Les Etats-Unis d’Amérique restent indiscutablement la première puissance mondiale, une place qu’aucun autre Etat n’est en mesure de leur contester. Et pourtant le leadership du capital US est en crise, à l’extérieur comme à l’intérieur de ses frontières…
«Les Etats-Unis d’Amérique sont la nation la plus puissante du monde. Point final », a déclaré Obama à l’occasion de son dernier discours devant le Congrès sur l’état de l’Union. Puis d’ajouter : « Quand il y a une importante crise internationale, le monde ne se tourne pas vers Pékin ou Moscou, mais vers nous [...] Si vous avez un doute sur la détermination de l’Amérique ou la mienne pour s’assurer que justice soit rendue, demandez à Oussama Ben Laden. Quand vous attaquez l’Amérique, nous ripostons. Cela prend parfois du temps, mais nous avons la mémoire et le bras longs. »
Si le premier point est indiscutablement vrai, le fait qu’Obama se sente obligé de répondre indirectement à Donald Trump qui, lui, dénonce le déclin américain, est une forme d’aveu de faiblesse, surtout quand il est suivi d’une proclamation guerrière qui souligne l’échec d’Obama à tourner la page de Bush. Il en assume même la continuité.
Cela illustre l’évolution de la place et du rôle des USA dans le monde capitaliste, en relation avec la transformation du capitalisme lui-même. L’époque de l’impérialisme tel que Lénine le définissait, il y a maintenant un siècle, a débouché, à travers deux guerres mondiales et les guerres coloniales, sur une nouvelle période. En dégager les lignes de force du point de vue des luttes du prolétariat, des nouvelles possibilités et perspectives qui s’ouvrent à elles, est un vaste travail indispensable pour sortir des formules du passé, trop souvent calquées sur une réalité qui s’est, depuis, profondément transformée. L’appréciation de la place et du rôle des USA dans le capitalisme mondialisé s’intègre dans cette discussion.
Les visons manichéennes héritées de la guerre froide et des luttes anti-impérialistes, le campisme qui consiste à se positionner du côté des adversaires du diable yankee sans autre considération, en oubliant le fil à plomb de la lutte des classes, conduisent aujourd’hui à des positions encore plus caricaturales. Nous avons besoin d’appréhender la complexité du nouvel ordre mondial tout en gardant notre boussole, la classe ouvrière, son indépendance politique, ses luttes, de dégager les nouvelles contradictions à l’œuvre qui, même si les Etats-Unis restent de loin la première puissance mondiale, l’affaiblissent tant dans les relations internationales qu’au cœur même de la citadelle capitaliste.
De l’impérialisme américain triomphant…
Le capitalisme de libre concurrence s’est transformé en impérialisme à la fin du 19e siècle et au début du 20e, lors de la première mondialisation au cours de laquelle les Etats-Unis étaient une jeune nation en pleine expansion. L’isolationnisme était la règle au nom de la « doctrine Monroe », mais il n’excluait nullement une politique offensive pour ouvrir des marchés au capital américain, qui ne pouvait se satisfaire de son seul marché intérieur, pourtant immense et en pleine expansion.
Cet expansionnisme se justifiait au nom d’une vision messianique. « La main de Dieu nous a guidés sur cette route », proclamait Woodrow Wilson, fervent défenseur de cette idéologie dans laquelle la religion, le capitalisme, la démocratie, la liberté, la paix et la puissance des Etats-Unis ne font qu’un ! Cette idéologie restera le fil à plomb du discours des dirigeants américains, jusqu’à Bush et encore aujourd’hui Obama.
Les USA rompirent avec leur politique isolationniste en 1917, au cours de la Première Guerre impérialiste pour le repartage du monde, qui dressa les peuples d’Europe les uns contre les autres. Ce fut la première étape de leur conquête du leadership mondial. Cette émergence du capitalisme américain, pour reprendre la formule d’Isaac Joshua1, se heurta à la vague révolutionnaire et aux vieux empires coloniaux, à un monde hérissé de frontières, soumis au protectionnisme. Sa folle envolée se termina dans le krach de 1929.
La vague révolutionnaire, vaincue et brisée par la réaction fasciste et stalinienne, n’a pu empêcher le deuxième temps barbare de la lutte pour le repartage du monde, la Deuxième Guerre mondiale à travers laquelle les Etats-Unis s’imposèrent comme seule force capable de gérer l’ordre capitaliste mondial.
Devenus hégémoniques, ils mirent en place les instruments de la réalisation sur terre de leur rêve messianique, accords de Bretton Woods, FMI, ONU, OTAN... Mais le moment du triomphe planétaire de l’économie de marché n’était pas encore venu. Il se heurtait à l’URSS et au soulèvement des peuples coloniaux, en particulier au Vietnam. Ce fut la guerre froide. La paix et la démocratie par le marché prirent le visage hideux des bombes au napalm...
La victoire du peuple vietnamien en 1975 a clos cette période, même s’il fallut attendre encore quatre décennies avant que les USA ne renouent des relations diplomatiques avec Cuba. A la fin des années 1970 commençait l’offensive libérale menée sous la houlette des USA et de son alliée, la Grande Bretagne, la deuxième mondialisation en réponse à la baisse du taux de profit, qui voyait le capitalisme s’imposer comme mode de production mondial atteignant les limites de la planète. Cette offensive libérale à l’issue des Trente glorieuses a débouché sur la fin de l’URSS, l’effondrement de la bureaucratie, qui avait contribué aux luttes de libération nationale tout en participant au maintien de l’ordre mondial capitaliste au nom de la coexistence pacifique.
... au libéralisme impérialiste
Après la fin des empires coloniaux et de l’ex-URSS, les puissances impérialistes se déployèrent dans le cadre d’une libre concurrence à l’échelle mondiale. Plus rien ne s’opposait à l’émergence américaine. L’euphorie libérale et impérialiste l’emporta durant les années Bush, le capitalisme triomphait à l’échelle de la planète, les USA dominaient le monde, mais le mythe de « la fin de l’histoire » ne résista pas longtemps à la réalité.
La première guerre d’Irak ouvrit une longue période d’offensives contre les peuples pour imposer le libéralisme mondialisé. La stratégie du chaos déboucha sur un nouvel ordre mondial déstabilisé et de nouvelles guerres, en Afghanistan, en Libye, en Syrie...
Le mythe de la démocratie et de la paix grâce à la libre circulation des capitaux et des marchandises s’effondrait. Cette libre circulation, la généralisation des rapports d’exploitation, l’envahissement de toute la vie sociale par le capital provoqua la décomposition des rapports sociaux comme des rapports entre les nations.
Depuis la crise financière de 2008, cette période du libéralisme international tend à céder la place à une phase de réorganisation des relations internationales alors que l’économie mondialisée échappe à toute régulation, aucune puissance n’en ayant les moyens. La contradiction entre l’instabilité engendrée par la concurrence globalisée et la nécessité d’assurer un cadre commun de fonctionnement du capitalisme, permettant d’assurer la production et les échanges, s’accentue. En trente ans, les rapports de forces ont été bouleversés. Même si les USA restent, dans tous les domaines, la première puissance mondiale, ils doivent composer, trouver des alliés. La contradiction entre Etat national et internationalisation de la production et des échanges est plus forte que jamais, alors qu’aucune puissance dominante n’est aujourd’hui en mesure de réguler les relations internationales. Les deux facteurs se combinent pour créer les conditions d’une instabilité des relations internationales.
Une nouvelle division internationale du travail s’opère à travers le développement économique des anciens pays coloniaux ou dominés, en particulier des émergents, dans le cadre d’une mondialisation de la production et non d’une simple internationalisation, « une économie mondiale intégrée » comme le dit Michel Husson2.
Le partage du monde a cédé la place à une lutte pour le contrôle des circuits commerciaux, des lieux de production, de l’approvisionnement en énergie… Les logiques capitalistes et de contrôle territorial, selon la formule de Harvey, se combinent sous d’autres formes.
L’instabilité croissante du monde qui en résulte conduit à une montée des militarismes, à des tensions qui ont contraint les USA à se redéployer militairement tout en cherchant à associer à leur politique de maintien de l’ordre mondial les vieilles puissances, Europe et Japon, ainsi que les pays émergents. Le redéploiement de l’OTAN en a été l’instrument. Cette politique a aggravé les déséquilibres, provoqué l’effondrement d’Etats, le développement du fondamentalisme religieux, terroriste, facteur de chaos permanent.
Première puissance mondiale et leadership
Dans l’éditorial intitulé « Un monde sans boussole » du numéro d’Alternatives économiques intitulé « Quel Monde en 2016 ? », on peut lire : « Le système international est aujourd’hui marqué par un désordre profond. Le moment unipolaire 1990-2000, lorsque les Etats-Unis dominent la scène internationale, a conduit à de coupables errements, comme la volonté démiurgique de remodeler le Moyen-Orient, qui a énormément déstabilisé la région. Mais le moment apolaire contemporain est tout autant lourd de dangers car il entretient une anarchie déstabilisatrice conduisant à des interventions tous azimuts, sans stratégie d’ensemble, comme on le voit en Syrie et au Yémen. Il serait grand temps d’organiser une multipolarité dynamique – incluant les grands Etats émergents – tout en redonnant du souffle au multilatéralisme. Vaste programme, à l’évidence, qui ne verra pas le jour très vite. »
Ce vaste programme est surtout une vue de l’esprit. Les limites atteintes par l’accumulation financière élargie, fondée sur la croissance exponentielle du crédit et de la dette, aboutissent au développement de « l’accumulation par dépossession » selon la formule de Harvey3. A défaut d’être en mesure de développer l’économie pour accroître la masse de la plus-value nécessaire pour nourrir les appétits des capitaux, le capitalisme trouve une issue à ses difficultés d’accumulation dans une double offensive : contre les travailleurs et contre les peuples, pour leur imposer une répartition des richesses de plus en plus défavorable.
Cela entraîne une lutte acharnée pour le contrôle des territoires, des sources d’énergies, des matières premières, des voies d’échange... La libre concurrence mondialisée devient une lutte pour le contrôle des richesses, une forme de repartage du monde, mais dans des rapports de forces radicalement différents de ceux de la fin du 19e siècle et du début du 20e.
L’hégémonie des USA est conditionnée à leur capacité d’assurer l’ordre mondial, « la gouvernance mondiale ». Elle suppose que la puissance dominante soit capable de rendre crédible sa prétention d’agir dans l’intérêt général, la suprématie économique et militaire ne pouvant suffire à établir un consentement. L’émergence de nouvelles puissances ou de puissances régionales ayant des vues impérialistes rendent le leadership américain de plus en plus fragile, et la situation internationale de plus en plus chaotique.
Jusqu’où peuvent mener ces tensions et déséquilibres ? Nous ne pouvons exclure, sur le long terme, aucune hypothèse. Rien n’autorise à ignorer l’hypothèse du pire si les classes dominées ne réussissent à inverser le cours des choses, celle de la mondialisation des conflits locaux jusqu’à un embrasement généralisé, une nouvelle guerre mondiale ou plutôt mondialisée.
La fin du rêve américain, ou l’échec annoncé d’Obama
Ce changement dans les rapports de forces internationaux a pour corollaire une évolution des rapports de classes. Le développement de la classe ouvrière à l’échelle mondiale s’accompagne, aux USA en particulier, d’une offensive des classes capitalistes pour maintenir leur taux de profit afin de nourrir les appétits d’une masse de capitaux sans cesse croissante. Si la bourgeoisie américaine, bien qu’incapable de résoudre la question noire, a réussi à maintenir tant bien que mal la cohésion de « l’empire » grâce aux surprofits engendrés par sa position dominante, en particulier grâce au rôle du dollar, aujourd’hui la citadelle du capitalisme commence à se fissurer.
Jamais depuis la fin du 19e siècle l’Amérique n’a été à ce point inégalitaire. Pour de larges fractions de la population, le « rêve américain » est mort, est devenu un mythe, un mirage. 51 % des salariés américains gagnent moins de 30 000 dollars par an. Trois quarts des Américains ont recours aux aides sociales, la pauvreté frappe 47 millions de personnes4. Les 0,1 % les plus riches détiennent autant de richesse cumulée que les 90 % d’Américains les moins fortunés. Cette combinaison des difficultés des USA sur la scène internationale avec une dégradation accélérée de la situation sociale à l’intérieur du pays résulte de la double offensive de la bourgeoisie américaine, contre les travailleurs et contre les peuples pour maintenir ses profits et son hégémonie.
Elle nourrit la campagne pour les primaires de la présidentielle de 2016 de Donald Trump, réactionnaire et raciste par ailleurs milliardaire. Celui-ci dénonce pêle-mêle les hauts fonctionnaires, les gérants de hedge funds et autres spéculateurs multimillionnaires, le système responsable du déclin américain, pour flatter les rancœurs et ressentiments d’une large fraction de la petite bourgeoisie et des classes populaires blanches devant la fin du rêve américain, de l’american way of life, en fait face à leurs difficultés, au recul de leurs conditions de vie, à un avenir incertain. Il dénonce les traits les plus parasitaires du capitalisme financier pour mieux désigner à la vindicte populaire des boucs émissaires, en particulier les immigrés, en vantant « l’Amérique qui gagne ». Il s’appuie sur l’échec d’Obama dont la rhétorique n’a pas résisté aux réalités du développement capitaliste, à sa crise qui atteint de plein fouet la puissance dominante.
Cet échec ouvre la porte à l’offensive réactionnaire de Trump, qui rencontre un réel écho. La campagne des primaires joue le rôle de révélateur de la montée des forces réactionnaires aux USA, la droite dure et l’extrême droite des Républicains. Elle indique dans quel sens va évoluer la politique de la première puissance mondiale. La bourgeoise américaine a de plus en plus de mal à souder la nation américaine pour mener à bien ses ambitions de puissance et de domination au nom de son messianisme démocratique. Inévitablement, une plus grande agressivité sur la scène internationale sera accompagnée d’une plus grande agressivité dans la lutte des classes.
Jusqu’où ? Personne ne peut le dire, mais l’écho rencontré par Donald Trump résonne comme un avertissement. « It can happen here », cela peut arriver ici, écrivait Sinclair Lewis en 1935, en évoquant une Amérique fasciste. Nous en sommes loin encore, mais la première puissance mondiale ne pourra pas maintenir son leadership sur le monde sans accentuer les tensions internationales ainsi que celles entre les classes, sans se donner les moyens policiers et militaires d’affronter la décomposition sociale et internationale que la logique du capital engendre.
La crise de domination des classes et des Etats dominants ouvre une période d’instabilité qui pourrait être riche de possibilités pour l’intervention des travailleurs et de la jeunesse, seule issue pour empêcher le pire et sortir de la crise.
Yvan Lemaitre
- 1. « La crise de 1929 et l’émergence américaine », Isaac Joshua, PUF, collection Actuel Marx, 1999.
- 2. « De l’impérialisme à l’impérialisme », Michel Husson, Nouveaux cahiers du socialisme n° 13, 2015.
- 3. David Harvey, « Le Nouvel Impérialisme », Les Prairies ordinaires, 2010.
- 4. Les Echos, 11/01/2016, « Le rêve américain à l’épreuve de l’année 2016 », Elsa Conesa.