Malgré leur faiblesse globale et leurs divisions, les courants révolutionnaires avaient réussi à jouer un rôle non négligeable à certains moments cruciaux : dans la grève de Renault en 1947 et dans la solidarité avec la lutte du peuple algérien. Ils avaient par le suite dénoncé le ralliement du PCF dès le 1er tour des présidentielles de 1965 à l’opération politicienne de Mitterrand, et avaient fortement contribué à la solidarité militante avec la lutte des Vietnamiens contre l’impérialisme US. Ils maintenaient trois idées-forces face aux compromissions des grands partis de gauche : l’idée d’un socialisme autre que celui qui prétendait exister en URSS et chez ses satellites, l’internationalisme, la nécessité d’une révolution pour en finir avec le capitalisme. Ils n’étaient pas isolés des grands débats et évolutions qui traversaient, dans les années 1960, les milieux intellectuels, les étudiantEs et des composantes du mouvement ouvrier.
Néanmoins, toutes les fractures de l’histoire du mouvement ouvrier se reflétaient dans ces organisations, que l’on peut sommairement classer en trois courants (si on se limite aux groupes existant nationalement et préoccupés d’une intervention militante suivie, ce qui laisse de côté des groupes idéologiques comme les situationnistes).
Tout d’abord, les anarchistes. Ils défendent la grève générale insurrectionnelle et l’autogestion et, par ailleurs, sont les premiers à mettre en avant le thème de la libération sexuelle. Ils sont divisés par des problèmes d’organisation (quel degré de centralisation faut-il accepter ?) et par le rapport au marxisme. Les groupes les plus significatifs sont la Fédération anarchiste, l’Organisation révolutionnaire anarchiste et les anarchistes-communistes (Gabriel Cohn-Bendit est alors lié à ce courant).
Il existe trois principaux courants trotskistes. Voix ouvrière est centrée sur l’implantation dans les entreprises et est très réservée tant vis-à-vis des mouvements concernant la « petite-bourgeoisie » (donc du mouvement étudiant à ses débuts) que des luttes de libération nationale. La FER (Fédération des étudiants révolutionnaires) est l’émanation de l’OCI (Organisation communiste internationaliste) « lambertiste » (du nom de son principal dirigeant), présente dans quelques entreprises et administrations. Elle se caractérise par son sectarisme et sa brutalité vis-à-vis des autres courants. La JCR (Jeunesse communiste révolutionnaire) est née en 1966 : ses premiers militantEs ont été expulsés de l’Union des étudiants communistes, mais ses principaux dirigeants étaient déjà en relation avec le Parti communiste internationaliste, section française de la IVe internationale. Quasi exclusivement présente dans la jeunesse scolarisée, tout en se réclamant de l’héritage trotskiste, elle est ouverte aux autres expériences révolutionnaires, notamment Cuba. Elle a joué un rôle dans la construction de la solidarité étudiantEs-ouvrierEs dans les grèves de Caen début 1968.
Les courants maoïstes, qui se proclament marxistes-léninistes, sont issus de la rupture entre la Chine et l’URSS. Le PCMLF est farouchement stalinien, et a gagné de vieux militants du PCF. L’UJCML a une base surtout étudiante ; elle anime les comités Vietnam de base (distincts du comité Vietnam national). Elle a fait un brusque tournant vers les quartiers populaires et les usines (où certains de ses militantEs se font embaucher) et se méfie des « petits-bourgeois » et donc du mouvement étudiant à ses débuts.
Certaines organisations (notamment la JCR) vont donc se retrouver d’emblée dans le mouvement de mai, car elles étaient « tendues » vers un tel événement, qui n’en a pas moins été surprenant dans sa date de déclenchement, ses formes et l’ampleur de son impact.
Henri Wilno