Très tôt, les dirigeants politiques français ont laissé échapper que le véritable sens de l’intervention en Centrafrique était la défense, essentielle en cette période de crise mondiale, des intérêts économiques de la France sur le continent africain.
Au moment de l’intervention au Mali, on a entendu dire que Hollande avait été manipulé par l’armée française, laquelle aurait préparé cette guerre de longue date. La rumeur mettait au premier plan le général Puga, légionnaire, catholique intégriste qui assiste aux offices de son frère à l’église Saint-Nicolas-du-Chardonnet, proche de groupes fascistes. L’intervention française serait devenue « légitime » du fait qu’elle avait été demandée par le président malien… sur la suggestion du même Puga.
Mais Hollande est loi d’être naïf et manipulé. C’est en toute connaissance de cause qu’il a choisi de maintenir Benoît Puga – nommé par Sarkozy – comme son chef d’état-major particulier. Tout comme il vient de nommer au poste de chef d’état-major des armées Pierre de Villiers, frère de Philippe, pour remplacer l’amiral Guillaud, soupçonné au sein de l’armée de faiblesse pour avoir accepté trop de réductions de moyens et d’effectifs.
Si Hollande s’entoure de personnages si peu sympathiques, ce n’est pas seulement par nostalgie de la politique mitterrandienne en Afrique, mais bien parce que ceux-ci incarnent les besoins de l’Etat français en Afrique.
Des éléments conjoncturels
Comme le résume Survie, « la France fait partie du problème, pas de la solution. » Particulièrement en Centrafrique, ses alliances à géométrie variable ont provoqué les conflits internes actuels. Depuis trente-cinq ans, la France met en place ou démet les présidents, en fonction de leur docilité ; elle les écarte dès qu’ils se tournent vers d’autres pays pour développer des partenariats économiques. Chaque coup d’Etat ou élection trafiquée par le « pays des droits de l’Homme » laisse derrière lui des milices, des groupes de soldats, des organisations liées aux dirigeants politiques de Centrafrique ou des pays voisins. Ce sont eux qui se font la guerre.
Le but immédiat de l’intervention française est de reprendre le contrôle sur le pays. Après que l’ancien président Bozizé avait pris ses distances avec la France, en accordant à la Chine la prospection pétrolière du site de Boromata, la France a laissé le pouvoir à Djotodia. Mais celui-ci s’est révélé incapable de maintenir l’ordre, les affrontements se multipliant entre les communautés religieuses et même entre les troupes des pays de la MISCA (la force militaire africaine présente en Centrafrique). Areva avait d’ailleurs renoncé à exploiter pour l’instant le site d’uranium de Bakouma, ne le jugeant pas assez rentable au regard des risques liés à l’instabilité dans le pays et la région.
Des raisons plus profondes
Mais les motivations françaises vont au-delà de ces causes conjoncturelles. Ce n’est un hasard si Hollande a initié en deux ans deux guerres en Afrique. La Centrafrique est surtout représentative de la nouvelle politique de l’Etat français.
Le gouvernement avait chargé Hubert Védrine de rédiger un rapport sur la place de la France en Afrique. Secrétaire général de la présidence de la République sous Mitterrand, ministre des affaires étrangères de Jospin, Védrine est membre du club Le siècle, conçu comme lieu de rencontre entre chefs d’entreprises, journalistes, notables et politiques – de Hollande à Sarkozy, Dassault, Kessler, Notat ou encore Parisot.
Ce document de 150 pages offre de précieuses informations. L’une d’entre elles est l’ampleur des dégâts provoqués par l’impérialisme français en Afrique. Le rapport souligne ainsi que les « performances des pays francophones » sont moins fortes que celles des pays anglophones et lusophones, en particulier du fait de « l’instabilité politique passée de la Côte d’Ivoire et, dans une moindre mesure, en République centrafricaine » - deux pays dans lesquels la France est intervenue militairement ces dernières années. Le rapport montre aussi en creux le fait que la France a contribué à l’indigence des infrastructures, seuls 30 % des Africains de ses zones d’influence ayant accès à l’électricité et les routes, l’irrigation, l’accès à l’eau potable y étant dans un état particulièrement catastrophique.
Le rapport Védrine met en garde le gouvernement français par rapport à la concurrence de la Chine, mais aussi des Etats-Unis, de l’Allemagne, de l’Inde et du Brésil : « la part de marché de la Chine sur le continent est passée de moins de 2 % en 1990 à plus de 16 % en 2011 ». De son côté, « entre 2000 et 2011, la part de marché de la France au Sud du Sahara a décliné de 10,1 % à 4,7 % ».
En particulier sur le plan des infrastructures, des compagnies chinoises dament le pion aux entreprises françaises, dans le domaine aérien (aéroport de Nairobi), la navigation (port de Bagamoyo en Tanzanie), des communications (téléphone, télévision, journaux…), comme dans le secteur « social non marchand (écoles, hôpitaux…) ». Le rapport s’étonne que « les États-Unis et la Chine se livrent à une surenchère de gestes symboliques et d’annonces financières. ». Même sur le plan de la présence physique de ses ressortissants, la Chine dépasse largement la France, avec 750 000 à un million de Chinois en Afrique, contre 235 000 Français.
Le risque est grand que les parts de marché françaises continuent à se dégrader au profit de la Chine ou d’autres pays dits « émergents », y compris dans la zone du franc CFA et de la sphère d’influence traditionnelle de la France.
Un virage économique et démographique
L’impérialisme français semble bien avoir raté un virage dans la guerre économique mondiale. En effet, constate le rapport, des modifications substantielles sont intervenues dans les rapports entre l’Afrique et le marché mondial.
Le premier concerne la nature de la main-d’œuvre africaine. Avec 200 millions d’habitants âgés de 15 à 24 ans, une population qui devrait atteindre quasiment 2 milliards en 2050, dont 1,2 milliard dans les zones urbaines, offre la perspective de nouveaux marchés gigantesques, tant du point de vue des débouchés pour les exportations des grandes puissances que pour le recrutement d’une main-d’œuvre qui reste bon marché. Le rapport s’extasie : « L’Afrique de la fin du 19ème siècle, c’était trente millions d’habitants sur trente millions de kilomètres carrés. Un continent vide. L’Afrique de 2050, c’est deux milliards d’habitants, essentiellement urbains. »
Ce nouvel Eldorado est d’autant plus attrayant quand on compare les taux de croissance pratiquement nuls en Europe aux 5 % de l’Afrique subsaharienne. Dans le contexte du marasme économique mondial, l’Afrique apparaît donc comme une nouvelle source potentielle de profits.
La peur de la bourgeoise française se comprend d’autant mieux que la part des investissements étrangers directs (IDE) en Afrique est passée de 3,2 à 5,6% au cours des cinq dernières années, alors qu’au niveau mondial ils baissaient de 18,3 % en 2012 par rapport à l’année précédente, sans reprise en 2013, et que certains pays africains, comme la Guinée, mettent en place des mesures protectionnistes.
La Centrafrique, terrain de la réorientation
Il s’agit donc de réagir vite. Le rapport Védrine parle de « réinvestir tous les leviers d’influence française sur le continent » ou encore d’« investir les enceintes de décisions économiques publiques et privées sur l’Afrique ».
Il liste les points d’appuis de l’impérialisme français : ses grands groupes industriels, l’aide publique au développement (dont François-Xavier Verschave avait montré l’utilité pour faire et défaire les gouvernements tout en promouvant ses entreprises) et la présence militaire. Le « sommet Afrique France pour la paix et la sécurité » est d’ailleurs venu à point nommé pour décider la formation de 20 000 soldats africains par an, par des instructeurs sous encadrement français. Le rapport abonde encore dans le sens de la politique migratoire de Sarkozy, qui souhaitait accorder plus facilement des visas aux étudiants de haut niveau et aux agents économiques, quitte à bloquer complètement les migrants des catégories les plus pauvres.
La Centrafrique doit servir à lancer cette nouvelle politique. C’est un pays sans infrastructures (peu de routes, d’hôpitaux, d’écoles et d’eau potable), dont 70 % de la population se situent sous le seuil de pauvreté, avec une espérance de vie de 44 ans. En même temps les entreprises françaises y sont très présentes (Air France, Bolloré dans le chemin de fer et l’exploitation forestière, Total, Orange…) alors que l’Etat est déstructuré et les différents groupes politiques trop faibles pour faire sans la France.
Il s’agit donc d’un terrain idéal pour mettre en œuvre une nouvelle politique impérialiste en Afrique. La situation géographique particulière de la Centrafrique, au milieu du continent, renforce son utilité pour se relancer à la reconquête de l’Afrique. Et qu’importent les milliers de morts si cela renforce les bénéfices des sociétés du CAC 40…
Antoine Pelletier