Dans ces conditions, diverses initiatives ont lieu pour renouer les fils du socialisme international. Dès septembre 1914, les partis socialistes suisse et italien se rencontrent. Ils caractérisent la guerre comme impérialiste, se prononcent pour l’arrêt immédiat des hostilités. En janvier 1915, le Parti socialiste danois prend une initiative similaire avec les Hollandais et les Suédois.
Le même mois, R. Grimm, représentant le Parti socialiste suisse (hostile à la guerre) se rend à Paris pour une mission d’information. Le contact est établi avec les internationalistes présents, français, mais aussi russes, polonais... Puis vient un représentant italien pour exiger la convocation d’une conférence sur l’attitude des socialistes face à la guerre... C’est peu dire qu’il fut fraîchement accueilli par les social-chauvins français et belges… À la suite de ce voyage, le Parti socialiste italien prend position pour la convocation d’une conférence antiguerre, qu’il pensait pouvoir se tenir en Suisse.
Du 5 au 8 septembre 1915, la conférence
La réunion projetée eut donc lieu à 10 km de Berne. Trotski commente : « Les délégués eux-mêmes plaisantaient, disant qu’un demi-siècle après la fondation de la Ire Internationale, il était possible de transporter tous les internationalistes dans quatre voitures. Mais il n’y avait aucun scepticisme dans ce badinage. Le fil de l’histoire casse souvent. Il faut faire un nouveau nœud. C’est ce que nous allions faire à Zimmerwald. »1
La conférence avait une représentativité encore limitée : 38 délégués venus de 11 pays. Y participèrent des représentants officiels de quelques petits partis socialistes : hollandais, suédois, italien, bulgare (Rakovsky)… Mais l’essentiel des participants provenait de divers regroupements antiguerre européens.
En ce qui concerne la France, les participants étaient surtout issus du mouvement syndical (Bourderon, Merrheim…).
La figure la plus marquante de la délégation allemande était le député « centriste » Ledebour, proche du « pape de la social-démocratie » Kautsky. La présence de ce dernier à la conférence fut d’ailleurs envisagée jusqu’au dernier moment.
Et puis bien entendu, il y avait les Russes : socialistes-révolutionnaires, social-démocrates de toutes tendances (le menchévique Martov et Trotski y participèrent, ainsi que le Bund). Mais c’est surtout Lénine qui va peser de tout son poids.
Pacifisme ou anti-impérialisme ?
Une telle réunion était toutefois difficile à mettre en place, la conférence de Berne ayant montré que les opposants à la guerre étaient très hétérogènes. En particulier, la question du « défaitisme révolutionnaire » divisait profondément l’opposition socialiste à la guerre.
Pour les bolchéviques et leurs alliés, l’action contre la guerre ne pouvait être isolée d’une agitation anticapitaliste : « À bas la niaise sentimentalité des vœux pieux sur "la paix à tout prix" ! Levons le drapeau de la guerre civile ! L’impérialisme met en jeu le destin de la civilisation européenne : d’autres guerres suivront bientôt celle-ci, à moins qu’il ne se produise une série de révolutions victorieuses. La fable de la "dernière guerre" est un songe creux et nuisible. »2
Et : « Dans une guerre réactionnaire, la classe révolutionnaire ne peut faire autrement que de souhaiter la défaite de son gouvernement. »3
Tout cela ne pouvait que heurter les courants pacifistes et « centristes » pour qui la conférence devait se limiter à organiser l’action pour l’arrêt des hostilités. Parlant pour cette majorité pacifiste, Merrheim précisa d’ailleurs qu’il défendait seulement la lutte pour la paix et l’organisation de la propagande en ce sens. Et même dans la gauche révolutionnaire, les positions de Lénine restaient très minoritaire, Rosa Luxembourg et Trotski se refusant à faire du « défaitisme révolutionnaire » le fondement de leur propagande antiguerre.
À cela s’ajoute le fait que les courants les plus droitiers n’envisageaient que l’inflexion de l’orientation « social-chauvine » de la social-démocratie internationale. Pour Martov, Axelrod et les Français, il n’était ainsi aucunement question de rompre avec la IIe Internationale comme l’envisageaient ouvertement Luxembourg ou Lénine.
Le déroulement de la conférence
Comme à son habitude, dès la conférence réunie, Lénine sortit ses arguments le premier sous la forme d’un projet de motion et d’un projet de manifeste de la conférence.
Les discussions furent souvent vives. Ainsi le député allemand Ledebour avait voté les crédits de guerre « par discipline ». Cela provoqua un vif incident avec Lénine, accusé de prodiguer ses oukases à partir du confort de la Suisse où il résidait alors… Quant à Merrheim, il déclara au cours du débat : « Camarade Lénine, vous n’êtes pas motivé par un désir de paix, mais par la volonté de poser les fondations d’une nouvelle internationale. C’est cela qui nous divise »4.
Au final, les projets de Lénine furent rejetés par la majorités des délégués. Trotski et Grimm furent chargés de rédiger un nouveau projet, plus modéré, finalement adopté à l’unanimité. Ce texte caractérisait la guerre en cours « comme un produit de l’impérialisme ». Il insistait sur la responsabilité des dirigeants « social-chauvins » : « À Stuttgart, à Copenhague, à Bâle, les congrès socialistes internationaux ont tracé la voie que doit suivre le prolétariat. Mais, partis socialistes et organisations ouvrières de certains pays, tout en ayant contribué à l’élaboration de ces décisions, ont méconnu, dès le commencement de la guerre, les obligations qu’elles leur imposaient. (…) C’est à cause de ces faits que la classe ouvrière, qui n’avait pas cédé à l’affolement général ou qui avait su, depuis, s’en libérer, n’a pas encore trouvé, dans la seconde année du carnage des peuples, les moyens d’entreprendre, dans tous les pays, une lutte active et simultanée pour la paix. »
Enfin, il en appelait à la « lutte pour la paix » : « Cette lutte est la lutte pour la liberté, pour la fraternité des peuples, pour le socialisme. Il faut entreprendre cette lutte pour la paix, pour la paix sans annexions ni indemnités de guerre. Mais une telle paix n’est possible qu’à condition de condamner toute pensée de violation des droits et des libertés des peuples. (…) Le droit des peuples de disposer d’eux-mêmes doit être le fondement inébranlable dans l’ordre des rapports de nation à nation. »
En revanche le texte ne disait rien sur la nécessité de rompre avec la IIe Internationale. Même le refus de voter les crédits de guerre n’était pas réaffirmé.
Par ailleurs, une « Commission socialiste internationale » fut mise en place, comme « centre de liaison et d’information » publiant un bulletin.
Un tournant décisif
Commentant les résultats de Zimmerwald, Lénine écrit bientôt : « Le Manifeste adopté marque un pas en avant vers la rupture idéologique et pratique avec l’opportunisme et le social-chauvinisme. Mais en même temps, comme l’indiquera son analyse, il pèche par inconséquence et insuffisance. »5
Les insuffisances visées par Lénine étaient essentiellement le refus de se prononcer nettement pour la rupture avec le « social-chauvinisme », pour la construction d’une nouvelle Internationale. Il y avait aussi le refus de combiner lutte contre la guerre et contre le capitalisme : « La lutte pour la paix sans lutte révolutionnaire est une phrase creuse et mensongère. (…) La seule voie permettant de nous délivrer des horreurs de la guerre est la lutte révolutionnaire pour le socialisme »6.
Cela étant dit, Lénine considérait nécessaire de soutenir ce manifeste car : « C’est un fait que ce dernier constitue un pas en avant vers la lutte effective contre l’opportunisme. » Avec le recul, on ne peut que partager cette appréciation. Malgré tous ses tâtonnements, Zimmerwald fut la première étape de la construction de la nouvelle Internationale qui s’imposait.
De Zimmerwald à Kienthal
Au-delà des maigres forces présentes, la conférence de Zimmerwald eut un réel écho au sein du mouvement ouvrier. Ainsi, en France, c’est sous l’impulsion de cette conférence que put se constituer le « Comité pour la reprise des relations internationales ». Ce CRRI se fixa initialement pour tâche de faire connaître au sein du mouvement ouvrier (SFIO et CGT) les positions internationalistes. Son écho fut suffisant pour que la direction de la SFIO soit obligée de condamner son activité... Ultérieurement, le CRRI aura un rôle important lors de la constitution du PCF en 1919.
Parallèlement, la Commission socialiste internationale constituée à Zimmerwald travaillait et convoqua une seconde conférence il y a tout juste 100 ans, du 24 au 30 avril 1916, à Kienthal, à 50 km de Berne. On notera dès la circulaire de convocation une nette progression par rapport à Zimmerwald : « Toute tentative de ressusciter l’Internationale par une amnistie réciproque des chefs socialistes compromis, persistant dans leur attitude de solidarité avec les gouvernements et les classes capitalistes, ne peut être en réalité que dirigée contre le socialisme et aura pour effet de briser le réveil révolutionnaire de la classe ouvrière. »
À Kienthal, une fois de plus, la direction bolchévique soumit un document... une fois de plus rejeté ! Mais le fait est que l’audience des léninistes s’élargissait, que la tonalité du manifeste issu de la conférence est bien plus radicale. Et tout cela n’était pas sans effet dans les pays belligérants eux-mêmes.