Les responsables de la City étaient allés se coucher confiants après un ultime sondage annonçant la victoire du Remain (« rester » dans l’Union européenne) et alors que Nigel Farage, dirigeant de l’UKIP (Parti de l’indépendance du Royaume-Uni) et l’un des chefs de file du Leave (« sortir »), venait de reconnaître sa défaite… C’est donc un séisme politique aussi brusque qu’inattendu qui a secoué le Royaume-Uni quand, aux petites heures du matin du 24 juin, les résultats ont démenti toutes les prévisions.
Des facteurs de crise qui s’accumulent
Pour la première fois, un Etat a décidé de quitter l’Union européenne – et pas n’importe lequel : 65 millions d’habitants, la cinquième économie mondiale. Rien d’étonnant à ce que l’onde de choc se propage. La livre sterling est tombée à son plus bas depuis 31 ans, le rendement des obligations britanniques s’effondre, des fonds de placement immobilier sont contraints de suspendre leurs opérations. L’indice des banques de la zone euro a perdu 22 % entre le 24 juin et le 7 juillet, les alertes se multiplient à propos d’un système bancaire italien noyé sous des créances douteuses…
Les dirigeants européens affichent leur fermeté : pas question que les Britanniques fassent traîner les choses ; ni de les laisser accéder librement au marché unique s’ils n’en paient pas le prix (comme la Norvège ou la Suisse), ou bien s’ils remettaient en cause la libre circulation des ressortissants de l’UE. Merkel semble parfois plus conciliante, mais Schaüble veut conjurer les risques de contagion, tandis que Hollande et Renzi voient une opportunité de renforcer leur poids relatif.
Du côté des défenseurs du Brexit, la surprise du résultat a laissé place à une profonde désorientation. Farage a dû reconnaître que la plupart de ses arguments de campagne étaient « des erreurs » – avant d’annoncer son retrait de la direction de l’UKIP. L’ex-maire conservateur de Londres, Boris Johnson, qui avait pris la tête du Leave, s’est déconsidéré auprès de ses partisans en déclarant, au lendemain du référendum, qu’en fait rien n’allait vraiment changer ; soupçonné de n’avoir eu comme but que de remplacer David Cameron comme premier ministre, il a dû abandonner ses prétentions à ce poste.
De nouvelles crises menacent en Irlande du Nord, où la population refuse le rétablissement d’une frontière avec la République d’Irlande, ainsi qu’en Ecosse, où l’option de l’indépendance revient sur le devant de la scène.
Face au risque que les banques de la City perdent leur « passeport européen » (grâce auquel elles opèrent sur le continent sans frais supplémentaires), le Royaume-Uni et plusieurs pays, dont la France, engagent une course au dumping fiscal. La solution imaginée par l’actuel ministre britannique des finances, George Osborne, est de baisser à 15 % le taux de l’impôt sur les sociétés...
Un sérieux avertissement
Dans les années 1970 à 1990, l’opposition à ce qui est devenu l’Union européenne venait, d’une part, de la droite isolationniste et nostalgique de l’Empire, appuyée sur les secteurs capitalistes qui regardent davantage vers les Etats-Unis et l’Asie ; et, d’autre part, de larges parties du mouvement ouvrier et de la gauche, qui refusaient une « construction européenne » à la fois capitaliste et antidémocratique. Or, en 2016, ce second facteur a fait défaut. La campagne du référendum a été totalement dominée par la droite, qui lui a imprimé une tonalité nationaliste, xénophobe et raciste.
La gauche du Labour autour du leader du parti, Jeremy Corbyn, ainsi que la plupart des directions syndicales, se sont en effet empêtrées dans une défense du Remain basée sur la double illusion d’une Union européenne qui serait un rempart face à l’ultralibéralisme des tories, et qui pourrait être « réformée » dans un sens progressiste, démocratique et social. Cela n’a pas empêché le gros de la classe ouvrière traditionnelle (y compris en Ecosse1) de voter pour le Leave. Parfois sans doute pour de mauvaises raisons (les mêmes qui, en 2009, avaient amené des travailleurs à manifester en faveur de « jobs anglais pour les ouvriers anglais »), mais avant tout comme protestation contre l’austérité et la collusion entre les politiques et le grand patronat. Quant à Corbyn, il fait maintenant l’objet d’une offensive de l’appareil travailliste qui veut forcer sa démission… en invoquant son engagement trop discret en faveur du Remain.
Pour l’extrême gauche, le positionnement à adopter face à ce référendum n’était pas d’une absolue simplicité. Une conclusion commune devrait pourtant être tirée : si la classe ouvrière et ses organisations ne prennent pas la tête de la lutte contre l’Union européenne, en opposant à celle-ci la perspective internationaliste d’une Europe des travailleurs et des peuples, elles risquent de laisser le champ libre à tous les démagogues ultra-droitiers ou fascisants… Là-bas comme ici.
Jean-Philippe Divès
- 1. Le jour précédant le référendum, les partis représentés au parlement autonome (SNP, travaillistes, conservateurs, libéraux-démocrates et Verts) avaient publié un appel commun à voter « Remain ». Ces cinq partis avaient totalisé plus de 95 % des voix aux élections du 16 mai 2016. Le « Leave » a néanmoins atteint 38 % en Ecosse, avec de fortes percées dans les quartiers ouvriers et déshérités de Glasgow, Dundee ou Aberdeen.