Publié le Lundi 22 octobre 2018 à 15h28.

Il y a cent ans, dans la Révolution russe : L’instauration de la « Terreur rouge »

Mise en œuvre dès le mois de juillet à Petrograd (Saint-Pétersbourg), à Moscou et dans d’autres villes, la « Terreur rouge » a été officialisée à l’échelle de toute la Russie par un décret en date du 5 septembre 1918 du Comité exécutif central des soviets, appelant à « isoler les ennemis de classe de la République soviétique dans des camps de concentration et à fusiller sur le champ tout individu impliqué dans des organisations de Gardes Blancs, des insurrections ou des émeutes. » Dans quelles conditions, pourquoi, et quelles en ont été les conséquences ?

En mai 1918, quand la guerre civile se généralise avec la révolte de la légion tchécoslovaque le long de la Volga, la situation du jeune État soviétique devient extrêmement critique. Un coup supplémentaire lui est porté début juillet, lorsque les SR de gauche assassinent l’ambassadeur d’Allemagne, von Mirbach et s’insurgent dans le même temps, à Moscou, contre le gouvernement bolchevique, en espérant forcer de cette manière l’annulation du traité de Brest-Litovsk et la reprise de la guerre avec l’Allemagne1.

Ces actes, qui traduisent la permanence de leurs vieilles conceptions terroristes et substitutistes, provoque en retour l’exclusion des SR de gauche des nombreux postes de responsabilité qu’ils continuaient d’occuper – en mars, lors de la signature du traité, ils n’étaient sortis que du gouvernement – et bientôt des soviets eux-mêmes, avant que n’intervienne leur quasi mise hors-la-loi. Les bolcheviks se retrouvent alors totalement seuls au pouvoir, leurs plus éminents dirigeants ne tardant pas à théoriser cette situation en soulignant la nécessité de « la dictature d’un seul parti ».

L’intensification de la guerre civile et celle, concomitante, des ingérences et des premières interventions impérialistes, provoquent de nouvelles pénuries et aggravent de façon générale la situation économique. Nombre d’usines tournent au ralenti ou ferment, le chômage des ouvriers croît vertigineusement. De même pour l’antagonisme entre les villes et les campagnes, où les paysans même peu aisés retiennent leur production dans l’attente de meilleures conditions de vente. En réaction, les bolcheviks lancent une politique de réquisition, imposée au bout du fusil par des détachements ouvriers alliés à des comités de pauvres des campagnes.

La progression des armées blanches s’accompagne d’une répression impitoyable envers les militants bolcheviques des zones occupées, plus largement les militants ouvriers actifs au sein des soviets, mais aussi la population juive qui est assimilée au bolchevisme. Le chiffre de 100 000 victimes est avancé pour l’ensemble des pogromes anti-juifs perpétrés au sud de la Russie et en Ukraine.

Lors de son congrès national tenu en mai 1918 à Moscou, le parti SR de droite appelle à « renverser la dictature bolchevique et établir un gouvernement fondé sur le suffrage universel et prêt à accepter l’aide alliée dans la guerre contre l’Allemagne ». Financés et conseillés par le Royaume-Uni et la France, les SR de droite s’allient à la contre-révolution sur la plupart des fronts de la guerre civile. Ils sont, ainsi que les mencheviks (qui dans leur grande majorité s’en tiennent pourtant à une opposition légale et pacifique), exclus du Conseil exécutif central des soviets par un décret du 14 juillet 1918, qui dénonce leur association avec « des contre-révolutionnaires notoires […] en vue d’organiser des attaques armées contre les ouvriers et les paysans ».

 

Déclenchement et réalité de la Terreur rouge

Dès les lendemains de la révolution d’Octobre, les dirigeants bolcheviques ont multiplié les avertissements. Après la tentative de contre-insurrection menée en novembre par les élèves-officiers de Petrograd, Trotsky prononce devant le congrès des soviets paysans les mots passés à la postérité : « Nous n’entrerons pas au royaume du socialisme en gants blancs sur un parquet ciré ». Début 1918, face à la crise du ravitaillement, Lénine affirme que « jusqu’à ce que nous pratiquions la terreur – l’exécution immédiate – à l’égard des spéculateurs, nous n’arriverons à rien ». À partir du mois de mars, on voit se multiplier les appels à exercer la terreur au moyen de prises d’otages et d’exécutions sommaires, voire d’actes incontrôlés de justice de rue. Mais hors ces derniers, sporadiques et au nombre limité, la répression se maintient jusqu’au mois de juin à un niveau remarquablement modéré, malgré le développement de la contre-révolution et les crimes des armées blanches.

Tout change cependant par la suite. Selon le vice-président de la Tchéka (voir ci-après), le bolchevik Jacques Peters, il n’aurait été procédé qu’à 22 exécutions dans les six premiers mois de 1918, mais ce nombre serait passé à 6000 au cours du deuxième semestre de la même année. La Terreur rouge répond à l’intensification de la guerre civile, aux premiers débarquements de troupes impérialistes à Vladivostok et Mourmansk, aux actions terroristes perpétrées le plus souvent par des militants ou sympathisants SR de droite, ainsi qu’à l’isolement croissant du nouveau pouvoir, produit de l’accumulation des difficultés et des crises.

Moïse Goldstein, dit V. Volodarski, jeune dirigeant bolchevique très populaire à Petrograd, est assassiné dès le 20 juin. En tant que commissaire à la presse, la propagande et l’agitation du soviet de Petrograd puis de la grande région du nord-ouest, il s’était signalé par sa modération, en défendant notamment le droit de parution de journaux d’opposition pour autant que ceux-ci n’appelaient pas à la violence contre le pouvoir des soviets. Le 30 août c’est Moïse Ouristki, lui aussi un modéré, qui tombe à son tour, victime d’un attentat. Membre du comité central, chef de la Tchéka de Petrograd, Ouritski s’était opposé à la justice de rue comme aux exécutions sommaires, non décidées par un tribunal. Le même jour, Lénine est lui-même atteint de deux balles de révolver – l’une sera à l’origine des attaques qui le frapperont en 1922, provoquant sa paralysie puis sa mort deux années plus tard.

Au lendemain de l’assassinat d’Ouritski et de l’attentat contre Lénine, le comité (direction locale) bolchevique de Petrograd lance le mot d’ordre « Sang pour sang » : près de 800 « contre-révolutionnaires », « gardes blancs » et « otages » sont alors exécutés à Petrograd et à Cronstadt.

Pas plus que pour la Terreur blanche, il n’existe d’estimation fiable et reconnue du nombre des morts occasionnées par la Terreur rouge. La plupart des historiens le situent à quelques dizaines de milliers, les plus hostiles allant jusqu’à 150 000 voire 200 000. Dans tous les cas, si les bolcheviks ont été les seuls à assumer l’usage de la terreur en la sanctionnant par un décret gouvernemental, il faut souligner que cette arme a été largement utilisée par toutes les forces en présence : armées blanches mais aussi armées vertes (paysannes), ainsi qu’indépendantistes ukrainiens et troupes « anarchistes » de Makhno, et même les mencheviks de Géorgie, à la tête de cette république de 1918 à 1921.

Par ailleurs, le nombre des tués sous la Terreur rouge doit être mis en relation avec celui de l’ensemble des morts de la guerre civile : plus de 4,5 millions, tués au combat ou exécutés mais aussi victimes de la famine et des épidémies (typhus, choléra)2. Sans compter les 3,3 millions d’habitantEs de l’empire russe, militaires et civils, victimes de la guerre impérialiste depuis août 1914.

 

Buts et réalités de la Tchéka

Le principal vecteur et organisateur de la Terreur rouge a été la Tchéka, « Commission extraordinaire pan-russe pour combattre la contre-révolution et le sabotage », créée le 20 décembre 1917 par décret du Conseil des commissaires du peuple (gouvernement). Présidée par Félix Dzerjinski, membre du comité central bolchevique, elle n’est en principe qu’un département spécialisé, dépendant du gouvernement et du Comité central exécutif des soviets, et placé sous leur contrôle. Mais à partir de mars 1918, quand les instances du pouvoir central sont transférées de Petrograd à Moscou, la Tchéka – dont les services centraux s’installent au siège d’une ancienne compagnie d’assurances, place Loubianka – devient de plus en plus autonome et puissante.

À l’appel de la Tchéka pan-russe, des tchékas locales se créent alors dans les villes – à commencer par Petrograd au mois de mars –, districts et régions. Elles s’émancipent assez vite de tout contrôle des soviets et des tribunaux révolutionnaires. La plupart disposent d’une large autonomie locale, ce qui conduit à une grande variété d’attitudes et de pratiques, mais peu à peu se forme un appareil de répression national et centralisé. De 600 au mois de mars 1918, les effectifs de la Tchéka passent à 40 000 à la fin de cette année, et à plus de 200 000 lorsque la guerre civile se termine, en 1921.

Le bolchevik Michel Latsis, ancien membre du Comité militaire révolutionnaire (organisateur de l’insurrection d’Octobre) et l’un des dirigeants de la Tchéka de Petrograd, avant de devenir le responsable de cette organisation en Ukraine, en décrivait ainsi, fin 1918, les tâches et objectifs : « La Commission extraordinaire n’est ni une commission d’enquête, ni un tribunal. C’est un organe de combat dont l’action se situe sur le front intérieur de la guerre civile. Il ne juge pas l’ennemi : il le frappe. Nous ne faisons pas la guerre contre des personnes en particulier. Nous exterminons la bourgeoisie comme classe. Ne cherchez pas, dans l’enquête, des documents et des preuves sur ce que l’accusé a fait, en acte et en paroles, contre le pouvoir soviétique. La première question que vous devez lui poser, c’est à quelle classe il appartient, quelle est son origine, son éducation, son instruction et sa profession. Ce sont ces questions qui doivent décider de son sort. Voilà la signification et l’essence de la Terreur rouge. »

Mais très vite, la Tchéka vise également des secteurs des classes populaires, ainsi que des courants ouvriers et paysans – anarchistes, SR de gauche, mencheviks. Dès 1918, les communautés paysannes qui résistent aux réquisitions subissent arrestations, fusillades et parfois bombardements. Les militants ouvriers qui prennent la tête de grèves pour les salaires ou les conditions de travail sont licenciés, emprisonnés ou déportés, dans certains cas exécutés.

À Petrograd, en septembre-octobre 1918, la révolte des « rappelés » de la 2e flotte de la Baltique, arrachés à leur champ ou à leur usine pour se retrouver confinés dans des conditions de casernement indignes, est réprimée par le feu. Onze de ces marins, considérés comme les leaders du mouvement, membres ou proches des SR de gauche, sont exécutés. L’équipage du croiseur de bataille Petropavlosk, qui avait pourtant condamné cette rébellion, proteste alors contre « le massacre brutal […] d’authentiques prolétaires qui, du fait de conditions de famine absolument et véritablement terribles, n’ont rien fait d’autre que de participer à une émeute de la faim qui a été ensuite qualifiée d’insurrection antisoviétique. » Alexander Rabinowitch estime dans le même temps que « leur insurrection manquée a préfiguré la révolte de Cronstadt de mars 1921 »3.

Une autre réalité, rien moins que secondaire, est que les rangs de la Tchéka se trouvent rapidement infestés d’aventuriers et de corrompus, de pervers et de gangsters – au côté de militants au dévouement exemplaire. Des cas de torture et d’atrocités sont rapportés. Certains sont dénoncés dans la presse bolchevique de l’époque – mais sans véritable effet. Il a été dit que Dzerjinski, dans un moment dépressif ou mélancolique, aurait déclaré à Lénine que les tâches de la Tchéka « ne peuvent être accomplies que par des saints ou des scélérats […]. Mais les saints s’enfuient et me laissent seul avec les scélérats. »4 Comme l’exprime le dicton italien, « si ce n’est pas vrai, en tout cas c’est bien trouvé ».

 

« La terreur démoralise »

La violence révolutionnaire et en ce sens, si l’on veut, la « terreur », est indissociable de toute véritable révolution. On ne peut répondre uniquement par des discours à la violence des classes possédantes, nationales et internationales, qui utilisent toujours tous les moyens à leur disposition pour retrouver ou préserver leur pouvoir et leurs privilèges. Et sauf à laisser libre cours à tout type de déchaînements incontrôlés, cette violence doit nécessairement être organisée et contrôlée par le pouvoir politique révolutionnaire. Le professeur Edward Hallet Carr, qui n’était pas un bolchevik ni même un socialiste, en convenait quand il indiquait, à propos des mesures prises dans la foulée d’Octobre : « Au moment critique d’une dure bataille, on peut difficilement considérer la constitution de ces organes comme exceptionnelle […]. Le danger militaire rendait essentielle la mise en ordre du chaos intérieur. »5 Mais faire ce constat n’exonère pas d’un examen des contenus et des formes que les premiers dirigeants soviétiques ont donné à la violence d’État.

Parmi les acteurs de la révolution et de l’épopée bolchevique, c’est Victor Serge qui a formulé la critique la plus tranchante du fonctionnement et de l’action de la Tchéka. Dans son texte À trente ans de la révolution russe, il reconnaît au « comité central de Lénine quelques circonstances atténuantes sérieuses » : « La jeune république vivait sous des périls mortels. Son indulgence envers des généraux tels que Krasnov et Kornilov devait lui coûter des flots de sang. L’ancien régime avait maintes fois usé de la terreur. L’initiative de la terreur avait été prise par les Blancs, dès novembre 1917, par le massacre des ouvriers de l’arsenal du Kremlin ; et reprise par les réactionnaires finlandais dans les premiers mois de 1918, sur la plus large échelle, avant que la "terreur rouge" n’ait été proclamée en Russie. Les guerres sociales du 19e siècle, depuis les journées de juin 1848 à Paris et la Commune de Paris en 1871, avaient été caractérisées par l’extermination en masse des prolétaires vaincus. Les révolutionnaires russes savaient ce qui les attendait en cas de défaite. »6

Mais son jugement n’en est pas moins sévère : « L’erreur la plus incompréhensible – parce qu’elle a été délibérée – que ces socialistes si pénétrés de connaissances historiques commirent, ce fut de créer la commission extraordinaire de répression de la contre-révolution, de la spéculation, de l’espionnage, de la désertion, devenue par abréviation la Tchéka, qui jugeait les accusés et les simples suspects sans les entendre ni les voir, sans leur accorder par conséquent aucune possibilité de défense […], prononçait ses arrêts en secret et procédait de même aux exécutions. Qu’était-ce si ce n’était une Inquisition ? L’état de siège ne va pas sans rigueur, une âpre guerre civile ne va pas sans mesures extraordinaires, sans doute ; mais appartenait-il à des socialistes d’oublier que la publicité des procès est la seule garantie véritable contre l’arbitraire et la corruption et de rétrograder ainsi au-delà des procédures expéditives de Fouquier-Tinville ? L’erreur et la faute sont patentes, les conséquences en ont été effroyables puisque le Guépéou, c’est-à-dire la Tchéka, amplifiée sous un nom nouveau, a fini par exterminer la génération révolutionnaire bolchevique tout entière. »7

Une autre critique virulente a été portée par Rosa Luxemburg dans son texte de septembre 1918, La révolution russe. Sa condamnation des restrictions puis de la suppression des libertés démocratiques se double de celle des méthodes de répression : « Un tel état de choses doit provoquer nécessairement un ensauvagement de la vie publique : attentats, fusillades d’otages, etc. » ; « la seule voie qui […] conduise [au socialisme], c’est l’école même de la vie publique, la démocratie la plus large et la plus illimitée, l’opinion publique » ; à l’inverse, « c’est justement la terreur qui démoralise », en provoquant dans les masses démoralisation et apathie8.

La Terreur rouge et la Tchéka n’ont certes pas été les responsables de la défaite de la révolution sous l’action de ses « contre-révolutionnaires de l’intérieur », les bureaucrates staliniens – les causes ont été bien plus profondes. Mais leur œuvre en a été indiscutablement facilitée.

Révolution bourgeoise et révolution prolétarienne

Si les décisions et mesures répressives prises par les bolcheviks ont été le plus souvent déterminées par les urgences de la guerre civile et des agressions impérialistes, ils leur ont néanmoins donné une justification théorique, qu’ils ont trouvée dans les révolutions bourgeoises – en particulier la Révolution française – accomplies au cours des deux siècles précédents. La « Terreur » décrétée par la Convention nationale le 5 septembre 1793 a ainsi servi de référent direct et immédiat à la « Terreur rouge » proclamée en Russie, 125 ans après jour pour jour.

Parmi de nombreux autres textes de même type, Lénine écrivait, dans sa Lettre aux ouvriers américains du 20 août 1918 : « [L]es valets [de la bourgeoisie] nous accusent de terrorisme... Les bourgeois anglais ont oublié 1649 et les Français 1793. La terreur était juste et légitime quand la bourgeoisie l’appliquait en sa faveur contre les féodaux. Elle est monstrueuse et criminelle quand les ouvriers et les paysans pauvres ont osé l’appliquer contre la bourgeoisie ! La terreur était juste et légitime quand elle était appliquée pour substituer une minorité exploiteuse à une autre. Elle est monstrueuse et criminelle dès qu’elle est appliquée pour aider au renversement de toute minorité exploiteuse, dans l’intérêt d’une majorité réellement immense, dans l’intérêt du prolétariat et du semi-prolétariat, de la classe ouvrière et de la paysannerie pauvre ! »9

Trotsky fait le même type de comparaison dans son livre Terrorisme et communisme, écrit en 1921 : « La révolution classique a engendré le terrorisme classique. Kautsky est prêt à excuser la terreur des Jacobins, en reconnaissant qu’aucune autre mesure ne leur eût permis de sauver la République. Mais nul n’a que faire de cette justification tardive. Pour les Kautsky de la fin du 18e siècle (les leaders des Girondins français), les Jacobins personnifiaient le mal. » Avant de reprendre à son compte l’interprétation « d’un des historiens bourgeois français » du 19e siècle, selon laquelle les Girondins « voulaient une République légale, libre, généreuse. Les Montagnards voulaient une République despotique et terrible. Les uns et les autres se déclaraient pour la souveraineté du peuple ; mais les Girondins entendaient fort justement, sous le mot peuple, l’ensemble de la population ; tandis que, pour les Montagnards, le peuple n’était que la classe laborieuse ; et dès lors, c’est à ces hommes seuls que devait appartenir le pouvoir ». Ceci étant interprété par Trotsky comme « indiquant dans les termes politiques de l’époque […] l’antithèse entre les paladins chevaleresques de l’Assemblée constituante et les réalisateurs sanguinaires de la dictature prolétarienne. »10

Dans l’un et l’autre cas, les auteurs commettent un anachronisme en analysant une situation d’une époque passée en fonction des données et critères de leur propre époque. Les révolutions bourgeoises « par en bas » (une exception au regard de la grande majorité d’entre elles, réalisées « par en haut » au moyen d’accords entre l’aristocratie et la bourgeoisie) ont certes donné lieu à de grands mouvements paysans et plébéiens, jusqu’à parfois préfigurer sous certains aspects les révolutions prolétariennes ultérieures. Mais leur horizon n’a jamais dépassé l’instauration de la – grande ou petite – propriété privée des moyens de production dans le cadre d’un marché libéré des restrictions et contraintes héritées du féodalisme. C’est au service de cet objectif que Robespierre et les Jacobins, tout en s’efforçant de gagner le soutien du peuple, et par-delà les contradictions qui pouvaient eux-mêmes les traverser, ont mis en œuvre la terreur. Une terreur qu’ils ont d’ailleurs vite retournée contre leurs dissidents et critiques « de gauche » – hébertistes et Enragés –, la même chose exactement valant pour Cromwell à l’encontre des levellers, aile gauche de la « Grande rébellion ».

En réalité, la révolution bourgeoise n’avait nul besoin de l’autodétermination et de la démocratie des plus larges masses, qu’au contraire elle redoutait comme une menace pour la réalisation de ses propres objectifs, consistant à jeter les bases d’un développement capitaliste et à imposer la domination d’une nouvelle classe sociale privilégiée. Tout à l’inverse, la révolution prolétarienne, socialiste, dont le but est le règne de la majorité et en définitive l’abolition de toutes les classes sociales, ne peut aller de l’avant que si les travailleurs et l’ensemble des exploitéEs prennent leurs affaires en main en décidant par eux et elles-mêmes.

C’est à nouveau Rosa Luxemburg qui, quelles qu’aient pu être par ailleurs les faiblesses de l’analyse11, a eu sur le sujet cette intuition fulgurante :

« La pratique du socialisme exige toute une transformation intellectuelle dans les masses dégradées par des siècles de domination bourgeoise. Instincts sociaux à la place des instincts égoïstes, initiative des masses à la place de l’inertie, idéalisme, qui fait passer par-dessus toutes les souffrances, etc. […] Lénine dit : l’État bourgeois est un instrument d’oppression de la classe ouvrière, l’État socialiste un instrument d’oppression de la bourgeoisie. C’est en quelque sorte l’État capitaliste renversé sur la tête. Cette conception simpliste oublie l’essentiel : c’est que si la domination de classe de la bourgeoisie n’avait pas besoin d’une éducation politique des masses populaires, tout au moins au-delà de certaines limites assez étroites, pour la dictature prolétarienne, au contraire, elle est l’élément vital, l’air sans lequel elle ne peut vivre. »12

  • 1. Voir « 3 mars 1918, traité de Brest-Litovsk – Crise et recul de la révolution bolchevique », revue l’Anticapitaliste n° 96, mars 2018. Dans son ouvrage inédit en français, The Bolsheviks in Power – The First Year of Soviet Rule in Petrograd (2007, Indiana University Press), Alexander Rabinowitch affirme que cette décision des SR de gauche a été prise dans une large mesure au vu de fraudes organisées par le parti bolchevique dans l’élection des délégués au 5e congrès des soviets (4 au 10 juillet). Sans cette « fabrication », considère-t-il, les SR de gauche y auraient sans doute bénéficié d’une courte majorité. Voir dans ce livre les pages 287 et suivantes, ainsi que les notes 26 et 28 de la page 442.
  • 2. Le chiffre de 4,5 millions est celui de la baisse de la population, hors émigration, intervenue dans l’ancien empire des tsars entre 1918 et 1922, selon Jean-Jacques Marie se basant sur plusieurs études d’historiens russes, dans le premier chapitre de son ouvrage La Guerre civile russe (1917-1922), éditions Autrement, 2005.
  • 3. Rabinowitch, op. cit., respectivement pages 355 et 349.
  • 4. Cité par George Leggett dans The Cheka : Lenin’s Political Police, Oxford University Press, New York, 1981, page 266.
  • 5. La Révolution bolchevique, tome 1 « La formation de l’URSS », Les éditions de Minuit, 1969, page 162.
  • 6. https://www.marxists.org…
  • 7. Idem.
  • 8. https://www.marxists.org…
  • 9. https://www.marxists.org…
  • 10. https://www.marxists.org…
  • 11. Voir à ce sujet l’analyse fine, réalisée par Vincent Présumey, des positions développées par Rosa Luxemburg dans La Révolution russe : https://blogs.mediapart…
  • 12. https://www.marxists.org…]

    Jean-Philippe Divès