Entretien. Christian Castillo est membre de la direction du Parti des travailleurs socialistes d’Argentine (PTS). Lors des élections d’octobre 2013, il a fait partie de ces camarades éluEs sur les listes du Front de Gauche et des Travailleurs (FIT) sur lesquelles se sont portées 1,2 million de suffrages (entre 5 et 6 % des voix), du jamais vu en Argentine. Venu en Europe le mois dernier, avant l’ouverture de la session parlementaire, Castillo s’est rendu à Londres, Berlin, Barcelone et Madrid, Athènes (à l’invitation d’Antarsya), Toulouse et Paris. Après une rencontre de la revue Contretemps et du mensuel Ideas de Izquierda, a eu lieu une réunion organisée par le NPA à laquelle ont assisté une centaine de militantEs et de sympathisantEs. L’occasion de revenir avec lui sur certains aspects de la situation argentine et sur les leçons que l’extrême gauche internationale peut tirer du FIT.Au beau milieu des vacances d’été dans l’hémisphère Sud, le gouvernement vient d’annoncer la dévaluation du peso, sur fond d’inflation. Jusqu’à il y a peu pourtant, l’Argentine faisait figure de « pays émergent » ayant définitivement tourné la page de la crise de 2001…On voyait déjà ce tournant à l’horizon. En deux ans, les réserves en dollars de la Banque centrale sont passées de 50 à 29 milliards de dollars, l’inflation s’élève à 28 %, le tout sur fond de décélération économique. Tout au long de la campagne, le camp de la présidente Kirchner, qui traverse une crise de succession, a répété qu’il n’y aurait pas de dévaluation. C’est pour cela aussi qu’un des axes du FIT a été de dire que les classes populaires devaient se préparer à un tournant austéritaire, et que pour cela il fallait voter et s’organiser. Nos pronostics sont confirmés par l’offensive de ces derniers jours, qui combine dévaluation et inflation, et qui entame directement le salaire des travailleurs.On a l’impression, en Europe du moins, que l’extrême gauche n’est pas en mesure de capitaliser électoralement en période de crise. Comment expliques-tu le résultat du FIT ?Il y a un mécontentement social vis-à-vis du gouvernement. Le kirchnérisme, au pouvoir depuis 2003, avait fait 54 % aux présidentielles de 2011 et n’a récolté que 33 % des voix en octobre. Entretemps, il y a eu la grève générale du 20 novembre 2012. Le FIT, lui, a doublé son score sur la même période. On a donc obtenu plusieurs députés dans différentes provinces (j’ai été élu sur celle de Buenos Aires, la plus peuplée du pays), ainsi que trois élus au Parlement. À cela, il faut ajouter le profil d’indépendance de classe qu’a défendu l’extrême gauche au fil des dernières années et le choix, dans le cas du PTS notamment, d’intervenir de façon privilégiée, mais non exclusive, en direction du mouvement ouvrier. L’intervention résolue dans différents phénomènes de la lutte des classes, la présence dans les entreprises et la délimitation claire vis-à-vis des différents secteurs capitalistes, voilà ce qui nous a permis de capitaliser le mécontentement qui existe chez les travailleurs et la jeunesse.Dans quelle mesure votre campagne a-t-elle été conduite sur un terrain de classe ?Ces dernières années, on voyait que, dans les entreprises, les travailleurs votaient aux élections syndicales pour nos camarades et contre la bureaucratie syndicale, mais sans faire le pas, politiquement, de nous appuyer. Aujourd’hui, on est passés à un déploiement politique supérieur, avec des usines, en banlieue nord de Buenos Aires par exemple, où 20 à 40 % des salariés ont voté pour le FIT et où des dizaines de travailleurs, qui militent avec nous syndicalement, ont participé activement à la campagne. C’est les premières confirmations d’une reprise du militantisme politique au sein du salariat. En Argentine, la gauche anticapitaliste et socialiste commence à se profiler comme une alternative réelle, non seulement dans les luttes (Zanon, Kraft, chez les cheminots, pour ne prendre que quelques exemples), mais également au niveau politique.Il existe en Europe un débat au sujet du programme des anticapitalistes, son adaptation ou non à ce qui serait la phase actuelle. Quelle a été l’orientation du FIT ?Je ne vais pas énumérer les 27 points du programme. Disons qu’il consiste en une combinaison de revendications immédiates, sociales et démocratiques, et de revendications transitoires, liées à la perspective stratégique d’un gouvernement des travailleurs.C’est ce qu’on tracté à des centaines de milliers d’exemplaires. C’est également ce qui a été porté dans les spots télé, avec deux idées phares : d’une part que faire élire des députés du FIT, c’est pour renforcer les luttes, pour éviter le malentendu selon lequel il suffirait d’avoir des élus pour résoudre les problèmes ; de l’autre, que dans un pays où le péronisme a eu un poids décisif dans le mouvement ouvrier, notre orientation est celle d’une alternative politique du monde du travail.Certains disent que le FIT devrait « s’élargir »…Le FIT regroupe fondamentalement trois courants qui se réclament du trotskysme : le PTS, le Parti ouvrier (PO) et Gauche socialiste (IS). Ceux qui souhaitent que le FIT « s’ouvre » ont souvent eu dans le passé une orientation assez ambiguë de soutien de gauche au gouvernement et ne partagent ni le programme du FIT ni son orientation d’indépendance de classe. Pour que la crise du kirchnérisme ne soit pas canalisée par la droite, qui a réussi a capté la majorité des voix de l’opposition en octobre, mon parti, le PTS, estime qu’il est essentiel d’ouvrir la discussion sur la construction d’un parti révolutionnaire unifié du monde du travail. Un simple front électoral peut être un outil très important pour l’agitation politique, mais insuffisant pour disputer le pouvoir aux capitalistes.Et quelles répercussions pour l’extrême gauche, ailleurs dans le monde ?Après la crise de 2001, l’extrême gauche argentine est intervenue sur plusieurs terrains : celui des travailleurs au chômage, pour le PO notamment, et celui des entreprises « récupérées », avec Zanon comme exemple, pour le PTS. Les résultats du FIT montrent qu’il est faux de penser que pour obtenir l’appui de franges importantes du monde du travail et de la jeunesse, il faut s’adapter aux programmes réformistes de gestion du capitalisme que défendent Syriza ou le Front de gauche. Ils montrent à l’inverse qu’il est possible d’avancer sur la base d’une orientation posant clairement l’indépendance politique des travailleurs et un programme anticapitaliste pour faire face à la crise. Dans ce cadre, avec les fermetures d’usines que l’on connaît, défendre la perspective de l’occupation, de la mise en production sous contrôle des travailleurs et de la nationalisation sous contrôle ouvrier (un des slogans de Zanon dont le combat dure depuis 13 ans), eh bien je crois que ça pourrait avoir une vertu pédagogique et politique, que l’extrême gauche en Europe pourrait porter. Je crois aussi que les résultats du FIT, les défis que l’on pourrait relever, pourraient être l’occasion de poser la question, à échelle mondiale, de la reconstruction d’une internationale révolutionnaire du monde du travail.Propos recueillis par Virginia de la Siega et Laura Varlet
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