C’est un anniversaire bien amer pour les Libyens, dix ans après la révolution qui a conduit à la chute de Kadhafi. Certains pourront contester le terme même de révolution. Pourtant il s’est bien agi d’un soulèvement populaire qui a mis à bas une dictature vieille de plus de 40 ans.
Kadhafi s’est maintenu au pouvoir par un savant calcul d’achat de la paix sociale grâce à la manne pétrolière, et d’une politique de soutien et de division entre les différentes tribus qui composent le pays. Ce pouvoir s’est aussi maintenu par une répression féroce contre tous ceux et toutes celles qui pouvaient être une menace réelle ou imaginaire pour le guide suprême.
Les mobilisations du « Printemps arabe » vont balayer Kadhafi même si les LibyenEs ont rapidement été dépossédés de leur révolution par l’intervention militaire de la France et la Grande-Bretagne soutenue par l’administration Obama. Une intervention qui a largement outrepassé le vote de la résolution 1973 du conseil de sécurité de l’ONU. Elle prévoyait une protection des civils mais nullement un renversement du régime. Cela n’empêchera pas David Cameron et Nicolas Sarkozy, sur les bons conseils de Bernard-Henri Lévy, de s’imposer dans le processus révolutionnaire.
Avec son intervention en Libye, la France tentera de cacher des décennies de soutien aux dictatures arabes. On se souviendra de l’intervention de Michèle Alliot-Marie, ministre des Affaires étrangères qui proposait au dictateur tunisien Ben Ali, le savoir-faire de la France « pour régler des situations sécuritaires de ce type ».
Les milices s’installent en Libye
L’intervention des occidentaux a ouvert la voie aux autres interventions étrangères. Ces dernières vont se livrer une guerre par procuration en Libye via les milices.
Par deux fois les organisations islamistes vont perdre les élections, alors qu’ils considéraient que le pouvoir leur revenait du fait de leur longue opposition à Kadhafi. Peu à peu les divisions vont s’exacerber dans une violence fratricide et vont déboucher sur la création de deux pôles se disputant le pouvoir. Un à Tripoli avec Fayez el-Sarraj, issu du gouvernement d’accord national (GAN) reconnu par la communauté internationale. L’autre avec l’Armée nationale libyenne (ANL) du maréchal Khalifa Haftar, bras armé de la Chambre des représentants. Ces deux pôles sont loin d’être homogènes. Des deux côtés, des milices, islamistes ou non, se sont formées et ont quadrillé le pays. La plupart d’entre elles s’adonnent à des trafics. Certaines kidnappent, asservissent et torturent les migrantEs en tentant d’extorquer des rançons à leurs familles. Ce qui n’empêche nullement l’Union européenne de signer des accords pour bloquer ou renvoyer les migrants en Libye, se rendant complice de crimes contre l’humanité.
En avril 2019 Haftar va lancer une offensive contre Tripoli. Espérant une victoire rapide du fait des divisions dans le camp Fayez el-Sarraj, il va déchanter. En effet, la prise du pouvoir par les armes n’est pas une option possible car les interventions étrangères maintiennent l’équilibre des rapports de forces entre les deux camps.
Soutien et agenda extérieurs
Une des difficultés de la situation libyenne est l’ingérence de bon nombre de pays. La Turquie et le Qatar soutiennent le gouvernement de Tripoli de Fayez el-Sarraj où l’organisation des Frères musulmans, sous la bannière du Parti de la justice et de la construction (JCP), joue un rôle majeur. Les deux pays ont en commun une hostilité vis-à-vis de l’Arabie saoudite. La Turquie de Recep Tayyip Erdogan se verrait bien la remplacer dans le rôle de leader du monde musulman. Quant au Qatar, depuis plusieurs années, il est proscrit par les pays du Golfe pour s’être émancipé de la dynastie saoudienne.
Erdogan veut profiter des formidables réserves d’or noir du pays. Ainsi il a signé plusieurs contrats de recherches pétrolière et gazière. Il a conclu un autre accord qui accroît la délimitation du plateau continental de son pays en Méditerranée.
L’ANL du maréchal Haftar est soutenue depuis le début par l’Égypte du maréchal Sissi. Les deux militaires sont favorables à des gouvernements autoritaires et partagent la même hostilité vis-à-vis des islamistes. Cependant le gouvernement égyptien a pris ses distances depuis quelque temps, notamment avec l’offensive militaire contre Fayez el-Sarraj. D’autres pays sont au côté de Haftar comme les monarchies pétrolières, en premier lieu l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Leur soutien vise à empêcher que les Frères musulmans s’emparent du pouvoir.
Enfin la Russie apporte une aide décisive à l’Armée nationale de Libye. Au-delà de la lutte contre l’islamisme politique, c’est pour les Russes un moyen de pénétrer la région méditerranéenne. À partir de la base syrienne de Khmeimim, la Russie a mis en place un véritable pont aérien fournissant armes et mercenaires (des centaines de mercenaires du groupe Wagner seraient présents sur le sol libyen).
La politique de la France
Les enjeux pour la France sont multiples et ne se confondent pas avec ceux de l’Union européenne. Déjà, lors du vote de la « résolution 1973 », l’Allemagne s’était abstenue. Plus récemment des désaccords importants ont surgi entre l’Italie, l’ancienne puissance coloniale, et la France. Les deux pays sont en compétition pour l’exploitation du pétrole reconnu pour être de bonne qualité et proche des centres de raffinage. De plus, la France, même si cela est à plus long terme, lorgne sur le marché que représente la reconstruction du pays. Les premières estimations s’élèvent à plus de 100 milliards de dollars US.
La question sécuritaire suscite débats et divisions au sein de l’exécutif français. À l’époque de l’implantation de l’État Islamique dans la région de Syrte en juin 2014, l’armée et la DGSE poussaient à une seconde intervention en Libye contre l’avis du Quai d’Orsay. Le soutien à Haftar est aussi source de divisions, selon la même fracture. Officiellement la France s’aligne sur la reconnaissance internationale du gouvernement de Tripoli. Elle veut aussi être un pays de médiation et affiche une « neutralité ». Mais l’armée n’a cessé de faire le forcing pour un soutien à Haftar, le considérant comme la seule solution pour stabiliser la Libye. Ce double jeu a d’ailleurs menacé la cohérence diplomatique tricolore lorsque trois agents du Service action de la DGSE ont été tués… dans un hélicoptère russe de l’armée d’Haftar.
Derniers développements
L’échec de l’offensive de l’Armée nationale de Libye a prouvé que seule une solution politique de paix est envisageable.
Le 21 août, de manière séparée, Fayez el-Sarraj, pour le gouvernement de Tripoli, et Aguila Salah Issa, président du parlement pro-Haftar, ont annoncé un cessez-le feu immédiat et la préparation d’élections.
Ce cessez-le-feu a été suivi en novembre dernier d’un forum à Tunis sous l’égide des Nations unies, prévoyant des élections le 24 décembre 2021. Des pourparlers se sont tenus pour installer un gouvernement provisoire en charge de ces élections. Contre toute attente, la liste incluant Aguila Salah, le chef du Parlement et candidat de l’Est libyen, et Fathi Bachagha, le ministre de l’Intérieur, candidat au poste de Premier ministre, n’a pas été choisie par le Parlement. Ils avaient pourtant le soutien des principaux pays impliqués dans le conflit. Ce qui peut se comprendre comme une défiance des LibyenEs vis à vis du personnel politique actuel et une volonté de tourner la page. Même si le le nouveau chef du gouvernement Abdel Hamid Dbeibah, un riche homme d’affaires, proche de Kadhafi, est loin, à juste titre, de faire l’unanimité. Il a été entériné par le Parlement, mais il devra surtout asseoir son autorité sur l’ensemble du pays…
Le peuple libyen a vu sa révolution confisquée par des élites soutenues par les différentes puissances étrangères. Un processus de pacification et d’unification ne pourra être viable que s’il émerge des populations. Des structures de lutte sont apparues dans différentes villes contre les coupures d’électricité, la pénurie d’essence et la flambée des prix. Ces mobilisations peuvent tracer la voie vers une alternative au bellicisme des milices, utilisées par les seigneurs de guerre qui règnent sur le pays.