Au début du 20e siècle, la Russie tsariste constituait l’une des principales puissances du monde capitaliste...
S’étendant de la Pologne jusqu’au Pacifique, cet empire surdimensionné possédait les plus importantes réserves de matières premières au monde. Bénéficiant d’une population nombreuse et dynamique, il pouvait aligner des millions d’hommes sur les champs de bataille et disposait de régiments d’élite réputés. La Russie avait aussi un État fort, appuyé sur la légitimité divine du tsar et l’autorité de l’Église orthodoxe. Elle constituait ainsi une puissance éminemment réactionnaire, qui pouvait apparaître comme l’un des principaux garants de l’ordre européen.
Prolétariat des villes et des champs...
L’empire russe était aussi réputé pour son archaïsme, puisque l’immense majorité de sa population vivait dans des campagnes coupées de tout, n’avait reçu presque aucune éducation et ne parvenait pas à manger à sa faim. Néanmoins, elle était parvenue à se doter d’une industrie étonnamment moderne, cela grâce à l’arrivée de capitaux étrangers attirés par la richesse de son sous-sol... et la présence d’une main-d’œuvre exploitée férocement à des prix défiant toute concurrence. Bien que partielle et limitée, cette industrialisation avait doté la Russie de quelques millions d’ouvriers, concentrés dans des usines de taille gigantesque, pour l’essentiel situées à Petrograd ou Moscou. Ce prolétariat industriel regroupait sans doute moins de 5 % de la population, mais constituait une classe dangereuse en raison de sa très forte concentration et du caractère particulièrement inhumain de son exploitation.
À la différence des grands pays capitalistes, l’État russe ne pouvait compter sur ses campagnes pour enrayer la menace de l’insubordination ouvrière. Depuis les années 1860, la Russie s’était en effet engagée dans une politique de modernisation de ses structures rurales, destinée à remplacer ses anciennes communautés serviles par une classe de paysans propriétaires. Si cette politique avait permis de créer une petite élite d’agriculteurs, engagée dans la modernisation des pratiques agraires, elle avait surtout donné naissance à un vaste prolétariat rural privé de terres et socialement déraciné. La grande majorité de la paysannerie aspirait ainsi à un partage des terres et constituait un immense foyer de développement des idées socialistes qui y trouvaient une base d’autant plus large que les campagnes accueillaient plus de 80 % de la population russe.
Un véritable baril de poudre
Tout aussi importante était la situation des élites russes, même si elles ne constituaient qu’un groupe très minoritaire. Ne disposant que d’une bourgeoisie très faible, la Russie n’offrait à sa jeunesse dorée qu’une carrière dans le clergé ou dans les services bureaucratiques d’un État archaïque. Fondé sur la vieille étiquette nobiliaire, le service suranné du tsar ne pouvait guère satisfaire les aspirations d’une jeunesse qui se nourrissait des grands textes écrits en Europe occidentale. Basculant pour certains dans le libéralisme et pour d’autres, de plus en plus nombreux, vers le socialisme, cette jeunesse offrait aux aspirations prolétariennes des cadres révolutionnaires. En 1881, l’État tsariste s’en était suffisamment inquiété pour créer à son intention une police politique redoutable (l’Okhrana) qui faisait condamner à la déportation des générations entières d’étudiants et de lycéens, faisant des camps d’exil sibérien des lieux de formation et d’aguerrissement des cadres socialistes.
La Russie constituait ainsi un véritable baril de poudre, comme l’avait montré la vague qui en 1905 avait failli emporter le tsarisme. À l’époque, l’État de Nicolas II avait pu trouvé la force de rebondir et de reprendre le contrôle des événements, en divisant les forces révolutionnaires moyennant la promesse de quelques vagues réformes de libéralisation du régime. Dix ans plus tard, l’État tsariste ne disposait désormais plus de cette possibilité, puisque la guerre avait liquéfié son appareil bureaucratique et délégitimé le pouvoir tsariste.
Perte de contrôle...
Destinée à restaurer le prestige du tsar, l’entrée en guerre de la Russie avait mis en évidence l’archaïsme de l’armée russe. Dans sa grande fresque historique Août 1914, Soljenitsyne a décrit à merveille la désastreuse guerre de mouvement de l’armée russe, avec ses états-majors cherchant leurs troupes égarées, ses sous-officiers incapables de lire une carte, ses compagnies privées de tout ravitaillement ou encore ses communications non cryptées que l’état-major allemand interceptait systématiquement. Après avoir été écrasée et subie des pertes colossales, l’armée russe ne trouva son salut qu’en s’enterrant dans des tranchées, où les conditions de vie étaient telles que certains soldats devaient combattre sans chaussure dans le gel et la neige...
L’entrée dans la guerre de position fut de fait fatale au régime tsariste. L’économie russe s’avéra totalement incapable de soutenir l’effort de guerre, plongeant la population civile dans une misère insupportable. L’État ne put subir le choc de la militarisation et la bureaucratie impériale perdit rapidement tout contrôle sur la situation. La cour impériale elle-même semblait avoir perdu toute raison, comme le montra l’influence croissante du délirant moine Raspoutine sur la famille impériale mais aussi et surtout son assassinat en décembre 1916 par des membres de la haute aristocratie russe qui n’hésitaient plus désormais à liquider le favori du tsar qui, déconsidéré par ses défaites, avait perdu toute autorité morale et politique.
Laurent Ripart