Fin 2013, de nombreuses villes italiennes ont été touchées par des blocages de routes, occupations de places et manifestations « surprise ». Les acteurs en sont des couches sociales qui ont peu l’habitude de ce type de lutte : commerçants, artisans, routiers, petits paysans rejoints par d’autres franges populaires plus ou moins aux marges de la société, dont des jeunes des banlieues, des chômeurs et aussi des étudiants. Ils ont souvent été désignés sous le nom de forconi (ceux qui brandissent des fourches).
En janvier 2012 a eu lieu en Sicile un mouvement des patrons routiers. Ces derniers ont bloqué durant plusieurs jours des accès portuaires ainsi que des routes et autoroutes autour de Palerme. Il s’agissait de protester contre le prix du fuel, avec comme principale revendication la baisse des taxes. Ces actions ont bénéficié du soutien, voire de la participation d’autres catégories sociales : pêcheurs (également sensibles au prix du fuel), paysans, entrepreneurs et artisans du bâtiment, chômeurs…
Ce mouvement traduisait en fait des aspirations plus larges que le prix du fuel et a mis en lumière les forconi, nés en Sicile dans les milieux agricoles durant l’été 2011. Ces forconi siciliens entremêlaient une thématique régionaliste (plus d’autonomie pour la Sicile par rapport au gouvernement central), l’affirmation du droit à la « dignité », des dénonciations de la corruption des politiciens et de leur refus d’écouter les revendications populaires, ainsi qu’un rejet du gouvernement et de la Banque centrale européenne. Ils se déclaraient apolitiques et contre les partis politiques, mais des observateurs avaient noté la présence d’éléments d’extrême droite dans le mouvement, notamment de Forza Nuova.
Du côté des partis politiques nationaux, des déclarations de soutien plus ou moins explicites au mouvement de janvier 2012 émanèrent de l’« Italie des valeurs » (centre-gauche) et de Beppe Grillo. Les grands partis gardèrent un silence pesant. Quant aux animateurs des mouvements sociaux siciliens, ils se divisèrent : certains dénoncèrent les actions de protestation en pointant la présence des néofascistes, tandis que les animateurs de deux centres sociaux de gauche1 de Palerme déclaraient : «Nous sommes avec les forconi car c’est un combat légitime, populaire et largement suivi, qui a besoin d’une bonne orientation. Nous n’avons pas peur de nous salir les mains en le faisant ».
L’onde de choc du 9 décembre
Dès ce premier round, se sont dégagées des caractéristiques qui marquent encore le mouvement : centre de gravité petit-bourgeois, écho populaire, présence de l’extrême-droite, inaction des grands partis et syndicats, interrogations « à gauche de la gauche ».
En 2012 et 2013, le mouvement forconi allait bourgeonner dans les différentes régions italiennes. Des coordinations se sont formées au niveau régional et national sur des mots d’ordre généraux contre les impôts, contre les hommes politiques, les parasites (en ciblant les fonctionnaires), les syndicats qui ne défendent que les travailleurs qui ont un emploi, etc. S’y ajoute aussi la « fierté d’être italien ». Le 9 décembre 2013 et les jours suivants, des manifestations importantes eurent lieu dans des dizaines de localités, marquées par des blocages de routes, des invasions de voies ferrés et des affrontements avec la police devant des bâtiments publics. Ces manifestations furent particulièrement importantes et dures à Turin, ville traditionnellement ouvrière, mais fortement éprouvée par les restructurations industrielles (automobile, notamment) et ayant perdu un quart de ses habitants par rapport à 1971. A Turin et à Gènes, des policiers retirèrent leur casque en signe de sympathie avec le mouvement.
Comme dans le mouvement sicilien de l’année précédente, les couches petites-bourgeoises traditionnelles furent rejointes par des chômeurs, des jeunes des banlieues, certains étudiants. Les manifestants s’en prenaient au gouvernement d’Enrico Letta et à sa politique d’austérité, aux politiciens corrompus (« Qu’ils s’en aillent tous »), à la hausse des impôts, aux banques, à l’euro et à l’Union européenne. Beaucoup portaient des drapeaux italiens et chantaient l’hymne national. A Turin, on a vu également des militants des centres sociaux qui déclaraient : « Nous ne sommes pas d’accord mais nous sommes dans le mouvement de protestation pour en changer la trajectoire. »
Après cette éruption, durant le reste du mois de décembre eurent lieu diverses actions locales des forconi, tandis que s’amplifiaient les divergences entre « modérés » et « durs », portant notamment sur les moyens d’action. L’aile « dure (dont le principal dirigeant Calvani, agriculteur, est arrivé en Jaguar à un rassemblement) appela à manifester à Rome le 18 décembre (dans une de ses multiples déclarations, Calvani avait même évoqué une issue militaire à la situation). Malgré le renfort des fascistes de la Casa Pound, cette action fut un échec avec moins de 3000 participants. Un des animateurs des « durs », Andrea Zunino (agriculteur de l’Italie du nord), se distinguait en déclarant que l’Italie était mise en esclavage par les banquiers juifs…
Les « modérés » avec Marianno Ferro (lui aussi agriculteur, issu du Mouvement pour l’autonomie de la Sicile, traditionnellement allié à la droite), se sont dissociés de l’initiative du 18 décembre. Des forconi de cette aile « modérée » déployèrent symboliquement une banderole le 23 décembre au Vatican devant le pape : « Les pauvres ne peuvent pas attendre ». Mais la principale échéance du mouvement semblait devoir être le 10 janvier, expiration de l’ultimatum lancé au président du Conseil, Letta, pour le contraindre à démissionner. A son approche, les controverses entre Calvani et Ferro redoublèrent d’intensité. Et les initiatives des « durs » le 10 janvier n’attirèrent pas grand monde.
Une explosion sans lendemain ?
Il y a matière à s’interroger sur l’avenir des forconi. Après l’émoi de décembre, la presse et les grands partis sont retournés aux jeux politiciens. Mais en fait, le mouvement forconi est l’expression d’une double crise : celle de la formation sociale italienne et celle d’un mode de gouvernement où, après la chute de Berlusconi, droite et gauche se sont coalisées au gouvernement pour mener une politique ultralibérale. Plus que d’autres pays européens, l’Italie se caractérise par l’importance des couches petites-bourgeoises traditionnelles non salariées. Ainsi, selon l’Insee, il y avait en Italie, en 2006, 120 commerces de détail pour 10 000 habitants, contre une peu plus de 30 en Allemagne et au Royaume-Uni et 70 en France. Selon l’Office italien des statistiques (Istat), en 2011, les petites entreprises (moins de dix salariés) ont en Italie un poids supérieur à la moyenne européenne : 81% de l’emploi (contre 67 % pour la moyenne européenne) et un tiers de la valeur ajoutée (contre 20 %).
Ces couches ont pu survivre grâce notamment à diverses réglementations protectrices et à la fraude fiscale. Mais la libéralisation du commerce et le développement des grandes enseignes de distribution mettent en difficulté le petit commerce local et notamment les vendeurs ambulants. Après six années de crise économique, les licenciements et la hausse du chômage pèsent sur la consommation, ce qui fragilise également ces commerçants et artisans. Enfin, dans le cadre des politiques d’austérité, des sacrifices sont en permanence exigés dont la seule fonction est de restaurer les profits et les revenus du patronat et de la grande bourgeoisie. Ces sacrifices pèsent d’abord sur les salariés mais n’épargnent pas, à travers la fiscalité, ces couches petites-bourgeoises (dont certaines avaient pris l’habitude de sous-estimer les revenus qu’elles déclaraient).
De plus, parmi les petits entrepreneurs en difficulté, on trouve aussi des chômeurs, dont un grand nombre de jeunes et d’anciens salariés, qui avaient réuni toutes les réserves financières familiales pour mettre sur pied une petite affaire afin d’obtenir un revenu2. Par ailleurs, selon les données les plus récentes de l’Istat, le taux de chômage italien a connu une nouvelle poussée en novembre 2013, pour atteindre le niveau record de 12,7 %, en hausse de 1,4 point sur un an. Dans la tranche des 15-24 ans, le taux de chômage a atteint 41,6 %, son plus haut niveau depuis 1977. Selon un rapport de l’Istat de décembre 2013, un Italien sur trois est exposé à un risque de pauvreté et les indicateurs italiens de pauvreté sont supérieurs à la moyenne européenne, en particulier le fait de souffrir de privations matérielles importantes (29,9 % des ménages contre 14,5 %).
Dans le quotidien de gauche Il Manifesto, un chroniqueur décrivait la manifestation des forconi de Turin, le 9 décembre, comme étant surtout composée d’ « appauvris » (impovereti) – membres des couches moyennes appauvries, précaires désormais condamnés à le rester, chômeurs, etc.
Cette situation est donc propice aux mouvements de révolte sociale malgré l’inaction des directions des grands syndicats, qui toutes cautionnent à des degrés divers les politiques néolibérales. Le 18 octobre dernier, les syndicats de base (indépendants des grandes confédérations) avaient appelé à une journée de grève nationale et à une manifestation à Rome, contre la politique d’austérité. La grève a surtout été suivie dans le secteur public, notamment l’éducation, la santé, les pompiers, les transports publics locaux. Le lendemain, samedi 19 octobre, une nouvelle manifestation était organisée à Rome, avec le soutien des syndicats de base, dans le cadre de la journée européenne pour le droit au logement. Cette manifestation a rassemblé plus de 70 000 personnes et a en fait été placée plus généralement sous le signe de la lutte contre la précarité. De nombreux jeunes et migrants sans papiers y ont participé.
Ces journées réussies marquent, malgré leurs limites (mobilisation de certains secteurs seulement le 18, résurgence chez des initiateurs du 19 de la vieille théorie distinguant les travailleurs dits « garantis » des « non garantis ») l’existence d’un potentiel pour des mobilisations plus importantes3. Mais elles n’ont pas marqué la situation au point de constituer un signal largement perçu de l’existence d’une opposition sociale apte à redonner un espoir face au rouleau compresseur des politiques capitalistes.
Droite et gauche mêlées
Après la chute de Berlusconi en novembre 2011, se sont succédé deux gouvernements. Le premier, dirigé par Mario Monti (ex-Goldman Sachs, ex-commissaire européen) était soutenu par tous les partis représentés au parlement (à l’exception de la Ligue du Nord et de l’extrême droite). Il engageait une politique d’austérité drastique et des réformes libérales dont certaines affectent la petite-bourgeoise traditionnelle (horaires d’ouverture des magasins, par exemple). Les élections de février 2013 ont vu le succès des listes du mouvement « 5 étoiles » de Beppe Grillo4.
Après quelques soubresauts et manœuvres diverses, un gouvernement d’union nationale (berlusconistes, ex-berlusconistes, gauche parlementaire) était mis en place sous la direction d’Enrico Letta (ex-démocrate-chrétien, passé au Parti démocrate – PD, issu de la transformation majoritaire de l’ancien PC italien en un parti social-démocrate, d’orientation désormais très droitière). Ce gouvernement a poursuivi, avec quelques amendements (suppression de la taxe sur la résidence principale), la politique de Monti.
Le PD s’est donné en décembre un nouveau dirigeant, Matteo Renzi, dont un des premiers gestes a été d’avancer une proposition de « Job act » avec comme proposition-phare le remplacement des divers types de contrats de travail existant en Italie par un contrat unique, dans lequel la protection du salarié croîtrait avec l’ancienneté. Cette réforme aboutirait à la pleine liberté de licenciement pour tous les nouveaux embauchés, mais les directions syndicales approuvent le projet de Renzi ou refusent de se prononcer clairement contre lui. Y compris celle de la CGIL (l’équivalent de la CGT en Italie), malgré une contestation interne.
Rien d’étonnant à ce que dans ce « pasticcio » où droite et gauche se mêlent, aient surgi les forconi. De plus s’y ajoutent des affaires de corruption, dont la dernière révélée concerne L’Aquila, ville victime d’un tremblement de terre en 2009 et dont la reconstruction est encore à venir malgré les milliards d’euros déverssés. Face aux forconi, gouvernement et directions syndicales ont condamné les violences commises dans les manifestations et espèrent que le mouvement ne sera bientôt plus qu’un mauvais souvenir.
Du côté des partis parlementaires, Beppe Grillo (ainsi que la Ligue du Nord) a été le plus net dans son soutien aux forconi, tandis que Berlusconi affirmait lui aussi sa solidarité. A « gauche », par contre, le PD s’est posé en défenseur des institutions républicaines. Il en est de même de SEL (Sinistra, Ecologia, Liberta) dont le leader Nichi Vendola a déclaré que les protestations étaient un danger pour la démocratie. Ces partis renforcent le sentiment de larges fractions des couches populaires, d’un désintérêt de la gauche officielle pour leur situation. Comme l’a écrit Roberto Biorcio dans Il Manifesto : « la fourche brille dans le vide de la gauche. »
Quant à la gauche radicale, elle est divisée. Quelques secteurs (dont les militants des centres sociaux cités plus haut) ont plus ou moins participé aux initiatives des forconi, mettant l’accent sur la possibilité d’influencer certaines de ses composantes. Certains s’interrogent, à l’instar d’un des leaders historiques du mouvement No Tav (mouvement de protestation contre le projet de construction de la nouvelle ligne à grande vitesse Lyon-Turin), Alberto Perino : «Quand un peuple est oppressé, il se rebelle et il doit être clair que nous ne pouvons pas laisser le champ libre à d'autres. Rappelons-nous l'expérience de l’Aube dorée en Grèce. Le risque est que cela peut se reproduire en Italie. Je ne dis pas que nous devons aller bras dessus-bras dessous avec le ‘‘faisceau’’. Bien au contraire. Mais, s’il faut faire attention à ne pas nous faire instrumentaliser, il faut être attentif à faire en sorte que ce ne soient pas d'autres qui instrumentalisent la révolte populaire».
Sinistra anticapitalista, une des organisations de la IV° Internationale en Italie, développe une position plus distante vis-à vis des forconi. « Ce serait une illusion dangereuse, comme certains le radotent à gauche, de considérer ces mobilisations comme des fourriers d’une réelle lutte positive contre les politiques d’austérité et les gouvernements qui les ont appliquées », écrit Franco Turigliatto. Diego Giachetti a résumé le problème ainsi : « Il s’agit d’un phénomène qui montre le potentiel de radicalisation à droite de secteurs de la petite bourgeoisie et du ‘‘sous-prolétariat’’, ce qui peut devenir un danger pour la classe ouvrière, elle aussi durement frappée par la crise et la politique gouvernementale. (…) C’est la faiblesse et l’inefficacité des actions des directions syndicales et politiques qui ouvrent la voie à ce type de protestation. La question ne peut pas être évacuée en prétendant que ces mobilisations peuvent être une vraie lutte positive contre les politiques d’austérité et les gouvernements qui les appliquent. On ne peut pas non plus écarter ces mobilisations en les considérant comme uniquement le fruit d’un complot (destructeur ?) monté par des groupes fascistes. » Ces analyses conduisent Sinistra anticapitalista à mettre l’accent sur la nécessité d’une mobilisation des travailleurs contre le gouvernement et les politiques d’austérité, pour fournir un vrai répondant à la colère populaire.
Forconi et « bonnets rouges »
La question peut se poser : Forconi et « bonnets rouges », est-ce la même chose ? Certains ont souligné une proximité. En fait, de façon très schématique, l’appréciation de ce genre de mouvements dépend de trois considérations : le fait générateur, les forces agissant à l’intérieur, et leur trajectoire.
Les « bonnets rouges » et plus globalement le mouvement breton, ont eu une double origine : la défense de l’emploi face à des plans de licenciement et une protestation contre l’écotaxe. Ce deuxième aspect rapproche les forconi des manifestations bretonnes, alors que l’en éloigne la participation réelle d’ouvriers en lutte, et pas seulement d’éléments populaires atomisés comme c’est le cas en Italie. Si le syndicat agricole (FDSEA) et le patronat ont agi pour centrer le mouvement breton contre l’écotaxe (et en faveur de leurs propres demandes), ils n’y ont pas entièrement réussi malgré l’aide objective que, par leur abstention, leur ont apporté l’essentiel des structures syndicales départementales et le Front de gauche. Par ailleurs, le poids de l’extrême droite a été très faible dans les initiatives bretonnes (contrairement à ce qui se passe en Italie), plus faible en tout cas que celle des militants anticapitalistes organisés (le NPA essentiellement) agissant pour l’expression autonome d’un « pôle ouvrier ». Les « bonnets rouges » sont restés un mouvement régional alors que les forconi sont passés de la Sicile à l’ensemble de la péninsule.
Il est difficile d’en dire plus à ce stade. Les deux mouvements rappellent que les politiques libérales et la crise peuvent engendrer et engendreront des révoltes de couches autres que le prolétariat. Les anticapitalistes, en conservant leur indépendance, devront se confronter à elles en adaptant leur tactique à chaque situation concrète. « L'action politique, ce n'est pas un trottoir de la perspective Nevski » (un trottoir net, large et uni de l'artère principale, absolument rectiligne, de Saint-Pétersbourg), soulignait déjà Lénine dans La maladie infantile du communisme…
Henri Wilno
1 Dans la suite des mouvements des années 1970 et du mouvement autonome, des jeunes ont installé dans des bâtiments souvent squattés des lieux autogérés où se déroulent des activités politiques, culturelles, d’entraide, des concerts, des débats, etc. La plupart de ces centres sociaux sont animés par des militants anarchistes ou de la sphère d’extrême-gauche. Mais il existe aussi, surtout à Rome, des centres sociaux de droite ou néofascistes dont le plus important est la Casa Pound (du nom du poète Ezra Pound). L’expression « Casa Pound » désigne désormais un mouvement politique fasciste qui vise à un développement national.
2 Voir « L’Italie à l’heure où se mobilisent des secteurs de la petite bourgeoisie frappés par la crise », Franco Turigliatto, décembre 2013, http://www.europe-solida….
3 Voir « Italie : une relance des mobilisations ? », Franco Turigliatto, Inprecor, n° 599-600 de novembre-décembre 2013 et « Italie : les syndicats de base dans la rue », Thierry Flamant, Convergence révolutionnaire, novembre-décembre 2013.
4 Voir « Italie : aux origines de la crise politique », Ugo Palheta, revue TEAN-L’Anticapitaliste, n° 43 de mai 2013, http://npa2009.org/node/….