Par Veronica Fagan.1
En convoquant le 18 avril dernier des élections générales inattendues pour le 8 juin 2017, la Première ministre britannique Theresa May s’attendait à ce que le résultat renforce sa position. En réalité, c’est l’exact contraire qui s’est produit. Il y a maintenant une perspective très réelle qu’un gouvernement travailliste dirigé par Jeremy Corbyn, élu sur la base d’un manifeste socialiste radical, prenne les rênes au cours de l’année à venir. Les résultats des élections sont un surprenant triomphe pour Corbyn et une défaite significative pour May.
Cette possibilité a d’énormes conséquences pour la gauche à travers l’Europe et au-delà. La Grande-Bretagne n’est pas un pays périphérique. C’est une puissance économique majeure avec des prétentions impérialistes et qui avait été à l’avant-garde de la promotion du néolibéralisme. Un gouvernement social-démocrate de gauche arrivant sur la base d’un mouvement de masse radicalisé aurait inévitablement un impact positif sur la classe ouvrière britannique et européenne.
Pourquoi alors May a-t-elle fait ce pari qu’elle a perdu ? Elle savait que les négociations sur le Brexit entre la Grande-Bretagne et le reste de l’Union européenne (UE) devaient commencer le 19 juin. Depuis le référendum de l’été 2016 au cours duquel le pays a voté pour la sortie de l’UE, les divisions historiques au sein du Parti conservateur sur cette question s'étaient tues.
Même si May avait soutenu, mais sans plus, le maintien de son pays dans l’Union, une fois qu’elle a pris la place de David Cameron (qui a démissionné dans les heures qui ont suivi l’annonce des résultats de l’été dernier), elle a construit son gouvernement avec des anti-européens purs et durs. Son parti a cherché à miner le soutien croissant au Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP) de Nigel Farage en adoptant ses politiques et son approche – une sorte d’UKIPisation du Parti conservateur.
Mais cela ne voulait pas dire que tous les Conservateurs s’étaient réconciliés avec cette orientation et elle savait que ces divisions deviendraient plus présentes au cours des discussions à venir avec Bruxelles, dans les médias et même potentiellement au sein de la Chambre des communes, où elle ne disposait que d’une faible majorité. Elle voulait consolider sa position avant le début des négociations.
Les Conservateurs n’avaient que du mépris pour le dirigeant travailliste Jeremy Corbyn, et ils avaient toutes les raisons de croire que cette approche était partagée par la majorité des députés travaillistes. Habilement aidé par les médias dominants, le Parti travailliste parlementaire (PLP) – à l’exception d’un groupe de partisans courageux de Corbyn – a tenté de le saper et de le diaboliser depuis son élection en septembre 2015.
L’assaut contre Corbyn a atteint son sommet après le référendum européen de juin 2016, lorsque 172 des 229 députés travaillistes ont voté par scrutin secret une motion de défiance contre le leader travailliste. Au cours de l’élection de la direction du Labour qui a suivi pendant l’été, Corbyn a été aisément réélu par l’ensemble des adhérents du parti.
Cependant May et les Conservateurs savaient que la majorité du PLP restait hostile à leur dirigeant. La droite travailliste ne manquait aucune occasion pour le clarifier en paroles et par écrit. Mais les Conservateurs ont complètement sous-estimé le rôle que les idées politiques de Corbyn et le puissant mouvement qui les propageait allaient jouer au cours de la campagne électorale. Les 22 points d’avance que les sondages donnaient aux Conservateurs lorsque les élections ont été convoquées, se sont évaporés lorsque la politique de Corbyn a commencé à être débattue dans le pays.
La Première ministre a perdu sa petite majorité. Il y a maintenant un Parlement sans majorité, et les Conservateurs ne peuvent gouverner qu’avec le soutien d’un des partis les plus réactionnaires en Europe : le Parti unioniste démocratique (DUP) d’Irlande du Nord.
Non seulement ce parti a une longue tradition de soutien aux groupes terroristes loyalistes, mais il est aussi profondément misogyne (par exemple il est complètement opposé à l’avortement) et homophobe (il a voté contre le mariage pour tous). Ce parti a déjà imposé aux Conservateurs un énorme prix comptant (un milliard de livres sterling), mais les groupes féministes et LGBTIQ craignent que ce ne soit pas la seule récompense qu’il va exiger.
Le manifeste travailliste
La principale raison du résultat extraordinaire de ces élections générales a été l’excellente campagne menée par le Parti travailliste de Corbyn, centrée sur un manifeste audacieux qui appelait à :
• l’augmentation des impôts des 5 % les plus riches et des entreprises ;
• la renationalisation des chemins de fer ;
• la suppression des frais de scolarité ;
• l’augmentation du financement du Service national de Santé (NHS) et le renversement des aspects clés du néolibéralisme ;
• et des exigences similaires dans d’autres domaines.
Ce n’était pas un ensemble d’exigences révolutionnaires ou anticapitalistes mais, dans la situation politique actuelle en Grande-Bretagne, c’était exactement l’approche qu’il fallait.
Elle rompait avec le consensus néolibéral qui a marqué la politique britannique depuis plus de trente ans. La ligne que Corbyn et ses partisans ont mise en avant au sein du Parti travailliste, y compris durant les deux élections de sa direction, a occupé le centre du débat électoral : l’austérité est un choix politique et nous rejetons ce choix. Cette même approche avait entraîné une augmentation massive du nombre d’adhérents du Parti travailliste au cours des deux élections de sa direction et a conduit aux victoires de Corbyn.
En même temps des efforts considérables ont été faits pour que chaque engagement du manifeste soit correctement calculé et pour démontrer comment l’argent nécessaire pourrait être généré par l’augmentation des impôts des entreprises et des 5 % les plus riches. C’était un choix conscient, érigeant une ligne de défense contre les accusations des médias et des Conservateurs selon lesquelles il s’agissait de promesses intenables.
Tout cela contrastait avec le manifeste des Conservateurs dans lequel, comme la secrétaire à la Défense du cabinet fantôme, Emily Thornberry, l’a souligné, les seuls chiffres présents étaient les numéros des pages. En attaquant le travaillisme de Corbyn, les Conservateurs ont affirmé que le manifeste travailliste était basé sur « un arbre d’argent magique ». Pourtant, par miracle ils ont maintenant pu trouver une énorme somme d’argent pour sceller leur deal avec le DUP.
Dans leur petit manifeste les Conservateurs ont également emballé les annonces d’attaques contre chaque secteur de la population, annulant par exemple l’interdiction de la chasse au renard et celle de la création de nouvelles écoles privées. Mais ce furent les diverses attaques contre les personnes âgées – en majorité leurs électeurs durant des décennies – qui ont dévoilé le plus clairement leur arrogance irréfléchie.
Ils voulaient procéder à un audit de l’allocation hivernale pour le fioul – 200 £ garanties une fois par an aux plus de 65 ans pour les aider face aux augmentations des factures de chauffage – pour vérifier si elle était utile. Face à la crise croissante des soins sociaux, ils annonçaient une taxe payée par ceux qui ont besoin de soins à domicile, calculée en fonction de la valeur de leur habitation. Et ils ont dit qu’ils allaient remettre en cause le principe de l’augmentation des retraites d’au moins 2,5 % par an, en l’alignant sur le taux de l’inflation ou bien sur la croissance du revenu moyen. Ils étaient confiants : ils pouvaient le faire en conservant leur avance dans les sondages.
Le manifeste électoral travailliste a modifié la situation : la politique s’est frayée un chemin dans les débats dominées jusque-là par des attaques personnelles contre Corbyn. Tout le monde a commencé à parler de la société où il serait mieux de vivre et cette discussion s’est significativement déplacée vers la gauche, avantageant Corbyn aux dépens de May.
Sur une série de questions, Socialist Resistance, la section britannique de la IVe Internationale, n’est pas d’accord avec le manifeste travailliste. Notre critique principale porte sur le fait que rien n’est dit sur le système électoral particulièrement antidémocratique, uninominal à un tour, dit « First Past the Post » (le premier obtient le siège). Lors des élections législatives de 2015, il fallait un nombre de voix hallucinant – 3,9 millions – pour élire un député de l’UKIP, et 1,1 million pour élire une députée des Verts. Pour élire un député libéral démocrate, il fallait 299 000 suffrages, 40 000 pour un député travailliste, 34 000 pour un député conservateur. Par contraste, il suffisait de 26 000 suffrages pour un député du Parti national écossais (SNP). UKIP a terminé troisième en nombre de voix et n’a eu qu’un seul membre du Parlement, alors que le SNP obtint 56 sièges avec moins de la moitié des voix de l’UKIP. Bien sûr, moins il y a de députés racistes, tel celui de l’UKIP, mieux c’est. Mais rien n’est gagné en truquant les élections contre eux, car il faut les vaincre politiquement. En particulier lorsqu’un tel truquage empêche également l’élection de députés de gauche.
Nous pensons qu’il faut mener une campagne pour la représentation proportionnelle, au sein du Parti travailliste et plus généralement dans la société britannique. Le Labour Party gagnerait beaucoup de soutiens – et une grande crédibilité politique – s’il s’engageait à mettre fin à cette situation une fois pour toutes.
Nous pensons également que la position du Parti travailliste sur l’Écosse pose de très sérieux problèmes. Nous soutenons le droit du Parlement écossais d’organiser en Écosse un second référendum sur l’indépendance. Nos militants écossais feraient campagne en faveur du « oui » dans un tel référendum et ceux d’Angleterre et du Pays de Galles argumenteraient en faveur d’un tel choix, comme nous l’avons fait lors du précédent référendum sur l’indépendance.
L’attitude unioniste du Parti travailliste en Écosse se combine avec sa trajectoire droitière au cours des décennies et a conduit un grand nombre d’électeurs travaillistes – en fait des membres et des militants actifs à apporter leur soutien au SNP. La montée de Corbyn a été beaucoup plus faible en Écosse que partout ailleurs en Grande-Bretagne, même si sa campagne ainsi que le manifeste ont eu cette fois-ci un impact positif. Mais il faut encore lutter pour changer l’approche globale du Parti travailliste des deux côtés de la frontière en ce qui concerne la question de l’indépendance de l’Écosse.
Liberté de circulation ?
La question la plus débattue et sur laquelle il y a eu le plus de divisions au sein de la gauche concerne l’attitude du Parti travailliste envers l’Union européenne et, en particulier, la liberté de circulation et plus généralement la question de la migration.
Malgré les rumeurs suggérant le contraire, Jeremy Corbyn a fait sans relâche campagne pour rester dans l’UE lors du référendum. S’il n’a pas fait partie de la campagne officielle en faveur du maintien de la Grande-Bretagne dans l’UE, c’est parce qu’il ne voulait pas faire campagne avec les conservateurs et le grand capital – ne pas refaire ce qui a certainement affaibli le Parti travailliste lors de la campagne pour le référendum sur l’indépendance en Écosse.
Il était essentiel que Corbyn soit clair sur le fait qu’il reconnaît le résultat du référendum – ne pas le faire aurait été antidémocratique.
Mais le Parti travailliste avait un autre problème. Bien que la majorité de ses électeurs se soient prononcés pour que la Grande-Bretagne reste dans l’UE, une majorité des députés travaillistes avaient été élus dans des circonscriptions où la sortie de l’UE était majoritaire. Pour empêcher que ces circonscriptions ne basculent vers les conservateurs lors de cette élection législative, Crobyn devait regagner le soutien d’un bon nombre de ces électrices et électeurs. Le manifeste travailliste, promettant des services publics pour tous et non pour quelques-uns, était essentiel pour cela, mais il fallait qu’il soit clair dès le début que le Parti travailliste accepterait le résultat du référendum. Certains ont soutenu que les députés travaillistes auraient dû s’opposer à la mise en œuvre de l’article 50 du traité de Lisbonne, qui commence le processus de retrait de l’UE – mais cela aurait été une erreur et de plus cela aurait été préjudiciable électoralement.
Voici ce que dit le manifeste travailliste en ce qui concerne les ressortissants de l’UE vivant actuellement en Grande-Bretagne : « Un gouvernement travailliste garantira immédiatement les droits existants pour tous les ressortissants de l’UE vivant en Grande-Bretagne et obtiendra des droits réciproques pour les citoyens du Royaume-Uni qui ont choisi de vivre dans les pays de l’UE. Les ressortissants de l’UE non seulement contribuent à notre société : ils font partie de notre société. Ils ne doivent pas être utilisés comme une monnaie d’échange. »
Ce dernier point a été particulièrement mis en avant par Corbyn tant avant les élections que plus récemment, en réaction à la « proposition » faite par Theresa May à l’Union européenne. C’est une bonne position.
Il est intéressant que le secrétaire au Brexit du Cabinet fantôme, Keir Starmer, ait été plus loin. S’en prenant à la position de May, il a critiqué le fait que le seuil de revenu de 18 000 £ empêche certains citoyens britanniques de faire venir des membres de leur famille pour vivre en Grande-Bretagne. On lui a demandé s’il disait que les citoyens de l’UE devraient avoir plus de droits que les ressortissants britanniques. Il a répondu « non, nous examinerons cette politique lorsque nous serons au gouvernement »2 à Grenfell le modèle est cohérent – les voix des travailleurs sont ignorées », il faisait écho aux sentiments de millions de gens. Virer les Conservateurs et élire un gouvernement Corbyn est la meilleure façon d’éviter d’autres Grenfell, bien que cela implique également de s’attaquer à de très nombreuses entités locales dirigées par des travaillistes qui ont aussi géré l’austérité au lieu de la combattre.
Depuis la tragédie de Grenfell, il est devenu clair que d’autres conseils municipaux, y compris contrôlés par des travaillistes, ainsi que des sociétés d’habitation ont utilisé des mêmes matériaux et ont eu des pratiques semblables que Grenfell. Le conseil municipal travailliste de Camden avait plusieurs tours qu’il a évacuées. Initialement on nous a dit que c’était parce que le même revêtement qu’à Grenfell avait été utilisé, mais maintenant il semble qu’en plus toutes les portes anti-incendie ont été enlevées au cours d’une récente « rénovation ». Écouter les locataires et les travailleurs et répondre à leurs préoccupations devrait donc être la leçon que les conseillers municipaux travaillistes tirent de Grenfell.
Gouvernement travailliste (impatiemment) en attente
Les élections et les performances contrastées des Travaillistes et des Conservateurs ont transformé la situation politique en Grande-Bretagne. Nombreux parmi ceux qui précédemment attaquaient Corbyn, aussi bien des médias que de la droite travailliste, ont remarqué qu’il était « premier-ministrable ».
Certains des pires aspects du manifeste conservateur ont été abandonnés dans le texte du discours de la Reine. La raison officielle était que le DUP s’opposait à certaines choses, telle la fin des garanties de retraites, mais la pression de Corbyn a aussi dû jouer un rôle. Un véritable débat se développe maintenant, même dans les médias dominants, sur la fin de l’austérité.
Si Theresa May ne semble pas menacée actuellement en tant que dirigeante du Parti conservateur, c’est uniquement parce que le parti n’a pas d’alternative évidente. Les sondages indiquent que tout autre leader potentiel serait encore moins populaire qu’elle face à Corbyn. Après tout, le Parti travailliste de Corbyn a défié toute forme d’austérité plutôt qu’une personnalité. Mais lorsque l’ancien chancelier conservateur George Osborn, actuellement rédacteur en chef du quotidien londonien Evening Standard, se réfère ouvertement à elle en parlant de la marche d’une femme morte, la précarité de son poste est évidente.
Les travaillistes jouent leur avantage en proposant un amendement au discours de la Reine, appelant à la fin du gel du salaire du secteur public et à des fonds supplémentaires pour les pompiers et les policiers. Bien qu'il soit peu probable que cet amendement soit adopté, il continue à centrer le débat sur le fait que l’austérité est un choix politique.
Lors des premières questions adressées au Premier ministre à la Chambre, le 28 juin, Jeremy Corbyn s’est félicité du fait que les poursuites contre les responsables de Hillsborough ont été annoncées le jour même et il s’est concentré ensuite sur les leçons à tirer de Grenfell et les étapes à suivre pour soutenir les victimes et pour prévenir la répétition d’une telle tragédie, non seulement dans les grandes tours, mais aussi dans d’autres immeubles où des matériaux similaires ont été utilisés.
Les membres du Parti travailliste ont de nouveau confiance en eux. Ils se préparent pour de nouvelles élections qui pourraient arriver à n’importe quel moment au fur et à mesure que la crise du Parti conservateur s’aggrave. Élections que le Labour Party a toutes les chances d’emporter sur une plateforme de revendications radicales.
Les militants qui se sont rassemblés pour rejoindre le Parti travailliste depuis les élections de 2015 ont beaucoup en commun avec ceux qui ont rejoint des partis tels que Podemos dans l’État espagnol pour lutter en faveur d’une société différente. Il y a des raisons particulières dans l’histoire et la structuration du mouvement ouvrier britannique qui ont fait que cette révolte s’est engouffrée dans les rangs du parti social-démocrate au lieu de créer un nouveau parti alternatif. La victoire électorale et la mise en place d’un gouvernement Corbyn seraient un grand pas en avant pour la gauche – en Grande-Bretagne, mais aussi en Europe et au-delà.
- 1. Veronica Fagan est rédactrice en chef de Socialist Resistance et dirigeante de la section britannique de la IVe Internationale.
- 2. Cet article déforme ce que Starmer a effectivement dit : http://www.independent.c…].
Bien sûr le débat ne s’arrête pas là. La question est de savoir si la migration européenne sera autorisée après que la Grande-Bretagne aura quitté l’UE et comment cela s’intègre dans la politique migratoire en général. Le manifeste est moins précis sur cette question, mais il suggère qu’un gouvernement travailliste remplacerait la liberté de mouvement par la liberté de travailler (probablement pour tous les migrants), c’est-à-dire que ceux qui auraient un emploi pourraient circuler. Ceci s’accompagne d’une rhétorique très forte contre l’exacerbation du racisme par la droite : « Le Parti travailliste ne fera pas des migrants des boucs émissaires, pas plus qu’il ne les accusera des échecs économiques ».
C’est loin d’être suffisant – par exemple, il y a une tension entre l’argument essentiel selon lequel les migrants sont d’abord des êtres humains et l’emploi de termes qui les déshumanisent, tels que « la gestion de la migration » – mais cela va dans la bonne direction. Socialist Resistance soutient la position « No Borders » (Pas de frontières), mais cela ne veut pas dire que nous pensons que cette attitude gagnera aisément un soutien massif, en particulier un an seulement après le venimeux référendum sur l’UE au cours duquel le racisme et les sentiments anti-immigration ont été légitimés par les médias et par beaucoup de politiciens de premier plan.
Que les ressortissants de l’UE et les militants pour les droits des migrants se concentrent sur cette question est parfaitement compréhensible. Nous pensons cependant qu’il est plus efficace de se demander où le Labour Party en est concrètement sur cette question, où nous souhaiterions qu’il soit et donc comment le faire bouger davantage dans la bonne direction. Pour le faire, il faut reconnaître que la position actuelle exprimée dans le manifeste n’est pas totalement mauvaise. Et qu’il faut proposer des mesures concrètes, comme l’invitation des militants antiracistes en tant que conférenciers ou des débats sur la manière de contester les idées racistes lors des porte-à-porte.
Nous critiquons les politiciens travaillistes de même que tous les autres si, selon nous, ils aident le racisme. Il y a eu des déclarations des députés travaillistes soutenant Corbyn qui, à notre avis, ont glissé dangereusement sur cette pente, comme Angela Rayner, secrétaire à l’Éducation du Cabinet fantôme, disant que la migration est responsable de la baisse des salaires. Cela n’est pas vrai – le problème est généralement le manque d’organisations syndicales – mais c’est un mythe que la droite répète constamment.
Mais nous sommes convaincus que d’autres dirigeants travaillistes du premier plan ont une orientation différente et luttent pour elle au sein du Labour Party. Mentionnons seulement Jeremy Crobyn, qui est venu participer à une manifestation en défense des migrants juste après sa première élection à la tête du parti, ou John McDonnel qui a lutté contre la détention des migrants, ou encore Diane Abbot, qui a beaucoup écrit et animé de nombreuses campagnes…
La campagne électorale travailliste
La nature même de la campagne travailliste était significative. Au cours des sept semaines entre le 18 avril et le 8 juin, Corbyn a pris la parole dans 90 rassemblements, dans plus de 60 villes ou cités de toute la Grande-Bretagne, autour du slogan « For the many not the few » (pour le grand nombre et non pour quelques-uns). C’était des meetings énormes avec des milliers de participants, parfois sur des plages ou dans des parcs, car il n’y avait pas de salle assez grande pour accueillir les foules. Le message était que les campagnes comme celle en défense du Service national de santé, des syndicats ou des militants étaient une partie essentielle de sa campagne électorale.
Partout en Grande-Bretagne des milliers de militants ont parcouru les rues en parlant aux électrices et électeurs du projet du Labour. Un grand nombre de ceux qui avaient rejoint le parti depuis les élections de 2015, y compris ceux qui l’ont fait pour soutenir Corbyn, n’avaient pas participé au rythme quotidien du parti. Maintenant ils ont été actifs car ils ont compris qu’il était vital d’empêcher un glissement conservateur.
Les syndicats et les mouvements sociaux, en particulier ceux autour des services publics, ont également joué un rôle important. C’est en particulier le cas des syndicats enseignants (dont aucun n’est actuellement affilié au Parti travailliste) qui ont organisé une extraordinaire campagne sur la question du financement des écoles. Les parents et les élèves se sont mobilisés et de nombreuses écoles affichaient des pancartes dénonçant les coupes budgétaires des conservateurs qui les obligent de consacrer leur temps à la collecte des fonds ou à faire appel aux parents pour payer les livres et la papeterie.
Tout cela contrastait avec les conservateurs et Theresa May. Lorsque la Première ministre tenait une réunion, les participants étaient des membres de son parti triés sur le volet. Une avait eu lieu dans une usine avant que les salariés n’y arrivent, une autre dans un centre communautaire qui venait de perdre la subvention gouvernementale. Des fuites ont commencé à montrer à quel point les photos de ces réunions avaient été recadrées pour faire croire que le petit nombre de présents était une foule. De plus, May a refusé de débattre face à face dans les médias avec Corbyn ou d’autres dirigeants de partis.
Au cours de la soirée électorale un autre important perdant est apparu aux côtés des conservateurs. Le magnat de la presse, Rupert Murdoch, avait une tête d’enterrement. L’équipe de Corbyn et le groupe de pression de gauche Momentum ont en effet réalisé un excellent travail dans les réseaux sociaux – qui avaient aussi joué un rôle central dans la campagne interne pour l’élection de Corbyn. De moins en moins de gens dépendent des journaux ou des grandes chaînes de télévision pour leur information. Et même moins de la moitié du lectorat de The Sun (quotidien le plus vendu en Grande-Bretagne, qui appartient à Murdoch) a participé au vote.
La campagne centrale de l’appareil du Parti travailliste, que Corbyn ne contrôle pas, était défensive et peu réactive. Les gens étaient généralement encouragés à s’occuper de leurs propres circonscriptions, même là où le parti était certain de l’emporter. Quelques ressources supplémentaires ont été fournies là où les députés travaillistes avaient perdu leurs sièges en 2015, mais même après que les sondages ont commencé à indiquer la baisse des conservateurs, rien n’a été fait pour cibler leurs points faibles.
Momentum a fait un excellent travail en débordant l’appareil, pour rompre avec la routine et inciter les gens à s’engager dans la campagne, avec de très bons résultats.
Les campagnes locales étaient très diverses. Certains députés ont rarement mentionné le Parti travailliste et encore moins Jeremy Corbyn dans leur matériel électoral et ont cherché à se présenter en tant que défenseurs des causes locales. Parmi eux, certains avaient même admis le mythe qu’une politique radicale était condamnée à l’échec électoral. D’autres ont poursuivi leur lutte contre Corbyn. Mais le résultat des élections a forcé beaucoup d’entre eux à faire publiquement amende honorable et à féliciter la campagne travailliste aussi bien que son résultat. Il ne faut pas croire que cela représente pour la plupart d’entre eux un tournant politique, mais la position de Corbyn en tant que dirigeant du parti en sort renforcée.
De ce point de vue, il y a toujours deux partis dans le Parti travailliste, dont l’un soutient Corbyn et l’autre est contrôlé par la droite du PLP et par l’appareil. Mais la campagne électorale a fait pencher le rapport des forces plus que jamais vers l’orientation de Corbyn.
Les élections législatives britanniques aboutissent généralement à une pause politique : le gouvernement – nouveau ou reconduit – s’installe et traduit son manifeste en un nouveau programme de législature alors que les militants se reposent après la campagne. Cette fois-ci c’est l’inverse qui s’est produit.
Jeremy Corbyn a joué un rôle clé dans ce domaine. À la veille du scrutin, lorsqu’il était clair que le résultat serait bien meilleur pour lui que ce qu’espéraient les conservateurs et ses opposants de droite au sein du Parti travailliste, depuis sa circonscription d’Islington (Grand Londres) il a exhorté ses partisans à poursuivre la campagne.
Lorsqu’une manifestation a été appelée pour le 1er juillet par l’Assemblée du peuple – un mouvement social militant – avec des mots d’ordre comme « Virons les conservateurs » et « Pas un jour de plus », le chancelier du Cabinet fantôme John McDonnel a appelé un million de personnes dans la rue. Corbyn et McDonnel ne séparent pas ce qu’ils défendent au Parlement de ce pour quoi les militants se battent sur les lieux de travail, dans les communautés et les rues. Ils s’en nourrissent.
Grenfell : meurtres néolibéraux
Quelques jours seulement après les élections, un événement tragique a souligné la transformation des rapports de forces entre les deux principaux partis et leurs dirigeants : l’incendie d’une tour de logements sociaux, Grenfell Tower, dans le nord-ouest de Londres, qui a coûté la vie à au moins 78 personnes.
Des millions de gens ont vu avec horreur sur leurs écrans de télévision comment un bâtiment de vingt-trois étages avait pris feu de l’extérieur avec une extrême rapidité. Cela a eu lieu dans l’arrondissement royal de Kensington and Chelsea (K+C), la commune la plus riche de Grande-Bretagne où l’administration conservatrice a été à l’avant-garde de la réduction des dépenses budgétaires et de la privatisation. Alors que cet arrondissement royal a de nombreux résidents très aisés, ce n’était certainement pas le cas des locataires de Grenfell. Pour quiconque connaît le nord de Kensigton il n’était pas surprenant que la première victime dont la mort a été confirmée soit un réfugié syrien.
Cette tragédie, qui aurait pu être aisément évitée, a été le fruit de la déréglementation néolibérale qui a sacrifié les prolétaires sur le brasier de l’austérité. John McDonnel a fort justement affirmé que les victimes ont été « assassinées par des décisions politiques ».
Ces décisions comprennent l’assouplissement des règles de construction, ce qui permet aux promoteurs de construire ou de rénover des immeubles avec plus de profits, non seulement en employant des matériaux dangereux, mais également en n’y installant pas les éclairages de secours, des issues d’incendie adéquates ou des extincteurs automatiques. Il s’agit également de la dilution des réglementations sanitaires et de sécurité, dont des consignes d’incendie, considérées comme de la « paperasserie », qui sont affaiblies à la fois par la législation et par la suppression des postes permettant de les superviser correctement.
Les matériaux employés pour isoler la tour – ainsi que nombre d’autres immeubles à travers la Grande-Bretagne – étaient inflammables, mais moins chers que d’autres moins dangereux. Les organisations de locataires avaient protesté depuis des années contre d’autres problèmes de sécurité – pour les calmer, on les a menacés de poursuites judiciaires. En 2014 ils avaient écrit que les travaux « de rénovation » ont transformé la tour en un piège mortel. Puis en 2016 : « C’est une pensée vraiment terrifiante, mais le Groupe d’action de Grenfell croit fermement que seul un événement catastrophique pourrait mettre au jour l’ineptie et l’incompétence de notre propriétaire. »
Au fur et à mesure que de plus en plus d’informations sur cet événement sont dévoilées, la fureur grandit à la fois au nord de Kensington et au-delà. Les visites des deux dirigeants politiques ont été emblématiques dans ce contexte. La Première ministre Theresa May s’est rendue à Grenfell, mais elle n’a pas rencontré les résidents en deuil, blessés et traumatisés. Au lieu de cela, elle a eu une réunion à huis clos avec les seuls membres des services d’urgence au lendemain de l’incendie. Cela a fait écho à son comportement lors de la campagne électorale au cours de laquelle, contrairement aux rassemblements de masse de Corbyn, elle tenait des réunions avec des auditoires de conservateurs triés sur le volet.
Ainsi lorsque Corbyn a dit au Parlement au cours du débat sur la tragédie que « de Hillsborough
Un match de football en 1989 dans lequel 96 personnes sont mortes et 766 ont été blessées à la suite d'actions de police qui ont provoqué une poussée de supporters de Liverpool dans des zones déjà surpeuplées. Des histoires fausses ont été nourries par la presse accusant entre autres l'ivresse des fans. Il a fallu militer jusqu’en 2016 pour obtenir un verdict d'enquête sur la culpabilité, après de nombreuses mises en garde, de l'établissement.