Ce dialogue vif et amical entre un journaliste (Edwy Plenel) et un historien (Benjamin Stora) est une belle contribution au débat sur les révolutions du monde arabe, cette formidable ouverture de l’horizon des possibles. Certes, les deux auteurs ne nous proposent pas des analyses concrètes des événements en Tunisie et en Égypte, des forces en présence, du rôle de différents courants politiques et religieux, etc. En prenant une certaine distance par rapport à l’actualité immédiate, ils tentent de situer ces révolutions dans un contexte historique et politique plus large. Il s’agit d’un vrai dialogue, avec des convergences et des dissonances, à partir d’un fonds commun, d’engagement antiraciste et anticolonialiste.
L’expression « 89 arabe » proposée par Plenel renvoie à la fois au 1789 français et à la chute du Mur en 1989. En Tunisie et en Égypte, on observe un système qui s’effondre de l’intérieur, une sorte d’épuisement de la domination face à un immense mouvement populaire non violent, sans partis, leaders ou avant-gardes reconnues. Comme en 1789, il s’agit d’une révolution à la fois démocratique et sociale, qui ouvre une nouvelle période historique. La comparaison est intéressante ; plus discutable me semble son affirmation qu’avec les révolutions arabes « nous renouons avec le xixe siècle » et assistons à la « fin définitive d’un cycle révolutionnaire daté, celui du xxe siècle »… Plus prudent, Stora voit dans les événements en cours la reprise d’une histoire interrompue, celle des luttes anticoloniales de libération nationale, après plusieurs décennies d’« indépendances confisquées ».
Logiquement, le fondateur de Mediapart insiste sur la dimension profondément révolutionnaire, subversive, émancipatrice de la liberté d’information, et sur le rôle libérateur des réseaux sociaux du net. Sans nier cet aspect, Stora insiste sur le fait que « les révolutions n’ont pas été engendrées par Facebook, mais les réseaux ont facilité et accéléré le processus » ; il a fallu sortir du virtuel pour aller… dans la rue. Tout en partageant l’enthousiasme de son ami, l’historien observe : nous ne savons pas encore si ce processus débouchera sur une vraie démocratie, ou sera récupéré par l’armée, les islamistes, les anciens régimes ; le statut de l’armée reste encore inchangé…
Le principal désaccord des deux interlocuteurs est probablement l’intervention occidentale en Libye. Pour Edwy Plenel, l’aventure libyenne de Sarkozy n’est qu’une manœuvre de diversion qui sert à occulter sa politique raciste et xénophobe contre les musulmans en France ; il faut tirer la leçon des interventions militaires récentes – Afghanistan, Iraq et même Kosovo – qui n’ont servi, en dernière analyse, qu’aux logiques de domination. Pour Benjamin Stora – qui reconnaît la validité de ces critiques – il fallait tout de même soutenir les insurgés de Benghazi : « comment ne pas répondre à ceux qui disent "Aidez-nous ?" ? ».Ce que les deux amis partagent c’est, avant tout, la conviction que « le monde arabe, c’est aussi notre propre histoire ».
Michael Löwy
Stock, 173 pages, 16 euros--