En répondant aux débats de leur époque, Karl Marx puis Jean Jaurès ont posé les bases, toujours d’actualité, d’une position anticapitaliste, socialiste/communiste – voire même simplement progressiste – sur la question du libre-échange et du protectionnisme.
Dans son « Discours sur la question du libre-échange »1 prononcé en janvier 1848, Marx prend position dans le débat sur l’abolition des lois sur les céréales2. Face à l’offensive des libéraux qui entendent faire abolir ces lois, il écrit : « pour nous résumer : dans l’état actuel de la société, qu’est-ce donc que le libre-échange ? C’est la liberté du capital. » Mais plus loin, il précise : « ne croyez pas, Messieurs, qu’en faisant la critique de la liberté commerciale nous ayons l’intention de défendre le système protectionniste (…) Mais en général, de nos jours, le système protecteur est conservateur, tandis que le système du libre-échange est destructeur. Il dissout les anciennes nationalités et pousse à l’extrême l’antagonisme entre la bourgeoisie et le prolétariat. En un mot, le système de la liberté commerciale hâte la révolution sociale. C’est seulement dans ce sens révolutionnaire, Messieurs, que je vote en faveur du libre-échange ».
Le contexte est différent dans la France de la fin du 19e siècle : les protectionnistes dénoncent la concurrence étrangère. Jaurès souligne les limites des solutions protectionnistes3 : « on parle surtout de la concurrence étrangère et on néglige les autres causes du mal, même celles sur lesquelles on pourrait agir ; c’est que la question la plus facile à résoudre semble la question douanière». Quant à la position de fond des socialistes, il énonce : « du principe même du protectionnisme, je n’ai pas à discuter en ce moment. Les socialistes ne sont pas protectionnistes comme M. Méline, mais ils ne sont pas davantage libre-échangistes comme M. Léon Say ou comme M. Aynard4 (…) Le socialisme, c’est-à-dire l’organisation sociale de la production et de l’échange exclut, à la fois, et la protection qui ne peut guère profiter aujourd’hui qu’à la minorité des grands possédants, et le libre-échange, qui est la forme internationale de l’anarchie économique. »
Dans les deux citations précédentes, il s’agit d’une réponse à un débat national en Angleterre, puis en France : le mouvement ouvrier a-t-il ou non intérêt à des mesures protectionnistes ? Dans le même Discours sur la question du libre-échange, Marx a exprimé un point de vue très lucide sur l’impact du libre-échange sur la division internationale du travail :
« Tous les phénomènes destructeurs que la libre concurrence fait naître dans l’intérieur d’un pays se reproduisent dans des proportions plus gigantesques sur le marché de l’univers (…) On nous dit, par exemple, que le libre-échange ferait naître une division du travail internationale qui assignerait à chaque pays une production en harmonie avec ses avantages naturels.
« Vous pensez peut-être, Messieurs, que la production du café et du sucre, c’est la destinée naturelle des Indes occidentales. Deux siècles auparavant, la nature, qui ne se mêle guère du commerce, n’y avait mis ni café, ni canne à sucre.
« Et il ne se passera peut-être pas un demi-siècle que vous n’y trouverez plus ni café ni sucre, car les Indes orientales, par la production à meilleur marché, ont déjà victorieusement combattu cette prétendue destinée naturelle des Indes occidentales (…)
« Une chose encore qu’il ne faut jamais perdre de vue, c’est que, de même que tout est devenu monopole, il y a aussi de nos jours quelques branches industrielles qui dominent toutes les autres et qui assurent aux peuples qui les exploitent le plus, l’empire sur le marché de l’univers.
« Si les libre-échangistes ne peuvent pas comprendre comment un pays peut s’enrichir aux dépens de l’autre, nous ne devons pas en être étonnés, puisque ces mêmes messieurs ne veulent pas non plus comprendre comment, dans l’intérieur d’un pays, une classe peut s’enrichir aux dépens d’une autre classe. »
Henri Wilno