Dominique Pierre, 18 ans, lycéenne à Rouen.
J’étais lycéenne en 1968, en terminale dans un lycée général de Rouen, j’avais 18 ans. Il faut imaginer un lycée d’avant 1968 : le lycée Jeanne-d’Arc n’était pas mixte, à part deux garçons en hypokhâgne, la blouse, d’une couleur une semaine et de l’autre couleur la semaine suivante, avec la surveillante générale qui se postait chaque semaine pour vérifier qu’on avait la bonne couleur, on ne discutait pas dans les cours, on ne remettait pas en cause l’autorité des -professeurs, etc.
« Un vrai carcan pour les jeunes »
Ça datait d’un autre âge, c’était le reflet de la société de l’époque, un vrai carcan pour les jeunes, quand on compare à maintenant. J’ai adhéré aux Jeunesses communistes à 15 ans, quand j’étais en seconde, par l’intermédiaire du frère d’une amie, qui a adhéré elle aussi, mais on n’a pas beaucoup participé aux activités. Plus tard, au lycée, j’étais contactée par une fille qui m’a proposé de rencontrer un militant « trotskiste ». J’ai accepté, et je l’ai donc rencontré. Les JC et le PC ne nous formaient pas vraiment, mais ils nous mettaient quand même des idées dans la tête, anti-gauchistes, anti-révolutionnaires, etc. Donc au premier rendez-vous, j’ai accueilli le militant trotskiste en lui disant qu’il était payé par le gouvernement, qu’il faisait le jeu de l’extrême droite, etc., toutes les âneries qu’on m’avait mises dans la tête, mais ensuite j’ai continué les discussions avec lui et il m’a quand même ouvert les yeux. Il n’y avait rien de politique dans le lycée, pas d’activité, mais on a participé, avec des copines, à un comité Vietnam. On ne pouvait pas se réunir dans le lycée donc on se réunissait à côté, dans les parcs, dans les jardins.
« C’était comme un espèce de bouchon qui avait sauté »
Et c’est dans ce contexte qu’éclatent les événements de 1968 : la Sorbonne fermée, les premières manifestations… Donc nous, petitement, au lycée, le premier acte de révolte, ça a été de faire un grand tas avec les blouses au milieu de la cour, de les brûler, et de se réunir. Et donc c’est nous, avec une professeure de philo, qui avons initié le mouvement de grève dans le lycée. Et en fait, je n’ai plus aucun souvenir des autorités du lycée : où elles étaient, ce qu’elles faisaient. On s’en fichait complètement de ce qu’elles allaient dire, interdire, pas interdire, c’était comme un espèce de bouchon qui avait sauté. Les choses se passaient surtout à l’université de Rouen, qui était occupée, et donc nous, les lycéens, on se rendait à l’université. C’est le comité d’action étudiant, dirigé par l’Unef et le Snesup, qui organisait les activités, et notamment les manifestations. On était enthousiasmés, on suivait les débats, les militantEs révolutionnaires intervenaient même si on n’identifiait pas tout le monde… Ça m’a complètement éloignée du PC et des JC, qui étaient contre le mouvement étudiant, contre le mouvement de la jeunesse, ça a donc été la rupture avec eux. Et il y avait des dirigeants, qui s’étaient écartés de l’UEC et qui avaient fondé le JCR, qui apparaissaient ouvertement en désaccord, et on les écoutait. Ça nous confortait, ça m’a confortée dans les idées de ce copain trotskiste, qui appartenait lui à Voix ouvrière.
« On découvrait tous les jours quelque chose »
Après le 13 mai, la grève s’est développée dans l’usine Renault Cléon, qui était en pointe du mouvement national qui allait aboutir sur la grève générale. Et mon camarade de Voix ouvrière m’a alors dit qu’il ne fallait plus s’occuper du mouvement lycéen, du mouvement étudiant, « petit-bourgeois », mais se rendre aux usines. Et je suis allée à Renault Cléon, avec des copines, on y est allées plusieurs fois. Les ouvriers étaient très contents, au début en tout cas, on discutait très facilement avec eux, et ça m’a appris beaucoup, moi qui découvrais tout, sur la classe ouvrière : la vie dans l’usine, la chaîne, l’exploitation, les quarts, les équipes, les cadences, etc. Ils m’ont appris plein de choses. Mais petit à petit, ça s’est fermé : ils étaient à l’intérieur de l’usine, derrière les grilles, ils n’étaient plus à l’extérieur, et nous on ne voyait plus grand monde. Et j’ai compris après que c’était fait exprès, que c’était organisé.
Plus tard, la décision a été prise d’occuper le Cirque de Rouen, jour et nuit. Il y avait des tables, de lecture, de littérature, de tous ces groupes qu’on ne connaissait pas ; on discute, il y a des débats à n’en plus finir, il y a une effervescence incroyable… J’ai un souvenir extraordinaire, il y a de la musique, des chansons… Pour moi, 1968, c’est une révolution gaie, un enchantement, on refait le monde, on découvre tous les jours quelque chose…
« Une conviction qui ne m’a pas lâchée depuis »
Le moment où le vent tourne, c’est le 30 mai. Ça correspond à l’allocution de De Gaulle, l’annonce des élections, etc. À Rouen, c’est une manifestation de droite qui nous oblige à abandonner le Cirque : c’est un moment de grosse déception. Mais nous on pense que les choses vont continuer, et elles continuent jusqu’en juin, avec les usines occupées, les manifestations contre la répression… Mais petit à petit les entreprises reprennent une à une, avec des négociations usine par usine, mais nous on avait l’impression que ça allait continuer, que ce n’était qu’une première étape, qu’il y aurait bientôt une révolution plus profonde.
Mai 68 a vraiment changé ma vie. La conviction que j’avais auparavant, que l’on pouvait changer complètement la société, que les ouvrierEs pouvaient diriger la production, que l’on pouvait en terminer avec l’exploitation, était une conviction livresque. Mai 68 a montré que c’était possible. Et je suis restée avec cette conviction, qui ne m’a pas lâchée depuis.
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