter de parer au pire en sauvant l'essentiel par des « Gloses marginales » au programme. Mehring en retiendra comme le plus important (et encore en 1918) : « Tout pas en avant d'un mouvement est plus important qu'une douzaine de programmes. » C’était ne pas comprendre la dialectique de la pensée de Marx qui écrivait plus loin : « On sait à quel point le seul fait de l'unification donne satisfaction aux ouvriers, mais on se trompe si l'on pense que ce résultat du moment n'est pas payé trop cher. » Et ce prix, c'est encore Mehring qui explique pourquoi il fut payé : « Les Gloses marginales constituaient un énoncé fort instructif des principes de base du socialisme scientifique et ne laissaient, il faut bien le dire, rien subsister du programme d'union. Il n'en demeure pas moins que ce texte virulent n'eut, comme chacun sait, d'autre effet que d'amener les destinataires [sauf Bebel à qui Liebknecht ne l’avait pas communiqué à sa sortie de prison] à apporter au projet quelques menues corrections. »

« Principes de base du socialisme scientifique » ? Beaucoup plus, en fait ! En particulier, pour répondre à la vague revendication d’un « État libre », Marx s’avançait plus qu’il ne l’avait fait jusqu’alors sur ce que devait être l’objectif de la lutte du prolétariat, et écrivait : « Quelle transformation subira l’État dans une société communiste ? […] Entre la société capitaliste et la société communiste, se place la période de transformation révolutionnaire de la première en la seconde. À quoi correspond une période de transition politique où l’État ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat ? » Il semble que seuls Labriola, Lénine, Rosa Luxemburg et Trotski retinrent cette leçon qu’ignorera toute la IIe Internationale. En 1875, elle semble bien avoir passé très haut au-dessus de la tête des partisans de Marx, même si, selon Mehring, « Quelques dizaines d'années plus tard, Liebknecht dira que la plupart des militants, sinon tous, étaient d'accord avec Marx, qu'il eût été possible de dégager une majorité dans ce sens lors du congrès d'unification, mais qu'il serait alors resté une minorité d'insatisfaits et que c'est ce qu'il fallait éviter, le but n'étant pas l'énoncé de principes doctrinaux mais celui de la fusion des deux fractions. » Cette misère de pensée politique d’un dirigeant des plus proches de Marx !

Pour Marx et Engels, construit sur de telles « bases pourries », ce parti était voué à la scission. Inversement, pour Mehring :« Ce fut la rapidité de ses progrès sur le terrain qui rendit le nouveau parti unifié indifférent – l’expression est faible – à la théorie. Il ne rejetait pas la théorie en tant que telle, mais plutôt ce qu’obnubilé par les progrès foudroyants qu’il accomplissait, comme des chinoiseries théoriques. Des inventeurs obscurs, des réformateurs méconnus, des adversaires de la vaccination, des guérisseurs naturistes et autres originaux du même acabit accouraient sous l’étendard de ce nouveau parti parce qu’ils espéraient trouver auprès des masses laborieuses qui bougeaient la considération qui leur était refusée par ailleurs. Il suffisait de faire preuve de bonne volonté et de proposer un remède pour le corps social malade pour être bien accueilli ; cela était vrai surtout de ceux qui étaient issus des milieux universitaires et dont l’afflux était la promesse d’une alliance entre le prolétariat et la science. Un professeur d’université qui sympathisait ou semblait sympathiser avec le socialisme sous l’une ou l’autre de ses multiples facettes n’avait nul lieu de craindre une critique trop sévère de son bagage culturel. »

Quel beau résultat, en effet ! Un succès s’expliquant d’une part, comme Marx l’avait prévu, par le fait même de l’unité en soi, d’autre part par une véritable « montée ouvrière » dans la lutte sociale, cela était accordé à l’inanité programmatique. Quel enrichissement pour un parti prolétarien, encore dépourvu d’une solide base théorique, que tous ces tenants de systèmes farfelus, plus les universitaires en retard de marxisme, dont Dühring, qui allait jeter la confusion dans la conscience ouvrière en attaquant Marx sur de multiples terrains, de la dialectique à la critique de l’économie !

Marx et Engels ne virent pas immédiatement le danger d’un tel adversaire, dont ils s’amusèrent d’abord des bévues. Et là encore, ce furent des ouvriers qui alertèrent Liebknecht, lequel en prévint Engels. Mais déjà Most, le député eisenachien qui avait abrégé Le Capital, gagné à Dühring, adressa en mai 1876 une lettre insolente à Engels qui se mit à lire de près les élaborations du nouveau maître à penser des sociaux-démocrates allemands. La circonstance atténuante de ceux-ci était que leur intelligence de Marx était très superficielle, allant peu au-delà du Manifeste et de lectures récentes et sans doute rarement approfondies du Capital. Ils n’avaient visiblement qu’une compréhension superficielle de la dialectique, dont ils ne saisissaient pas le maniement dans les écrits historiques et politiques des deux maîtres. En 1877, Engels commença les articles qui allaient devenir l’Anti-Dühring, et qu’il fit publier dans le Worwärts. Non sans réaction !

Le second congrès de Gotha, en mai, vit Most demander la suppression de ces articles, comme « choquants », à la fois les donnant comme « totalement dénués d’intérêt pour la grande majorité des lecteurs » de l’organe du parti, et parce que leur ton ne pouvait que semer le trouble dans les esprits. Et si leur censure totale ne fut pas acceptée, ils furent renvoyés du journal à son supplément spécialisé, donc pour moins de lecteurs ouvriers. C’était d’autant plus grave que, peu après, le parti se dotait d’une revue théorique bimensuelle, dont la direction revint à son financier, un certain Höchberg, un de ces adeptes bourgeois dont Mehring (qui s’était félicité de l’entrée dans le parti), nous décrit comme « un personnage extrêmement insipide et sans imagination, qui ignorait tout de l’histoire et de la théorie du socialisme et qui notamment n’avait pas la moindre idée des théories scientifiques développées par Marx et Engels. Il ne voyait pas dans le combat de la classe prolétarienne le levier de l’émancipation de la classe ouvrière, mais entendait gagner les classes dirigeantes, et notamment ses éléments instruits, à la cause de la classe ouvrière, par la voie légale et pacifique. »   

Marx et Engels se gardèrent de collaborer à une telle revue « théorique ». Engels continua la publication de son massacre de Dühring dans le supplément du Worwärts, et l’ouvrage qu’il constitua allait être l’enseignement qui permit la formation des premiers véritables marxistes. Mais pas de nombre de leaders, ceux dont « l’esprit pourri » dégoûtait Marx. Celui-ci écrivit à Sorge, le 19 octobre :« Le compromis avec les lassalliens a mené au compromis avec d’autres médiocres : à Berlin (par l’intermédiaire de Most) avec Dühring et ses “admirateurs”, mais, en outre, avec toute une bande d’étudiants sans maturité et de docteurs imbus de leur savoir, qui veulent donner au socialisme une tournure “idéale”, “plus noble”, c’est-à-dire remplacer la base matérialiste (qui exige une étude sérieuse et objective quand on veut s’appuyer sur elle) par la mythologie moderne avec ses déesses de justice, de liberté, d’égalité et de fraternité [souligné par Marx]. Le docteur Höchberg, qui édite la Zukunft, est un représentant de cette tendance et il s’est “acheté sa place dans le parti” avec les intentions “les plus nobles”, je suppose, mais je me moque des “intentions”. On a rarement vu quelque chose de plus pitoyable que son programme publié dans la Zukunft avec autant de “suffisance modeste”. »

Face à la loi antisocialiste dont Bismarck obtint l’adoption en octobre 1878, nombre des hurluberlus qui avaient rejoint un tel parti dans son avancée le quittèrent sous les coups de la répression. Inversement, elle forgea les meilleurs, comme Liebknecht et Bebel. Mais la dispersion des exilés permit à un Höchberg de poursuivre son activité éditoriale jusqu’à la fin de 1879, et ce n’est qu’à la fin de 1880 que le Sozial Democrat, organe du parti allemand, parut à Londres sous la direction du jeune dirigeant Bernstein, à la satisfaction de Marx et Engels qui ne pouvaient deviner ce qu’allait devenir cette brillante recrue. La combativité du prolétariat allemand contre la dictature bismarckienne les rassurait.Dans le même temps, la France avait connu une situation un peu meilleure. Cinq ans après la terrible saignée de la Commune, et alors que l’on poursuivait toujours les communards et qu’on en fusillait encore, le peuple ouvrier français releva la tête. Cela tenait à la fois à la naissance du nouveau prolétariat de la grande industrie et au développement de la bourgeoisie de la troisième République, laquelle avait besoin de s’appuyer sur le monde ouvrier pour assurer sa domination contre les forces sociales rétrogrades des vainqueurs militaires, derrière lesquels se redressaient le vieux capital foncier et ses divers courants monarchistes. C’est ainsi que, dès 1876, un premier congrès ouvrier put se tenir à Paris. Mais ce n’était qu’un congrès républicain de collaboration de classes. Le second, à Lyon, en 1878, vit apparaître une minorité révolutionnaire, sous l’impulsion d’un jeune leader en rupture avec l’anarchie, mais pas encore marxiste, Jules Guesde.

Le gouvernement réagit immédiatement, tuant le journal de Guesde, L’Égalité, par des amendes et des peines de prison. Mais le vent avait tourné. En 1879, le troisième congrès, à Marseille, fonda le Parti des travailleurs socialistes de France. Rejoint par Lafargue et l’ancien bakouniniste Benoît Malon, L’Égalité reparut, puis une Revue socialiste à laquelle Marx et Engels allaient participer. Aussitôt après le congrès, son programme fut rédigé. Prévu pour être électoral et limité à des revendications (qui allaient plus tard constituer le « programme minimum », mais n’en contenaient pas moins des exigences absolument nouvelles), il fut soumis à Marx qui en dicta le préambule, dont le radicalisme reste (malheureusement) encore d’actualité, et ne concédant à Guesde, comme nous l’apprit Bracke, qu’un amendement « sur l’usage du suffrage universel pour qu’il cesse d’être une duperie ». Ce programme de trois pages, adopté en 1880, confirmé en 1881 et 1882, republié en octobre 1883 avec un avant-propos de Jules Guesde et Paul Lafargue, alors en prison à Sainte-Pélagie, peut rester un modèle de nos jours. Il vaut donc d’en rappeler les termes qui constituent le dernier mot politique de Marx :« Considérant,Que l’émancipation de la classe productive est celle de tous les êtres humains sans distinction de sexe, ni de race,Que les producteurs ne sauraient être libres qu’autant qu’ils seront en possession des moyens de production (terre, usines, navires, banques, crédits, etc.),Qu’il n’y a que deux formes sous lesquelles les moyens de production peuvent leur appartenir : 1° La forme individuelle qui n’a jamais existé à l’état de fait général et qui est éliminée de plus en plus par le progrès industriel ; 2° La forme collective dont les éléments matériels et intellectuels sont constitués par le développement même de la société capitaliste,Considérant,Que cette appropriation collective ne peut sortir que de l’action révolutionnaire de la classe productive – ou prolétariat – organisé en parti politique distinct. Qu’une pareille organisation doit être poursuivie par tous les moyens dont dispose le prolétariat, y compris le suffrage universel transformé ainsi d’instrument de duperie qu’il a été jusqu’ici en instrument d’émancipation. »On notera que la formulation de Marx substitue à « classe ouvrière » qui, assimilée au prolétariat, n’a pas cessé d’être utilisée, permettant toutes les sortes d’attaques contre sa conception de la révolution, par « classe productive » et « producteurs », ce qui est conforme à sa définition du prolétariat dans les éléments du Livre III du Capital : « ceux qui ne possèdent que leur force de travail ».Le programme qui suit, au-delà de revendications propres à l’époque, contenait déjà celle de « l’égalité de salaire à travail égal pour les travailleurs des deux sexes » (obtenue depuis peu et toujours largement inappliquée), « l’interdiction légale aux patrons d’employer les ouvriers étrangers à un salaire inférieur à celui des ouvriers français » (toujours pas appliquée), un « minimum légal des salaires déterminé chaque année d’après le prix local des denrées, par une commission de statistique ouvrière » (obtenue après la Seconde Guerre mondiale sous le nom d’échelle mobile des salaires, mais sans contrôle ouvrier, puis supprimée par la Ve République), la « suppression de toute immixtion des employeurs dans l’administration des caisses ouvrières de secours mutuel de prévoyance, etc. restituées à la gestion exclusive des ouvriers » (nos caisses de retraites toujours gérées avec fausse parité par les syndicats, les patrons et l’État, selon les volontés de ces derniers, alors qu’il s’agit de « salaire différé »), l'« annulation de tous les contrats ayant aliéné la propriété publique : banques, chemins de fer, mines, etc. » (à l’inverse, ce qui était public a été privatisé), « abolition de tous les impôts indirects et transformation de tous les impôts directs en un impôt unique progressif sur les revenus dépassant 3 000 francs » (c’est le contraire que nous avons aujourd’hui, et fort aggravé depuis un siècle)… Le reste à l’avenant !

Le 13 mars 1883, Marx mourut. On a beaucoup insisté plus tard sur ses dernières colères contre ses deux gendres, Charles Longuet et Paul Lafargue. Mais si le premier, venu du proudhonisme, allait devenir, après la mort de sa femme Jenny, un éminent réformiste, tout marxisme abandonné, il fut injuste envers le second. Marx voyait son activisme comme teinté de bakouninisme et s’était exaspéré de son incapacité à assimiler son enseignement, d’où le mot qu’il lança un jour à son propos : « Si c’est cela le marxisme, je ne suis pas marxiste » (mot dont les adversaires du marxisme de tous poils ont fait leurs choux gras en supprimant le premier membre de la phrase). Il est vrai que ses quelques écrits « théoriques » et sur la littérature n’ont rien de marxistes, mais le militant restera fidèle à la cause révolutionnaire jusqu’à son suicide avec Laura en 1911, et sera en ce sens un incontestable « marxiste » pour Engels qui, le premier, employa les termes de marxisme et de marxistes pour les hommes et les groupes qui restaient solidement autour de lui dans une montée ouvrière confuse, mais dont il espérait qu’elle balaierait ses leaders incapables d’assimiler ledit marxisme au sens théorique du terme.

Il demeura donc seul pour tenir solidement la barre. Le discours qu’il avait fait sur la tombe de Marx (et que Mehring plaça en conclusion de sa biographie) situait en peu de mots ce qu’avait été son œuvre :« De même que Darwin a découvert la loi de développement de la nature organique, de même Marx a découvert la loi de développement de l’histoire humaine […] Marx a également découvert la loi particulière du mouvement du mode de production capitaliste actuel et de la société bourgeoise qui en est issue […] Tel fut l’homme de science. Mais, ce n’était point là, chez lui, l’essentiel de son activité. La science était pour Marx une force qui actionnait l’histoire, une force révolutionnaire […] Marx était avant tout un révolutionnaire. »

Cette intelligence de la découverte du socle de toutes les sciences humaines dont l’implacable dialectique devait être la lutte révolutionnaire, Engels s’efforça en ses dernières luttes de l’ancrer dans la tête de ceux qu’il considérait comme ses meilleurs disciples. Nous allons voir qu’il n’y réussit guère.

Il lui fallut attendre jusqu’à 1891, la chute de Bismarck et l’arrivée de Kautsky à la tête du parti allemand, pour parvenir à faire changer son programme pour le congrès d’Erfurt, sur le modèle du programme français, avec des coupures pour éviter la répression, et après une critique d’un premier projet, parallèle à celle que Marx avait faite pour le programme de Gotha (qu’il sortit par la même occasion de la clandestinité où elle était restée depuis seize ans, causant encore « chez les puissances socialistes d’Allemagne un grand courroux, mais qui semble déjà s’apaiser quelque peu, et au contraire beaucoup de joie dans le Parti lui-même – à l’exception des vieux lassaliens »).

Le fait que ce programme soit resté celui du parti allemand jusqu’à 1933 souligne le scepticisme de Marx sur les programmes dissociés de l’action politique. Engels lui-même, dans une lettre à Kautsky qui avait été le maître d’œuvre des corrections du programme, ne doutait pas que les revendications de celui-ci ne vaudraient que dans une situation révolutionnaire, et qu’en somme elles devaient jouer le rôle d’objectifs éclairant la conscience du prolétariat.

Le même temps avait été celui du transfert du Comité exécutif de la Ire Internationale aux États-Unis en septembre 1872. Nombre d’historiens n’ont voulu y voir qu’un moyen, pour Marx, d’en finir, sans dissolution formelle qui aurait exigé un congrès, avec cette Internationale menacée de décomposition, à la fois fractionniste et confusionniste. Il y avait pourtant deux autres fortes raisons à l’idée d’un tel transfert. D’une part, le constat de la grande émigration allemande aux États-Unis. En 1871, on y comptait déjà plus de vingt sections de l’Internationale, dont deux à Chicago, et une section irlandaise, et les ouvriers allemands participaient aux grandes grèves. Après la défaite de la Commune, l’aide financière de ces sections et de leur Comité central aux réfugiés, en particulier pour ceux de Suisse menacés d’extradition, fut la plus importante du fait que toutes celles d’Europe subissaient le contrecoup des événements par un redoublement de répression, ceux d’Allemagne surtout frappés pour leur condamnation de la guerre, avec Liebknecht et Bebel jetés en prison pour haute trahison.

Il s’ensuivit une grande vague d’immigration vers l’Amérique, particulièrement d’ouvriers allemands fuyant la politique anti-ouvrière de Bismarck, dont des hommes sur lesquels Marx et Engels savaient pouvoir compter. D’autre part, Marx comme Engels avaient conscience de l’importance qu’allait prendre le prolétariat américain. N’est-ce pas à New York qu’eut lieu le 13 septembre 1871 la première grande manifestation pour la journée de huit heures, comptant 20 000 ouvriers, et à laquelle participa l’ensemble des sections allemandes et françaises ? Et cela au milieu de grandes et dures grèves. C’étaient bien là des raisons solides du transfert du Conseil général aux États-Unis, où, sous l’impulsion de Sorge et de Wedemeyer, en 1876 tous les groupes allemands s’unissaient en un Parti ouvrier des États-Unis. Pour Marx et Engels, l’apport théorique allemand devait participer à la conscience du gigantesque prolétariat américain, puissant et combatif, formé par une dure lutte de classes.

Il n’en fut rien pourtant ! Dès les lendemains du congrès d’unification, ce sont les groupes sociaux-démocrates eux-mêmes qui travaillèrent contre l’unité. La pression réformiste l’emporta. Tandis que le Comité exécutif allait échapper aux marxistes et se décomposer en misérable secte, et que l’autonomisation des groupes socialistes allait les opposer de ville en ville, les immigrés allemands tardaient à apprendre l’anglais et à se fondre dans la masse anglo-saxonne dominante de la classe ouvrière américaine. Les ouvriers allemands étaient loin de porter l’acquis scientifique du marxisme, dont ils n’avaient pour la plupart qu’une vague teinture. Le 9 novembre 1886, dans une lettre à Sorge, Engels écrivait : « Les Allemands n’ont décidément pas su, en partant de leur théorie, placer le levier qui pût mettre en mouvement les masses américaines ; ils ne comprennent souvent pas la théorie eux-mêmes et ils la traitent en doctrinaires, dogmatiquement, comme quelque chose que l’on doit apprendre par cœur, mais qui alors suffit sans plus à tous les besoins. »

Il y reviendra le 8 février 1890, écrivant : « La loi contre les socialistes a été un malheur, non pour l’Allemagne, mais pour l’Amérique, à laquelle elle a expédié les derniers sectaires. » D’autre part, il reconnaissait aussi, le 10 mars 1887, qu’il faut se rappeler « qu’aussi bien le Manifeste que presque toutes les petites choses de Marx et moi sont encore en ce moment beaucoup trop difficiles à comprendre pour les Américains. Les ouvriers de là-bas viennent à peine d’entrer dans le mouvement, ils sont encore tout neufs, et ont surtout un retard théorique énorme, dû à leur nature ainsi qu’à leur éducation anglo-saxonne et spécialement américaine ». Et par ailleurs, Marx avait compris que c’était précisément l’essor du capitalisme américain qui en éloignait la perspective révolutionnaire, écrivant : « Les États-Unis restent, d’après mon opinion, le pays de l’avenir au sein de la société bourgeoise. C’est le Nouveau Monde par la concurrence qu’il fait à la vieille Europe, qui rejette ici l’air méphitique. »

D’autre part, Engels allait découvrir le point faible du gigantisme ouvrier américain. D’une part, il y avait ceux qu’il appelait les « indigènes », à savoir la masse première anglo-saxonne, que la bourgeoisie s’efforçait de favoriser et d’en faire une aristocratie ouvrière. Et elle y parvenait en cultivant son hostilité par sa concurrence avec les vastes groupes d’immigrés (allemands, polonais, italiens, juifs, arméniens…), qui apportaient d’Europe leurs aliénations culturelles et religieuses, et par ailleurs s’opposaient les uns aux autres, sans compter, d’un côté les Noirs qui n’échappaient pas au vieux fonds raciste, et l’afflux, par l’Ouest, des Chinois, faciles à sous-payer, et qui allaient donner leur nom de « jaunes » aux briseurs de grèves. En voyant ces millions de Chinois que la conquête de la Chine par le capitalisme obligeait à émigrer, Engels, en 1894, à la veille de sa mort, comprit que cela donnerait « en même temps l’impulsion à la chute du capitalisme en Europe et en Amérique » (ne se trompant que d’un siècle !). De tous ces faits, il concluait que l’homogénéisation d’une conscience de classe de ce melting pot demanderait du temps et exigerait beaucoup d’épreuves pour avancer. Le petit noyau marxiste ne put donc guère faire autre chose que de diffuser les traductions de textes adaptés au public ouvrier, puis celle du Capital.

Avec une extraordinaire prescience, Marx avait écrit à Sorge le 27 septembre 1877 que, « la Russie était déjà depuis longtemps au seuil d’une révolution » et « que la révolution commencera cette fois à l’Est ». Et, au versant inverse de l’échiquier européen, il allait, au même correspondant, le 19 septembre 1979, juger ainsi les dirigeants en exil du parti allemand : « Ces gens-là, en théorie zéro, en pratique bons à rien, veulent extirper les dents au socialisme (qu’ils ont accommodé à leur usage selon les recettes d’Université) et surtout au parti social-démocrate, éclairer les ouvriers, ou, comme ils disent, leur fournir des ‘éléments d’éducation’ par leur confuse demi-science, et avant tout rendre le Parti respectable aux yeux des petits bourgeois. Ce sont de pauvres remueurs de langue contre-révolutionnaire. » Il ne cessa jusqu’à ses derniers jours de fustiger les tenants de « l’émancipation pacifique du prolétariat », et déjà pointait le danger des représentants parlementaires tenant lieu de direction.

C’est après la mort de Marx que les succès des luttes prolétariennes, d’abord en Allemagne, puis en France, allaient conduire, par les élections, à des groupes sociaux-démocrates de plus en plus nombreux, entraînant la croissance des partis. Ces succès permettaient d’arracher de réformes, mais en même temps entraînaient le ralliement d’éléments petits-bourgeois dont la culture politique restait archaïque. À la veille de sa mort, le 10 novembre 1894, Engels écrivait à Sorge :« Après les succès électoraux de Belgique, les Belges et les Français préparent une liaison régulière, avec conférences périodiques, entre les parlementaires socialistes des deux pays. En sortira-t-il quelque chose ? Question. En attendant, les 50 parlementaires français (dont 26 ont des radicaux convertis de sorte douteuse) font encore grand effet, mais la chose à des épines ; des 24 vieux socialistes, les marxistes se disputent d’une part avec les blanquistes et allemanistes, (possibilistes [ réformistes]), de l’autre en douce entre eux dans les règles ; en viendra-t-on à la rupture ouverte ? On ne sait pas. »

Ces épines apparaissaient dans tous les pays européens. En Angleterre , « Le mouvement marche à l’anglaise, systématiquement, pas à pas, mais sûrement, et le phénomène comique qu’ici comme en Amérique, les gens qui se donnent pour les marxistes orthodoxes, qui ont transformé nos idées de mouvement en un dogme arrêté à apprendre par cœur, que ces gens […] font figure de pure secte, est très caractéristique. » Cela le 10 juin 1891, et le 18 mars 1893 , « Certes, il y a, parmi les chefs, toutes sortes de personnages comiques, et même les meilleurs d’entre eux ont les mauvaises habitudes de cliques que comporte en soi le régime parlementaire. » Ceux-là nourrissaient une « haine fanatique contre Marx et nous tous, à cause de la lutte de classe ».

Il en allait de même en Allemagne, mais là, il comptait sur Kautsky et Bernstein pour la rigueur théorique, et sur Bebel pour tenir la barre, comme en France sur Guesde en même temps que sur Lafargue. Il avait plus de confiance encore dans le prolétariat que dans ses meilleurs dirigeants. Toutefois, comme il prévoyait la guerre européenne dès 1891, et dans les conditions même où elle allait avoir lieu, y compris avec ses millions de morts, et, à terme, l’écrasement de l’Allemagne, il terminait son analyse en écrivant : « Mais quoique je tienne que ce serait un très grand malheur si l’on en venait à la guerre et si elle nous mettait à la barre prématurément, il faut pourtant être prêts pour ce cas-là, et je suis content qu’en cette occasion j’aie de mon côté Bebel, de beaucoup le meilleur de nos hommes. »

On sait ce qu’il en advint. Lafargue se suicida avec Laura en 1911, Bebel mourut en 1913.

Le 5 août 1895, Engels mourut à son tour. Les dix-neuf ans entre cette date et l’éclatement de la guerre mondiale suffirent pour voir sombrer la IIe Internationale dans la dégénérescence parlementaire et réformiste, et à son effondrement ignominieux dans le chauvinisme de chaque nation. On ne peut comprendre un tel phénomène que par la conjonction de tous les éléments négatifs que Marx puis Engels avaient aperçus, mais qui accélérèrent leurs effets après leur disparition. D’abord, comme nous l’avons vu plus haut, la superficialité de l’internationalisme de cette structure, favorisant le poids sur le mouvement ouvrier, et plus encore sur ses cadres, des idéologies dominantes de chaque nation, d’autre part la contradiction dialectique des progrès politique du prolétariat avec le ralliement à sa cause d’intellectuels petit-bourgeois qui combinaient, chacun avec sa confusion propre, les éléments mal assimilés de l’apport marxiste avec ce qu’ils retenaient comme progressiste dans leur culture nationale (rudiments de la philosophie post-hégélienne en Allemagne, matérialiste mécaniste des Lumières et « démocratisme » en France). Ceux-là devenant les dirigeants d’une classe ouvrière qui sortait à peine et lentement de son vieux statut de « classe sans culture » les dopèrent avec le mythe du cumul des progrès.

Malgré la rigueur de leurs analyses qui leur permirent de distinguer tous ces facteurs négatifs, Marx et Engels ne doutaient pas, dans leur optimiste révolutionnaire, de les voir se résoudre en une dialectique positive d’unité de classe. Au contraire, ces facteurs négatifs, d’une part se cumulèrent et se combinèrent, d’autre part ceux de chaque nation entrèrent en opposition avec ceux des autres, créant une dialectique négative pour cette période et les suivantes, jusqu’à nous où elle se joue à nouveau, et à plus hauts risques, dans l’alternative ouverte du socialisme-communisme ou de la barbarie.

Dans le tournant du XIXe au XXe siècle, la nouvelle industrie avait eu besoin de travailleurs sachant lire, écrire et les premiers éléments de mathématiques. Ce fut la cause de la création de leur enseignement général, accompagné de celui de l’idéologie dominante en ses mythes nationaux et de morales civiques de soumission. Certes, comme l’intelligence ne peut jamais se borner, le peuple ouvrier ne devint que plus combatif en se cultivant. D’années en années les grèves se multipliaient, rencontrant une dure répression, mais non sans succès que la bourgeoisie cédait d’ailleurs au bas prix des miettes de leurs sur-profits, et arrachant une à une des réformes que les politiciens les plus intelligents de la classe ennemie finissaient par accorder en comprenant qu’ils y gagnaient une relative paix sociale. Et comme les partis socialistes, eux-mêmes en expansion, voyaient dans le même élan leurs représentations parlementaires augmenter, et se féliciter de succès qui étaient ceux de la classe, c’en était assez pour nourrir leur illusion d’une prise de pouvoir par la voie démocratique.

En France, où on ne théorisait pas – comme l’avaient remarqué Marx et Engels –, il y avait des hommes comme Guesde pour qui l’œuvre de Marx restait arcanes impénétrables, ou comme le nouveau leader, venu du radicalisme, Jean Jaurès, qui écrivait en 1901 que « Marx avait [eu] besoin d’un prolétariat infiniment appauvri et dénié » (sous-entendu pour sa perspective de révolution), ce qui était exactement le contraire de son espoir de l’élévation de la conscience de classe du prolétariat, qui seule pouvait le porter à son organisation révolutionnaire, soit ce qui avait manqué à la généralisation de la Commune. Cet abandon du marxisme se manifesta par l’abandon du soutien et de la direction des violentes luttes ouvrières (souvent payées de chute dans de longues périodes de misère des grévistes) aux syndicats où les anarchistes devenaient majoritaires, tandis que les partis socialistes longtemps divisés, puis devenus SFIO, étaient devenus de simples machines électorales, dont les leaders n’étaient plus, comme dans la Ire Internationale, des militants révolutionnaires plongés eux-mêmes dans les luttes, mais des intellectuels issus de la bourgeoisie, petite et moyenne, et promus pour leurs talents d’orateurs.

Comme nous l’avons vu plus haut, Marx avait concédé au jeune Guesde que le suffrage universel pouvait être utilisé de telle façon « qu’il cesse d’être une duperie ». Il savait que la bourgeoisie ne laisserait jamais les formes de sa “démocratie” lui faire perdre le pouvoir, et que, si elle concédait le suffrage universel, c’était dans la mesure où elle continuait à tenir politiquement en main les masses paysannes encore majoritaires dans les pays capitalistes les plus avancés. Nous savons maintenant à nos dépens comment, quand cette situation a changé, elle a imaginé les mille stratagèmes électoraux (sans compter ceux de la corruption) qui lui assurent le pouvoir, parfois même en gardant formellement le suffrage universel. Marx avait certainement expliqué à Guesde de quelle façon le suffrage universel pouvait ne pas aboutir à une duperie, à savoir que les assemblées parlementaires devaient servir aux élus révolutionnaires de tribunes de dénonciation du système en l’éclairant dans toute sa profondeur, et non se contenter de réformes dont l’addition devaient aboutir à changer le système, alors que celui-ci n’accordait que celles qui assuraient sa pérennité, et encore moins participer à des gouvernements de collaboration de classes.

L’abandon du marxisme avait été d’autant plus rapide qu’il avait été mal assimilé. Maurice Dommanget, dans son Introduction du marxisme en France, a montré la lenteur et la limite étroite de la traduction et de la diffusion de ses œuvres dans ces années décisives, et, plus importante encore, la limite de leur compréhension. Cause et effet, la France populaire ployait sous le fardeau de son vieux capital révolutionnaire, du matérialisme mécaniste des Lumières (que Marx et Engels avaient honoré mais en le dépassant), à la Révolution dont on méconnaissait le caractère bourgeois du jacobinisme montagnard, jusqu’aux débris des socialismes utopiques, et surtout du simplisme proudhonien. Tout cela se trouvait mélangé dans les têtes des dirigeants avec des rudiments de la critique économique de Marx, et se fondait en idéologie républicaine en butte à une droite dont l’affaire Dreyfus avait montré le militarisme et l’aspiration à un « pouvoir fort ». Tous les ingrédients étaient là pour l’illusion prochaine d’avoir à défendre la République « comme en 93 ».

En Allemagne où Marx était un peu mieux connu, son interprétation positiviste scientiste par Kautsky s’imposa, renvoyant la révolution à une résolution mécaniste des contradictions du capitalisme. Après la chute de Bismarck en 1890 et l’abrogation de ses lois d’exception, l’avantage d’un parti unifié reposant sur de puissants syndicats permit des succès électoraux supérieurs à ceux de France. Cela nourrit à la fois un chauvinisme culturel hautain dans l’Internationale et un crétinisme parlementaire plus assuré dans son réformisme. Kautsky avait été aussi le maître de la social-démocratie autrichienne, mais ses principaux dirigeants et théoriciens Victor Adler et Otto Bauer allaient s’opposer à « l’orthodoxie » du pédantisme allemand, et, à partir d’une incompréhension du matérialisme historique, constituer un ensemble austro-marxiste, où le scientisme sociologique prêté à Marx se combina à des éléments philosophiques issus du kantisme, voire à un gnosticisme, comme Gramsci allait l’écrire en ses Cahiers de prison.Ces ruptures plus ou moins évidentes avec l’enseignement de Marx, et menées au nom de Marx, allaient pourtant susciter une gauche réellement marxiste. Peu avant sa mort, Engels avait fait la connaissance à Zurich, où il avait fait un cours sur la genèse de la « théorie marxienne », d’Antonio Labriola qu’il reconnut immédiatement comme « strictement marxiste ». Et celui-ci ne se contenta pas des ouvrages des deux maîtres alors disponibles et voulut lire La Sainte Famille, dont Engels n’avait plus qu’un exemplaire. Ne voulant pas s’en dessaisir, il demanda à Sorge de lui envoyer le sien des États-Unis. Une telle curiosité montre bien combien Labriola approfondit, plus que tout autre à cette époque, la pensée matérialiste dialectique de Marx, et put reconnaître mélancoliquement, en parlant en 1899, à Angelica Balabanoff – elle même « strictement marxiste » – qu’il était le seul marxiste en Italie5/. Engels ne put sans doute pas lire le premier essai de ce disciple, En mémoire du Manifeste du parti communiste, qui parut quatre mois avant sa mort, en avril 1894. Mais il allait devenir un maître pour le jeune Lénine, et pour Gramsci, qui l’opposa à Plekhanov, comprenant que celui-ci n’était qu’un matérialiste mécaniste6/. Labriola ne fut qu’un court chaînon de la chaîne marxiste, car il mourut en 1904.

La relève allait naître dans les États privés de toute démocratie bourgeoise, et où l’enseignement révolutionnaire de Marx ne pouvait qu’apparaître dans toute son implacable nécessité. Il s’en fallut de trois ans qu’Engels ait pu voir se lever leur première grande continuatrice du plus haut niveau : Rosa Luxemburg, une Polonaise, donc citoyenne de l’immense Empire russe, puis vivant en Suisse au milieu des exilés de l’Est européen, enfin devenant citoyenne allemande. Elle allait devenir la plus haute tête marxiste du monde germanique. Puis, enfin, de la Russie tsariste en cours d’accumulation primitive du capital, allait se lever, longtemps dans l’ombre des petits cercles d’émigrés, une relève théorique et pratique du marxisme, plus importante encore et de plus longue portée.

Il est donc clair que, s’il y a eu d’incontestables marxistes dans la IIe Internationale, celle-ci, tant dans ses organisations nationales que dans son ensemble, et dès après la mort de Marx puis d’Engels, n’a rien eu de marxiste, sinon par une extension abusive du mot.

Michel Lequenne. Pour s'abonner à la revue Contre temps :http://www.contretemps.eu/node/56

Notes1/ Lettre de Marx à Sorge du 27 sept. 1873.2/ F. Mehring, Karl Marx, histoire de sa vie, Messidor /Éditions sociales, 1983.3/ K. Marx et Fr. Engels, Critique des programmes socialistes de Gotha et d’Erfurt, Avant-propos de Bracke (A.-M. Desrousseaux), Spartacus, Paris 1948.4/ Wilhem Bracke, membre de la direction du parti allemand, qu’il ne faut pas confondre avec A.-M. Desrousseaux, qui prit le pseudonyme de Bracke (sans initiale de prénom), nom de sa mère, qui adhéra au Parti ouvrier français après une lecture du Capital en 1886, puis à la SFIO, dont il partagea plus tard toute l’évolution et la dégénérescence mais n’en fut pas moins un introducteur et traducteur de Marx et Engels, en particulier pour les éditions Costes qui entreprirent la première édition (demeurée incomplète) des Œuvres de Marx et Engels.5/ Angelica Balabanoff, Ma vie de rebelle, éd. Balland, 1981.6/ Antonio Gramsci, Cahiers de prison, (Cahier 11), éd. Gallimard, 1978.