Livourne, 21 janvier 1921 : 17e congrès du Parti socialiste Italien. Amadeo Bordiga monte pour la dernière fois à la tribune du théâtre Goldoni. L’ingénieur napolitain dit adieu au parti où il milite depuis plus de dix ans. Il exhorte ses camarades : « Que les délégués qui ont voté la motion de la fraction communiste quittent la salle ; ils sont convoqués à 11 heures au théâtre San Marco pour décider de la constitution du Parti communiste, section italienne de la Troisième Internationale. »1
Sitôt dit, sitôt fait. La « scission de Livourne » est consommée. La « fraction communiste », entonnant l’Internationale, sort du théâtre, suivie par des dizaines d’ouvrierEs livourniens et par la délégation des partis communistes européens. Quelques heures plus tard, on proclame la naissance du Parti communiste d’Italie.
Dans les congrès de section, la motion communiste avait obtenu presque soixante mille voix, la motion réformiste de Turati moins de quinze mille, la motion « communiste unitaire » de Serrati, « centriste », près de 100 000 voix, déterminantes pour l’issue du congrès.
En Italie, la scission se produit à gauche, contrairement à ce qui s’est passé au congrès de Tours, quelques semaines auparavant, où la droite de la SFIO avait été exclue par la majorité. Comment en est-on arrivé là ?
Occasions manquées ?
Avril 1920. La ville de Turin – l’un des trois centres industriels les plus importants du Nord de l’Italie – est paralysée depuis des semaines par la « grève des aiguilles », commencée en mars pour protester contre l’introduction de l’heure légale2, puis devenue un affrontement général entre la grande industrie et le prolétariat. La ville est occupée par l’armée. La mobilisation, partie de la question des salaires et de l’horaire de travail, vise maintenant la reconnaissance du rôle des commissions internes et des conseils d’usine. « La classe ouvrière turinoise ne s’est pas engagée dans la lutte sur une question d’horaire ni de salaire : c’est une institution révolutionnaire qui est en jeu, celle des Commissaires de départements et des Conseils d’usine, et elle ne concerne pas qu’une catégorie locale mais tout le prolétariat communiste italien »3.
Voilà ce que dit un tract diffusé par le groupe de l’Ordine nuovo, la revue de l’une des composantes de la future fraction communiste du Congrès de Livourne. Antonio Gramsci, qui dirige aussi l’éditon turinoise de l’Avanti !, le journal du parti, en est un membre éminent mais Umberto Terracini, Angelo Tasca et Palmiro Togliatti en font aussi partie. Le groupe de l’Ordine nuovo est très attentif aux pratiques de contre-pouvoir dans les lieux de production et donc donc au « mouvement des conseils » ; il collabore avec les syndicalistes révolutionnaires et avec l’ensemble des libertaires qui, à Turin, ont une forte composante ouvrière.
Face à ces événements, pour la direction socialiste nationale, c’est clair : les conditions pour rompre le pacte de collaboration existant avec la CGL4, pourtant dirigée par les réformistes de d’Aragona, ne sont pas réunies. Ce pacte dit que la direction des luttes économiques revient au syndicat et la direction des luttes politiques au parti ; pour la direction nationale, la lutte de Turin est une question purement revendicative : c’est donc à la CGL de la gérer.
Pour la direction du mouvement ouvrier italien, les revendications portées par les TurinoisES – avec une ville entière en état de siège et la population des quartiers ouvriers se préparant à résister jusqu’au bout – ne suffisent pas pour appeler à la lutte le reste du pays. Le groupe turinois de Gramsci reste donc isolé. La CGL négocie un accord avec les industriels : il reconnaît les conseils d’usine mais en les vidant de tout contenu par l’application de nouvelles règles disciplinaires.
La rupture est consommée. Deux ans après la fondation du PCI, alors que le fascisme est au pouvoir, Gramsci regrettera la « scission d’avril » manquée de 1920 : si elle avait vraiment eu lieu, la suite des événements aurait été différente : « Nous n’avons pas voulu donner aux Conseils d’usine de Turin un centre directeur autonome qui aurait pu exercer une influence immense dans le pays tout entier, et cela par peur de provoquer une scission dans les syndicats et par peur d’être exclus trop tôt du Parti socialiste. »5
Pour Gramsci, c’est une occasion manquée.
La situation italienne et le IIe congrès du Komintern
Entre juillet et août 1920, l’Internationale communiste tient son second congrès : c’est le vrai moment fondateur du Komintern. La direction bolchevique mise encore sur l’existence objective de situations révolutionnaires en Europe. L’expérience hongroise a échoué, mais le vent de la révolution souffle dans de nombreux pays. Les nouvelles d’Italie semblent réconfortantes. De Moscou, on peut vraiment croire que, si la révolution n’y a pas encore éclaté, ce n’est qu’une question de temps. Lénine admire la capacité du Parti socialiste à se lier aux masses et à s’enraciner socialement.
Dans la délégation italienne, on trouve le maximaliste Serrati, qui représente la direction du PSI, mais aussi le réformiste D’Aragona, représentant la CGL, Luigi Polano, représentant les jeunes socialistes, Nicola Bombacci, maximaliste et, enfin, à titre personnel et sans droit de vote, Bordiga, leader de ce courant abstentionniste qui a posé clairement la question de la transformation du parti en organisation révolutionnaire dès le congrès de Bologne de 1919. Dans son journal, le Soviet de Naples, Bordiga mène depuis longtemps une bataille contre l’opportunisme de la direction socialiste et son courant est le mieux organisé de ceux qui, à Livourne, créeront le PCI.
Bordiga participe activement aux discussions et aux tables rondes du IIe Congrès. Les occasions de frictions avec Lénine ne manquent pas, qui a fait remettre à touTEs les participantEs une copie de la Maladie infantile du communisme, pamphlet dans lequel il critique les tendances « puristes », accusation à laquelle Bordiga n’échappe pas.
Mais la question fondamentale reste l’expulsion des réformistes : pour Bordiga il n’y a plus un instant à perdre, pour Serrati, il faut prendre du temps, renforcer le parti et faire en sorte que ce soit les réformistes qui partent.
Septembre 1920 montre que le temps était compté.
Le début de la réaction
On considère habituellement l’occupation des usines du Nord de l’Italie, en septembre 1920, comme le point culminant du « biennio rosso »6. Mais l’histoire montre que, plus qu’une occasion révolutionnaire manquée, elle a été la fin d’un cycle de luttes. Pendant les deux années de l’après-guerre, le mouvement ouvrier s’est développé, mais aussi la capacité de riposte des industriels et de l’appareil d’État : ils ne sont plus en crise comme ils l’étaient en 1919 et ils préparent la réaction.
Septembre 1920 n’est pas qu’une offensive ouvrière : c’est aussi une provocation des industriels – qui imposent la fermeture des usines – contre laquelle le prolétariat des grandes villes met en pratique ce qu’il a appris les années précédentes. Pour le Parti socialiste, c’est l’heure de vérité. Les ouvriers contrôlent les usines et savent relancer la production : alors, que faire ? Certainement pas la révolution, parce qu’elle n’a pas été préparée. On n’a construit aucune organisation capable de mener la « guerre civile révolutionnaire », la lutte pour le pouvoir, comme le demandent les schémas bolcheviks. Les « gardes rouges » des occupations de septembre n’en sont qu’un embryon.
Le Parti socialiste laisse la direction de la lutte à la CGL, qui négocie un compromis avec le gouvernement. L’accord est signé le 19 septembre et la démobilisation commence.
Vers le PCI
L’amertume qui a suivi l’occupation des usines a conduit le groupe de l’Ordine Nuovo à se rapprocher de la fraction abstentionniste de Bordiga.
Le 15 octobre, à Milan, naît la nouvelle tendance communiste prête à mener la bataille du congrès et plutôt convaincue de faire basculer de son côté la majorité du parti.
Le groupe de Bordiga est le mieux organisé et le mieux implanté, au Nord comme au Sud. Le groupe de l’Ordine Nuovo a un grand poids intellectuel, mais n’est implanté qu’à Turin.
La participation des jeunes sera massive : peu après Livourne, au congrès de Florence, la Fédération des Jeunes socialistes, devenue celle des Jeunes communistes, entraînera 35 000 des 43 000 inscritEs.
Quatrième composante : les maximalistes, dont la forte orientation ouvriériste explique l’implantation dans les grandes zones industrielles.
Les sections de Turin et de Trieste sont prises aux socialistes. À Milan, fief de Turati puis de Serrati, les cadres existent, mais la base est faible. C’est mieux à Gênes et à Bologne. Malgré le charisme de Bordiga, les communistes n’ont pas gagné la section de Naples. Dans les congrès locaux du Sud, ils dépassent rarement 10 % des votes.
Voilà d’où viennent les délégués réunis à Livourne du 15 au 21 janvier 1921...
Après la scission, Togliatti, resté à Turin, écrira dans l’Ordine Nuovo : « Qu’arrivera-t-il demain ? Nous ne le savons pas, mais nous savons qu’aujourd’hui, pour nous, est un jour de propositions, de volonté, d’action. »
La voie est tracée, mais le chemin sera plein d’embûches.
Traduction Bernard Chamayou
- 1. « Actes du XVIIe Congrès national du PSI », cité dans P. Spriano, Histoire du parti communiste, vol. I, Einaudi, 1967, p. 115.
- 2. Les ouvriers refusent le passage imposé à l’heure d’été qui fait commencer la journée de travail une heure plus tôt (NDT).
- 3. « Travailleurs, en avant ! », 20 avril 1920, affiche placardée dans Turin, cité dans M. Ferrara, Conversations avec Togliatti, Rome, 1954, p. 69.
- 4. En français : Confédération générale du travail (NDT).
- 5. Lettre de Gramsci à Alfonso Leonetti, 28 janvier 1924, dans Antonio Gramsci, Écrits politiques II, éd. Gallimard, 1975 pour la traduction française, p. 256.
- 6. Les « deux années rouges » : 1919-1920 (NDT). Voir Gaspard Janine, « "Faire comme en Russie" : le Biennio Rosso dans l’Italie de 1919 », l’Anticapitaliste n° 535, 17 septembre 2020.