Le gouvernement Kirchner ressort affaibli des dernières élections argentines, principalement au profit de secteurs de droite qui tentent de s’organiser mais restent très fragmentés. De notre point de vue, la grande nouvelle est cependant la remarquable et inédite percée de l’extrême gauche, regroupée dans le FIT (Front de la gauche et des travailleurs).
Les élections de mi-mandat1 du 27 octobre 2013 ont signifié un sérieux revers pour les kirchnéristes, au pouvoir en Argentine depuis 2003. Le Front pour la victoire (FpV) – formation issue du péronisme et considérée de centre-gauche, créée pour appuyer la candidature de Nestor Kirchner aux élections de 2003 – n’a recueilli au niveau national que 33,9 %. Cristina Kirchner, à la tête du pays depuis 2007 et réélue en 2011, a perdu dans les principales circonscriptions électorales. Dans la province de Buenos Aires, centrale de par son poids démographique et politique, le FpV a été dépassé par le Front rénovateur (FR) de Sergio Massa (également issu du péronisme et plus marqué à droite), arrivé douze points devant avec 43 % des voix.
Toutefois, le gouvernement a réussi à récupérer un peu du terrain perdu par rapport à ses résultats désastreux lors des élections primaires obligatoires (PASO) d’août dernier. Le kirchnérisme n’a pas vu diminuer le nombre de ses députés et sénateurs, et reste dans les deux chambres la première des minorités. Au coup par coup, avec des alliés, le FpV peut compter sur une courte majorité au Congrès et au Sénat.
Si l’on compare le score du FpV à celui enregistré en 2011, où Cristina Kirchner avait récolté 54 % des voix, la baisse est abrupte. Mais sa situation est, sur le papier, moins complexe qu’à la suite de sa défaite dans les législatives de 20092, après le long bras-de-fer qui avait opposé le gouvernement aux grands propriétaires terriens et aux multinationales de l’agro-industrie. A l’époque, le kirchnérisme n’avait pas de majorité pour gouverner. Aujourd’hui, la possibilité de compter sur des majorités ad hoc au Congrès peut être une façon de gagner du temps et de maintenir la « gouvernabilité », au moins jusqu’aux élections présidentielles de 2015.
Néanmoins, la crise du kirchnérisme est très profonde, plus encore qu’en 2009 dans la mesure où le FpV ne dispose d’aucun dauphin pour remplacer Cristina Kirchner3. A cela, il faut ajouter les divisions internes de la coalition qui pourraient s’aggraver à la suite des faibles scores enregistrés dans ces élections.
La victoire de Massa dans la province de Buenos Aires conforte les secteurs politiques, issus du péronisme et du kirchnérisme, qui cherchent à jouer leur propre carte politique en marge du FpV. L’idée, défendue par Massa, est de se centrer davantage sur un discours sécuritaire, de se rapprocher des secteurs les plus concentrés du patronat et de s’affirmer prêt à envisager des mesures d’austérité. Massa souffre cependant d’un manque de soutien en dehors de la province de Buenos Aires, une région stratégique pour se lancer dans une aventure électorale nationale mais insuffisante si on ne compte pas sur de solides soutiens également en province. Or, nombreux sont les leaders politiques régionaux qui se verraient bien prendre la succession de Kirchner sur la base d’un projet conservateur.
Perspectives compliquées en vue d’une transition
Toutefois, tant le FpV que le grand patronat et l’opposition bourgeoise sont d’accord sur un point : orchestrer la transition politique la plus ordonnée possible en vue de 2015. Tout le monde garde à l’esprit les « fins de règne », assez désastreuses pour la stabilité du pays, de Raul Alfonsin en 1989, au beau milieu d’une crise d’hyperinflation, de Carlos Menem en 1999 et, bien entendu, d’Antonio De La Rua, forcé de démissionner lors de la crise sociale, politique et économique de décembre 2001.
Le principal obstacle à ce projet de transition post-Kirchner est les frictions de plus en plus importantes qui lézardent le camp présidentiel. Le kirchnérisme, affaibli, aura à choisir un candidat à sa propre succession parmi les gouverneurs qui soutiennent le FpV, ou alors à essayer d’influencer et conditionner le résultat de l’élection interne du Parti justicialiste (péroniste).
Mais avant même de pouvoir penser à cette perspective, le camp présidentiel est aux prises avec un nouvel affrontement interne. Les proches de la présidente tentent de faire porter le chapeau de l’échec électoral à Daniel Scioli, gouverneur de la province de Buenos Aires et au candidat qu’il soutenait, Martin Insaurralde, en les accusant d’avoir conduit « une campagne vide ». Une campagne qui a surtout montré à quel point le kirchnérisme avait fait le choix de sacrifier son discours « progressiste » pour reprendre à son compte les thèmes électoraux chers à la droite, à commencer par la question de la sécurité. Signe des temps également, Kirchner, l’ancienne championne de la rhétorique « antilibérale », n’hésite plus à évoquer la nécessité d’un nouveau cycle d’endettement du pays auprès des organismes financiers internationaux.
Dans les prochains mois, on pourrait également assister à la recrudescence des frictions et disputes entre les « pouvoirs territoriaux », à savoir les gouverneurs de provinces et les maires, deux des piliers du péronisme au pouvoir depuis 2003. Ce que l’on appelle « la ligue des gouverneurs », alliée du FpV, essaie ainsi de mettre des bâtons dans les roues de Massa, pour circonscrire sa poussée. De son côté, le grand vainqueur des élections pour la province de Buenos Aires, à la tête de la ville de Tigre, se propose de créer une « ligue des maires » d’envergure nationale de façon à élargir son influence au-delà de sa province d’origine.
Autre soutien historique du péronisme, mais qui est plongé dans une crise profonde : la bureaucratie syndicale. Tant la CGT que la CTA, les deux centrales syndicales péronistes, se trouvent divisées et partagées dans le soutien qu’elles apportent à tel ou tel secteur bourgeois. Très discréditées auprès de leurs bases, leur rôle politique est aujourd’hui quasi nul.
Ainsi, une crise de la coalition gouvernementale pourrait rebattre les cartes de la politique nationale. Le panorama s’avère encore plus incertain si l’on tient compte des contradictions du « modèle » économique sur lequel s’est appuyé le gouvernement tout au long de ces années. Ces derniers mois, le kirchnérisme a été incapable de freiner la diminution des réserves monétaires du pays et de contenir l’inflation. Quant aux accords passés avec la Banque mondiale et le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), auprès duquel l’Argentine s’est engagée à « rembourser » près d’un demi-milliard de dollars à cinq multinationales étasuniennes, ce sont les travailleurs et les classes populaires qui, tôt ou tard, se verront présenter l’addition.
L’avancée de l’extrême gauche et le FIT
Face à ce que l’on peut définir comme une fin de cycle kirchnériste, la perspective pour le monde du travail est d’être en capacité de défendre une politique propre, indépendante des différents partis bourgeois, mais également de se préparer face à toute tentative de lui faire payer la crise.
De ce point de vue, on ne peut que se réjouir du résultat historique obtenu par le FIT. Composé du Parti ouvrier (PO), du Parti des travailleurs socialistes (PTS) et de la Gauche socialiste (IS), ainsi que d’autres groupes plus petits, il a obtenu prés de 1,2 millions de voix (5,1%), trois sièges au Congrès, une représentation parlementaire au niveau régional dans sept des vingt-cinq provinces du pays et dans plusieurs conseils municipaux. Les députés nationaux sont Nestor Pitrola (province de Buenos Aires) et Pablo Lopez (Salta), tous deux membres du PO, ainsi que Nicolas del Caño, du PTS, à Mendoza. A Cordoba, une fraude électorale a empêché l’élection de la tête de liste, membre d’IS. Au niveau des parlements provinciaux, il faut souligner l’élection de Marcelo Ramal, du PO, dans la capitale et de Christian Castillo, du PTS, dans la province de Buenos Aires.
Le FIT a obtenu dans certaines régions des résultats remarquables, comme à Salta (19 %), Mendoza (14 %), Santa Cruz (11 %) et Neuquen (10 %). A Mendoza, en à peine deux mois, le nombre de voix a pratiquement doublé par rapport aux primaires. Dans la province de Buenos Aires, où le scrutin avait une importance particulière, le FIT a obtenu plus de 500 000 voix (5 %) malgré la polarisation entre le FpV et Sergio Massa.
Les médias nationaux avaient minimisé les résultats du FIT lors des primaires et couvert le moins possible sa campagne. Là où on ne pouvait pas passer sous silence sa poussée, comme à Mendoza où à Salta, l’ensemble de l’appareil médiatique local s’était mis en branle pour pointer les aspects du programme du FIT censés effrayer les secteurs populaires. Dans ces deux provinces traditionnellement plutôt conservatrices, ils ont voulu faire de la question de l’IVG, illégal en Argentine, ou du « problème » de la sécurité le centre des débats. Un des éditorialistes du très conservateur journal La Nación s’est vu néanmoins contraint de reconnaître qu’un des obstacles à la mise en place d’une politique austéritaire allait être, précisément, ces presque 1,2 million de voix qui se sont portées sur les candidats d’extrême gauche.
L’Argentine est un pays où la classe ouvrière, historiquement, se considérait péroniste. De ce point de vue, le score réalisé par le FIT montre une transformation dans l’état d’esprit de franges importantes du monde du travail et de la jeunesse. Par ailleurs, le FIT se distingue d’autres fronts dans la mesure où il défend une perspective d’indépendance de classe, distincte en cela aussi bien de Proyecto Sur, un regroupement antilibéral constitué autour du cinéaste Pino Solanas, que des coalitions avec le parti communiste en 1989 et en 2001.
S’agit-il d’un phénomène purement électoral et passager ? Plusieurs éléments semblent indiquer le contraire.
Présence dans les entreprises, intervention dans les luttes
Ce score est lié à l’insertion du FIT dans le monde du travail et la jeunesse, à la présence de ses organisations dans les entreprises et à leur intervention dans les mouvements sociaux, les luttes des femmes, le mouvement LGBTI ou contre l’impunité des crimes de la dictature et les violences policières.
En 2009 déjà, le score global des partis composant actuellement le FIT approchait les 400 000 voix. A cette époque, les organisations du FIT avaient joué un rôle dirigeant dans certains des conflits ouvriers les plus importants, tels la lutte victorieuse contre les licenciements à Kraft Foods pour ce qui est du PTS ou le combat des cheminots de la ligne Roca pour l’embauche des intérimaires, au cours duquel Mariano Ferreyra, militant du PO, a été assassiné par la bureaucratie syndicale. L’extrême gauche a réussi à reprendre à la bureaucratie syndicale la direction d’un certain nombre de commissions internes (les structures syndicales d’entreprise) dans de grosses usines comme Kraft ou Pepsico.
L’unité électorale entre les différentes composantes du FIT, scellée en 2011, a permis de gagner en visibilité. Le FIT avait ainsi obtenu plus de 500 000 voix lors des élections présidentielles de cette année-là et 660 000 aux législatives qui ont suivi.
A la gauche du gouvernement, il n’y a donc pas « une extrême gauche butée, sectaire et fermée », comme le dénoncent certains intellectuels liés au kirchnérisme. Ce que l’on trouve avec le FIT, c’est une gauche lutte de classes, qui bataille à contre-courant, en toute indépendance du gouvernement et des partis bourgeois. Ce n’est pas un hasard si, dans de grandes usines où le FIT a une forte présence militante, les salariés ont voté à 20, 30 voire 40 % pour ses candidats. De nombreux salariés ont pris la campagne du FIT comme étant la leur, l’ont relayée auprès de leurs collègues, de leurs amis, de leurs voisins, de leur famille.
Le deuxième aspect à retenir pour expliquer la percée électorale du FIT est la déception de secteurs importants du salariat et de la jeunesse vis-à-vis du kirchnérisme. Une frange de l’électorat soutenait jusqu’à présent le gouvernement « sur la gauche », avec l’espoir que Kirchner serait l’instrument de transformations graduelles et progressives. Ces secteurs là ont voté pour le FIT après avoir fait l’expérience du kirchnérisme au pouvoir.
L’expérience a montré à de nombreux salariés que l’idée selon laquelle il était possible d’arracher des concessions et des réformes « de gauche » en soutenant une coalition électorale regroupant des représentants de la bureaucratie syndicale, corrompue et pourrie, ou des secteurs de droite, à l’image du péronisme le plus conservateur, était illusoire.
Troisième élément à prendre en compte : les tendances de fond à l’œuvre au sein de la jeunesse, aussi bien chez les étudiants que chez les jeunes travailleurs. Le soutien au FIT apporté dans les urnes par la jeunesse s’explique à la fois socialement et politiquement. Pour beaucoup de jeunes qui entrent sur le marché du travail, sont dans l’enseignement technique ou s’inscrivent à l’université, l’horizon est bouché. Le travail précaire et les bas salaires sont la norme.
Cette génération est celle qui vit en direct ce que la « promesse kirchnériste » veut dire véritablement. C’est celle qui assiste en direct à la crise capitaliste mondiale, maintenant dans sa septième année, avec une alternance de gouvernements de droite et de gauche qui mettent en œuvre exactement la même politique, visant à faire payer la crise aux travailleurs et aux classes populaires pour mieux sauver les banques et les grandes entreprises.
Un vote politiquement conscient
On peut dire que le vote pour le FIT a été un vote conscient. Un manifeste électoral défendant clairement un programme de transition face à la situation actuelle, avec la perspective d’un gouvernement des travailleurs, a été diffusé à des dizaines de milliers d’exemplaires. C’est ce que les candidats ont mis en avant systématiquement, de façon moderne et dynamique, dans les clips de campagne, sur les plateaux de télévision et dans les émissions de radio.
Cela ne veut pas dire, bien entendu, que l’ensemble des électeurs du FIT partagent intégralement la perspective révolutionnaire qui a été défendue au cours de la campagne. En revanche, ils se sont identifiés à des aspects importants du programme avancé. Le principal défi est maintenant de mettre les sièges gagnés au service du développement et de l’élargissement des luttes, de renforcer la conscience de classe et de dénoncer les négociations des politiciens patronaux sur le dos des classes populaires. L’enjeu pour les députés du FIT consistera à proposer des cadres pour faciliter et développer la mobilisation et l’organisation des exploités et opprimés pour leurs revendications. Dans l’immédiat, l’ensemble des organisations du FIT est devant la possibilité d’élargir son influence militante au niveau des entreprises, dans les écoles et les universités, autant de pas vers la construction d’un grand parti révolutionnaire.
Daniela Cobet et Marcelo N.
Notes :
1 Y étaient renouvelés la moitié des sièges du Congrès (assemblée des députés) et le tiers de ceux du Sénat.
2 Ce sont les députés élus en 2009 – lors du grave revers subi par le FpV – qui étaient, cette fois, soumis à renouvellement.
3 Après deux mandats consécutifs, Cristina Kirchner ne pourra pas se représenter à la présidentielle de 2015.