Publié le Mercredi 8 novembre 2017 à 22h19.

La fracture du mouvement socialiste

La Première Guerre mondiale provoqua la scission du mouvement socialiste, en amenant la gauche révolutionnaire à rompre définitivement avec la direction réformiste de la IIe Internationale, donnant ainsi naissance à un nouveau courant communiste désormais clairement distinct de la social-démocratie.

L’entrée en guerre contraignit les dirigeants de la IIe Internationale à choisir entre les principes internationalistes du marxisme et leur participation aux institutions étatiques. Placés dans cette situation inconfortable, ils firent partout passer leur solidarité nationale avant leur internationalisme prolétarien, en votant les crédits de guerre et en soutenant l’entrée dans le conflit. 

Union sacrée

Dans les pays belligérants, les socialistes russes firent véritablement exception, non seulement en raison de l’importance que jouait dans ce pays la gauche révolutionnaire, mais aussi parce que le régime autocratique n’ayant pas permis leur intégration institutionnelle, les dirigeants socialistes russes étaient restés en extériorité par rapport à leur propre impérialisme.

Dans les autres pays belligérants, les directions des partis ouvriers et leurs fractions parlementaires se montrèrent partout solidaires de leur propre impérialisme. La vague était si forte que même les dirigeants de la gauche révolutionnaire eurent du mal à résister, comme ce fut le cas en Allemagne où tous les députés socialistes votèrent en août 1914 les crédits de guerre, y compris lorsque, comme Karl Liebknecht, ils y étaient personnellement opposés. La situation était particulièrement dégradée en Grande-Bretagne, mais aussi en France, où la culture jacobine qui imprégnait l’ensemble des tendances de la SFIO avait amenée jaurésiens et guesdistes à se rallier d’un même mouvement à la guerre et à participer au gouvernement « d’Union sacrée » qui organisait la grande boucherie.

L’enlisement de la guerre amena toutefois l’aile gauche du mouvement socialiste à revoir ses positions en adoptant une position plus ferme. En décembre 1914, Karl Liebknecht rompit avec la solidarité de son groupe parlementaire, en devenant le seul député à voter contre les crédits de guerre inscrits au budget 1915. Avec Luxemburg, Mehring, Jogiches et Zetkin, il organisa le groupe Spartakus qui se positionna clairement contre la guerre, ce qui allait amener à son arrestation le 1er mai 1916. En Angleterre, l’opposition à la guerre restait toutefois confinée dans des groupes très marginaux, tandis qu’en France elle ne survivait plus guère qu’au sein du courant syndicaliste révolutionnaire de la CGT qu’animaient Rosmer et Monatte. 

Vers une opposition internationale à la guerre

Les principes de l’internationalisme prolétarien restaient cependant intacts dans les sections des pays restés neutres. En septembre 1914, les partis socialistes suisse et italien purent ainsi élaborer une déclaration commune contre la guerre, avant d’être imités en janvier 1915 par les sections danoise, néerlandaise et suédoise de la IIe Internationale. Des premières tentatives d’organisation d’une opposition internationale à la guerre se mirent en place, en particulier autour du mouvement des femmes qui, ayant échappé à la mobilisation de masse, jouèrent un rôle central dans cette mobilisation. Le 8 mars 1915, Alexandra Kollontaï organisa ainsi en Norvège une manifestation internationale des femmes contre la guerre, tandis que Clara Zetkin réunissait en avril 1915 à Berne une conférence de femmes contre la guerre à laquelle participèrent 70 déléguées. Une étape décisive fut franchie en septembre 1915 lorsque s’ouvrit la conférence de Zimmerwald, qui réunissait 38 délégués venus de 11 sections socialistes pour élaborer une plateforme internationaliste contre la guerre.

Les zimmerwaldiens étaient toutefois profondément divisés. Sous la houlette de Lénine, la gauche révolutionnaire prônait l’adoption d’une ligne anti-­impérialiste et défaitiste, tandis que les partisans d’une ligne plus modérée se refusaient à aller au-delà d’un pacifisme abstrait et d’un appel général aux gouvernements pour établir un cessez-le-feu multilatéral. Plus fondamentalement encore, la gauche zimmerwaldienne considérait que la IIe Internationale avait irrémédiablement failli et qu’il n’était plus possible d’y militer au côté des ministres socialistes qui dirigeaient la boucherie. Se plaçant en position centriste, les modérés se refusaient en revanche à envisager une scission du mouvement socialiste et ne voulaient pas aller au-delà d’un simple travail de redressement des positions de l’Internationale. À Zimmerwald comme lors de la conférence réunie dans la foulée à Kienthal en avril 1916, les modérés l’emportèrent et les thèses de Lénine furent à chaque fois mises en minorité.

La fondation de la IIIe Internationale

Les rapports de forces se modifièrent avec la révolution d’Octobre, qui permit aux bolcheviks de mettre en application les orientations de la gauche zimmerwaldienne, non seulement en appliquant leur ligne défaitiste jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la terrible paix de Brest-Litovsk (mars 1918), mais aussi en mettant en place leur politique de rupture avec la IIe Internationale. Ayant renoncé en juin 1918 à toute référence au terme désormais discrédité de « parti social-démocrate » pour prendre le nom de « parti communiste », les bolcheviks appelèrent, lors de la conférence internationale de mars 1919 à Moscou, à la création d’une nouvelle Internationale. Élaborées en juillet 1920 lors d’une deuxième conférence, les 21 conditions d’adhésion à cette IIIe Internationale permettaient de rompre tant avec la IIe Internationale qu’avec les courants « centristes » qui l’avaient emporté à Zimmerwald et Kienthal. La IIIe Internationale se définissait en effet non seulement par son opposition au social-patriotisme, mais aussi par sa dénonciation du social-­pacifisme, conjuguait les principes de l’internationalisme avec ceux du défaitisme révolutionnaire, imposait l’abandon de toute référence à la social-démocratie pour ne plus compter que des « partis communistes » et écartait enfin explicitement tous les centristes qui s’étaient attachés à conserver des liens avec les ­dirigeants de la IIe Internationale.

Laurent Ripart