Il a suffi d’une déclaration d’Arnaud Montebourg pour mettre le monde politico-journalistique en émoi : éditos enflammés et déclarations lapidaires se sont empressés de mettre en garde contre le retour de la « germanophobie ».
L’important n’est pas tant le fond de la discussion que ce qu’elle révèle de l’imaginaire collectif à l’égard de l’Allemagne. Présenté comme le moteur de la construction européenne, artisan de la paix et du bien-être, le couple franco-allemand, pour être parvenu à éloigner la haine du « boche », a été paré de toutes les vertus. Pendant près de 50 ans, il a été fondé sur un partage clair des tâches : à l’Allemagne la puissance économique, à la France la tutelle politique. Une tutelle non dépourvue de condescendance à l’égard d’un peuple considéré comme collectivement responsable d’une des plus grandes tragédies du xxe siècle1. Ainsi, durant cette période, l’État français a pu utiliser à loisir la rente de situation que lui conférait d’avoir siégé à la table des vainqueurs au sortir de la Seconde Guerre mondiale pour neutraliser son principal concurrent sur le continent. Une situation qui n’est pas pour rien par exemple dans le fait que la France figure en 3e position du palmarès mondial de la vente d’armement ou encore qu’elle dispose d’une industrie nucléaire, civile et militaire, particulièrement développée.
Mais les bouleversements issus de la chute du Mur ont remis en cause cette conception du partenariat. La « modernisation » accélérée de l’économie allemande, sous l’impulsion d’un dumping social particulièrement efficace, a donné de nouvelles ambitions au géant économique, qui supporte de moins en moins bien la tutelle politique que les événements lui avaient imposée. Depuis l’absorption de la RDA, l’œuvre accomplie est imposante et fait saliver tous les patronats d’Europe. C’est là que réside le fondement de l’insistance avec laquelle journaux et responsables politiques se réfèrent au « modèle allemand », tant en ce qui concerne les négociations sociales que sur la retraite, les salaires... C’est là également le fondement du merkozysme : il s’agit de saisir l’opportunité de la crise pour imposer un plan d’ajustement structurel à l’échelle européenne, et à la France en particulier. Car à travers Merkel, ce sont les exigences patronales et financières qui s’expriment, et non un quelconque projet d’Europe allemande ! Car par bien des aspects, le système social à la française, même profondément malmené par les dernières réformes, reste un verrou important sur le chemin de « la concurrence libre et non faussée » à l’échelle européenne. Et la force des mouvements sociaux (en particulier depuis 1995), malgré l’absence de victoires ces dernières années, continue de donner de l’urticaire aux marchés financiers.
Dans ce contexte, les sorties de Montebourg et Le Guen, évoquant pèle-mêle « Bismarck » et « les accords de Munich » ne démontrent pas seulement une méconnaissance profonde de la réalité allemande. Elles sont également le signe d’un repli de plus en plus marqué sur la sphère nationale, en se posant comme les garants de l’honneur national face à un Sarkozy capitulard. Mais il est vrai qu’avec les balles qui ont abattu Jaurès juste avant qu’il en appelle à la grève générale contre la guerre en 1914, est également morte toute idée d’internationalisme dans les rangs de la social-démocratie. Sur ce terrain, les déclarations tonitruantes du candidat Mélenchon autour des gaufres et des machines-outils, ne sont pas exemptes non plus de dimensions « patriotardes ». Et le candidat Hollande, tout en essayant de se tailler une stature internationale devant le SPD, n’a rien proposé d’autre qu’une austérité mieux négociée, à coups d’euro-obligations et de capacité d’intervention renforcée pour la BCE.
La gauche, prise dans son ensemble, est aujourd’hui oublieuse de l’histoire commune des prolétariats français et allemand : des tentatives coordonnées de lutter contre la guerre, des actions combinées contre l’occupation de la Ruhr, de l’accueil des antifascistes poursuivis, de la résistance antinazie « sans haine pour le peuple allemand » (Manouchian), de la lutte contre le réarmement... Cette dimension internationaliste, certes minoritaire, est évidement bien moins facile à réactiver que le vieux fond nationaliste et cocardier. Mais c’est à cela que nous devons nous atteler : de Berlin à Paris, de Marseille à Stuttgart, de Toulouse à Leipzig, il nous revient d’œuvrer pour unifier ce qu’il y a de meilleur dans les traditions des prolétariats allemand et français, pour reconstruire la solidarité internationale des peuples et des luttes, afin de briser le pouvoir de la finance et du capital.
Henri Clément et Pierre Vandevoorde
1. Le candidat Sarkozy, dans son discours de Metz en 2007, s’était livré avec brio à ce type d’exercice : « Car la France n’a jamais cédé à la tentation totalitaire. Elle n’a jamais exterminé un peuple. Elle n’a pas inventé la solution finale, elle n’a pas commis de crime contre l’humanité, ni de génocide ».