Publié le Dimanche 23 mai 2021 à 12h00.

La Commune de Paris, la banque et la dette

À l’occasion du 150e anniversaire de l’extraordinaire expérience de la Commune de Paris il est fondamental d’en tirer un certain nombre d’enseignements. Sont décisives les mesures qu’un gouvernement prend à l’égard de la Banque centrale, des dettes des classes populaires, des dettes publiques et des banques privées. Si un gouvernement populaire ne met pas en œuvre des mesures radicales en matière de finance, il prend la responsabilité de terminer sur un échec qui peut avoir des conséquences dramatiques pour la population. La Commune en est un exemple emblématique.

Dans un document adopté en solidarité avec la Commune le 30 mai 1871 par la direction de l’Association Internationale des Travailleurs (connue aussi comme la Première Internationale), Karl Marx soulignait le poids énorme de la dette publique qui bénéficiait à la bourgeoisie française et qui pesait sur le gouvernement « républicain » de Thiers qui avait remplacé celui de Napoléon III : « Le Second Empire avait plus que doublé la dette nationale et lourdement endetté toutes les grandes villes. La guerre avait enflé les charges d’une manière effrayante et ravagé sans pitié les ressources de la nation. » Marx ajoutait à cela les frais que représentaient l’entretien d’un demi-million de soldats prussiens sur le sol français, l’indemnité de cinq milliards réclamée par Bismarck et l’intérêt de 5 % à ajouter à cette somme en cas de retard à la payer.

Et Marx de poser la question : « Qui allait payer la note ? » Il répondait que du point de vue de la bourgeoisie et de Thiers ce n’était qu’en écrasant le peuple par la violence « que ceux qui s’appropriaient la richesse pouvaient espérer faire supporter aux producteurs de cette richesse les frais d’une guerre qu’ils avaient eux-mêmes provoquée. » Selon Marx, pour imposer au peuple de France d’accepter de se saigner aux quatre veines pour rembourser la dette publique, le gouvernement de Thiers était convaincu qu’il devait provoquer une guerre civile au cours de laquelle il viendrait à bout de la résistance du peuple et l’obligerait à payer la facture.

« La Banque aux mains de la Commune, cela valait mieux que dix mille otages »

Le siège de la Banque de France, ses principales réserves et son organe dirigeant étaient situés sur le territoire de la Commune de Paris. À tort, la direction de la Commune de Paris a renoncé à en prendre le contrôle alors que cela aurait été tout à fait nécessaire.

En 1876, Prosper-Olivier Lissagaray, un intellectuel militant qui a participé au combat des Communards, dénonce, dans son Histoire de la Commune de 1871, l’attitude de la direction de la Commune qui « resta en extase devant la caisse de la haute bourgeoisie qu’elle avait sous la main », en se référant à la Banque de France1.

La seule exigence de la Commune à l’égard de la Banque de France fut d’obtenir les avances financières qui lui permettent de maintenir l’équilibre budgétaire sans devoir interrompre le paiement de la solde des gardes nationaux (la Garde nationale de Paris était une milice citoyenne chargée du maintien de l’ordre et de la défense militaire, elle comptait 300 000 personnes armées pour une population parisienne de 2 millions).

La Banque de France a délié la bourse au compte-gouttes quand il s’est agi de répondre aux besoins financiers de la Commune tandis qu’elle a financé très largement ceux qui voulaient littéralement écraser le peuple de Paris et mettre fin le plus vite possible à la révolution sociale. Pendant les deux mois de l’expérience de la Commune, le gouvernement réactionnaire de Thiers complice de l’occupant prussien a reçu 20 fois plus d’argent liquide que la Commune.

Karl Marx considère que la Commune a eu tort de ne pas se saisir de la Banque de France : « À elle seule, la réquisition de la Banque de France eût mis un terme aux rodomontades versaillaises. »2 Comme l’écrivait Lissagaray : « la Commune ne voyait pas les vrais otages qu’elle avait sous la main : la Banque, l’Enregistrement et les Domaines, la Caisse des dépôts et consignations, etc. »3

En 1891, Friedrich Engels allait dans le même sens : « Le plus difficile à saisir est certainement le saint respect avec lequel on s’arrêta devant les portes de la Banque de France. Ce fut d’ailleurs une lourde faute politique. La Banque aux mains de la Commune, cela valait mieux que dix mille otages. Cela signifiait toute la bourgeoisie française faisant pression sur le gouvernement de Versailles pour conclure la paix avec la Commune. »4

En résumé, les dirigeants de la Commune de Paris ont permis à la Banque de France de financer ses ennemis : le gouvernement conservateur de Thiers installé à Versailles et son armée qui allait l’écraser. (Les représentants des grandes banques d’affaires parisiennes qui dirigeaient la Banque de France fêteront la défaite de la Commune en accordant aux actionnaires un dividende de 300 francs par action, contre 80 francs en 1870.)

« La Banque de France est la fortune du pays »

Le 18 mars, Thiers, son gouvernement et son administration s’enfuient vers Versailles. Quelques jours plus tard, Gustave Rouland, le gouverneur de la Banque de France les rejoint afin de se mettre à leur service en laissant sur place, à Paris, le marquis Alexandre de Plœuc, vice-gouverneur de la banque, et toute son administration. Gustave Rouland s’est entouré à Versailles de régents de la Banque de France parmi lesquels on trouve le baron Alphonse de Rothschild, propriétaire de la Banque Rothschild, premier actionnaire de la Banque de France.

Gustave Rouland veut convaincre Thiers d’attaquer tout de suite la Commune de Paris mais celui-ci considère qu’il faut d’abord gagner du temps.

Pendant ce temps la Commune avait désigné, le 30 mars 1871, le proudhonien Charles Beslay pour la représenter auprès de la Banque de France. Charles Beslay a résumé son action dans une lettre au quotidien de droite le Figaro, publiée le 13 mars 1873 : « Je suis allé à la Banque avec l’intention de la mettre à l’abri de toute violence du parti exagéré de la Commune, et j’ai la conviction d’avoir conservé à mon pays l’établissement, qui constituait notre dernière ressource financière. »5

Charles Beslay avait été élu à La Commune le 26 mars 1871 et il en était le doyen. Il était aussi membre de la Première Internationale (AIT) depuis 1866. Il avait une grande influence dans la Commune. Pourtant Beslay avait un passé de capitaliste, il avait été le patron d’un atelier employant 200 salariéEs ce qui constituait au milieu du 19e siècle une grande entreprise. Lissagaray qui a vécu les évènements de la Commune et a épluché les comptes rendus des séances de la Commune écrit que Beslay a, dès le début, accepté la position défendue par le marquis de Plœuc selon laquelle la Commune ne pouvait pas nommer un gouverneur à la Banque de France. Elle ne pouvait y avoir qu’un délégué en la personne de Beslay lui-même. Lissagaray témoigne que « Beslay, très attendri, vint le soir à la Commune répéter l’argument, d’autant qu’il y croyait, se piquait de finances : "La Banque de France est la fortune du pays ; hors d’elle plus d’industrie, plus de commerce ; si vous la violez, tous ses billets font faillite." »6

Cette conviction à la fois catastrophiste et paralysante a été majoritaire au sein de la direction de la Commune et a eu des effets dramatiques. Comme l’écrit Georges Beisson : « pendant les 72 jours de son existence, la Commune reçoit 16,7 millions de francs : les 9,4 millions d’avoirs que la Ville avait en compte et 7,3  millions réellement prêtés par la Banque. Au même moment, les Versaillais reçoivent 315 millions de francs […] de la Banque de France », soit près de 20 fois plus7.

La Commune avait un besoin urgent d’argent pour venir en aide à la population et pour renforcer sa défense face à une attaque imminente alors que ses représentants Beslay et Jourde se contentaient d’une aumône. Pourtant, dans les coffres de la Banque en son siège de Paris, il y avait des billets, des pièces de monnaies, des lingots et des titres financiers pour environ 3 milliards de francs. Jusqu’à la fin, la Commune a autorisé la direction de la Banque de France à disposer de sa propre milice armée fortement armée. Le marquis de Plœuc avait sous ses ordres plusieurs centaines de personnes qui à l’intérieur du siège de la Banque avaient un véritable arsenal composé de centaines de fusils et de munitions pour tenir un siège. Si la Commune l’avait réellement voulu, elle aurait pu désarmer sans coup férir cette milice mais Beslay y était totalement opposé.

Leçons de la Commune

La politique suivie par Beslay est d’une grande actualité. En effet, si l’on se contente de proposer ou de mettre en place des banques de crédit mutuel (des banques coopératives) tout en préservant la Banque centrale telle qu’elle fonctionne dans l’État contemporain et si on ne socialise pas le secteur bancaire par expropriation des capitalistes, on ne changera rien au niveau structurel.

Si on ne réduit pas radicalement la dette publique, le nouveau gouvernement n’aura pas de véritable marge de manœuvre pour financer de grands changements.

Marx et Engels avaient tiré plusieurs enseignements de la Commune. La nécessité de détruire l’État capitaliste figurait en premier sur la liste. Le fonctionnement démocratique du gouvernement et de la représentation populaire avec la révocabilité de tous les mandats en était un autre. Le refus de rester en extase devant la finance en est un troisième : un gouvernement populaire doit s’emparer de la Banque centrale et changer les rapports de propriété dans tout le secteur de la finance, ce qui implique l’expropriation des capitalistes. Un quatrième enseignement : la nécessité d’annuler la dette publique. D’ailleurs quelques années après la Commune Marx qui a participé à la rédaction du programme du Parti ouvrier en France se prononçait pour la « suppression de la dette publique ».

Les bolcheviks en Russie et les révolutionnaires cubains ont compris ces enseignements et ont pris les mesures qui étaient nécessaires en 1917-1918 en ce qui concerne les décrets adoptés par les soviets et en 1959-1960 en ce qui concerne la révolution cubaine. Le gouvernement des bolcheviks alliés aux socialistes révolutionnaires de gauche avec l’appui des conseils ouvriers, de paysans et de soldats (soviets) ont pris le contrôle de la Banque centrale, ont émis leur propre monnaie, ont exproprié les banquiers, ont annulé les dettes des paysans et ont répudié toute la dette contractée par le régime tsariste. Les révolutionnaires cubains ont pris le contrôle de la Banque centrale, ont mis à sa tête Che Guevara, ont émis leur propre monnaie, ont annulé les dettes publiques. En matière de droit au logement, ils sont allés beaucoup plus loin que la Commune, ils ont décrété que les locataires avaient le droit de continuer à occuper leur ­logement sans payer de loyer.

Un gouvernement populaire ne peut pas rester les bras croisés devant le monde de la finance, il doit prendre des mesures radicales en ce qui concerne la Banque centrale, les banques privées et les dettes. S’il ne le fait pas, il est condamné à l’échec.

Version longue sur https://www.cadtm.org/La-Commune-de-Paris-la-banque-et-la-dette

  • 1. Prosper-Olivier Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871, Paris, 1896, réédité par La Découverte/Poche, 2000.
  • 2. Lettre du 22 février 1881 de Karl Marx à F. Domela Nieuwenhuis,
  • 3. Lissagaray, op. cit.
  • 4. Introduction à Karl Marx, La Guerre civile en France (1871).
  • 5. https://maitron.fr/spip… ?article147868, notice BESLAY Charles, Victor.
  • 6. Lissagaray, op. cit.
  • 7. Georges Beisson, « La Commune et la Banque de France », Association des Amies et Amis de la Commune de Paris 1871 : https ://www.commune1871.org/inde…