Éditions La Fabrique, 2023, 160 pages, 14 euros.
Dans ce court essai, dense et stimulant, l’autrice états-unienne Kristin Ross nous propose de relire les mobilisations des années 1970 à nos jours à partir de ce qu’elle appelle leur « forme-Commune ».
Cette forme, ce sont d’abord « des gens qui vivent différemment et qui changent leur propre situation en œuvrant dans les conditions du présent ». Elle tient de l’espace vécu, à réorganiser égalitairement et démocratiquement autant qu’à soustraire à la prédation capitaliste.
La Commune de Paris, un modèle
Étant entendu qu’il y a un leg historique : celui de la Commune de Paris de 1871, dont Kristin Ross1 estime que le fil a été interrompu par des stratégies plus « centralistes » dans le mouvement ouvrier.
Pour la cerner l’autrice convoque autant Marx, pour qui la Commune de Paris est « la forme politique enfin trouvée », que Kropotkine « pour qui la solidarité », véritable « liant » de la forme-Commune, « n’est ni une éthique ni un sentiment moral – [mais] une stratégie révolutionnaire ».
Elle mobilise surtout le sociologue marxiste Henri Lefèbvre (1901-1991), et notamment ses réflexions autour de l’appropriation. Pour Kristin Ross, « chaque incarnation d’un espace approprié nous donne à voir l’acte d’auto-émancipation ».
Exemples à l’appui, elle raconte d’abord la « Commune de Nantes » et son Comité central de grève siégeant en mairie quinze jours durant entre fin mai et début juin 1968, les conflits de Lip et du Larzac en 1973 — la mémoire du second ayant, selon elle, supplanté celle du premier.
Une forme-Commune autour de trois aéroports
Son deuxième chapitre, « Le conte des trois aéroports », distingue les « possibles » de la forme-Commune dans les mobilisations contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes en France (et l’expérience de la ZAD), celui de Narita au Japon et de Mirabel au Québec. La place des mobilisations paysannes et écologiques y est déterminante : l’autrice voit dans la figure du paysan un sujet majeur pour les mobilisations sociales ; dans la défense de la terre l’un de ses principaux motifs.
Le troisième chapitre compose la moitié de l’ouvrage à lui seul. Kristin Ross y parle dans certains passages de ses expériences personnelles de la forme-Commune, ce qui participe d’une lecture vivante — assez rare pour être appréciée.
Globalement plus théorique néanmoins, il est difficile de le résumer dans cette note. Mais disons-le d’emblée, la forme-Commune telle qu’elle est proposée est indéniablement l’un des aspects d’une stratégie anticapitaliste contemporaine. Avec peut-être quelques points de discussion.
Essaimer les communes suffira-t-il ?
La forme-Commune n’est pas conçue ici comme un isolat et Kristin Ross tient à citer le géographe anarchiste Élisée Reclus en conclusion : « Jamais nous ne nous séparerons du monde pour construire une petite chapelle dissimulée dans de vastes ténèbres. » Pour autant, l’accumulation et l’exemplarité d’expériences peuvent-elle engager — comme le suggère l’autrice — une « socialisation progressive de l’ensemble de la population » ?
La démarche risque l’impasse sur la volonté des dominants de se maintenir à tout prix à cette place. L’appareil d’État peut-il laisser en toute impunité se déployer des formes-Communes sur ses flancs ? L’intérêt de ces expériences — et des reculs de l’État qu’elles représentent — est réel : mais est-ce qu’on ne retombe tout de même pas sur l’épineuse question de la rupture révolutionnaire ?
Sur un autre point, Kristin Ross rappelle avec justesse l’intérêt de « compositions » (ou d’alliances) dans les mobilisations qu’elle évoque — jusqu’aux récents Soulèvements de la Terre2. Elle réactive ainsi le débat sur la diversité des tactiques qui a traversé le mouvement altermondialiste dans les années 2000.
Faire du travail un commun
Mais on ne peut qu’inviter alors à ce que la perspective de « forme-Commune » se conjugue à un autre espace où l’ordre capitaliste doit être contesté : celui du travail. L’autrice estime qu’il « n’est plus un monde que nous partageons », que celui de la vie quotidienne est l’espace de l’alternative politique. Dans les années 1970, une orientation politique et syndicale reliait pourtant les deux préoccupations : « Vivre et travailler au pays ».
Le travail continue de structurer la vie de majorités qu’il faut bien mobiliser dans l’optique d’un changement de société. Et pour cela une politique anticapitaliste reste nécessaire sur les questions de réduction du temps du travail, de qui décide de son organisation, de démocratie à y conquérir, de reconversion de la production, de socialisation et de planification autogestionnaire. Pour faire du travail, aussi, un commun.