Cet été, Tel Aviv a connu la plus grosse manifestation des Indignés. Clairement antilibéral, ce mouvement citoyen pourrait donner naissance à une nouvelle société civile israélienne définie par la citoyenneté plutôt que par l’appartenance au « peuple juif ».
Qui l’aurait prédit ? La plus grande manifestation des Indignés (proportionnellement à la population du pays) a eu lieu à Tel Aviv, capitale d’un des pays les plus réactionnaires de la Planète : 400 000 personnes, c’est-à-dire l’équivalent de 4 millions de personnes en France. Plus même que la manifestation qui faisait suite aux massacres de Sabra et Chatila, en 1982. Qu’exigeaient les Indignés israéliens ? « Le peuple veut la justice sociale » et « contre les privatisations – (retour à) l’État providence ».
Un mouvement de masse
Quand, le 14 juillet 2011, Daphné Leef, une jeune femme de 24 ans, plante sa tente sur le Boulevard Rothschild à Tel Aviv pour protester contre l’impossibilité de trouver un logement, elle ne se doutait pas qu’en moins de dix jours, elle serait suivie par des milliers de jeunes et de moins jeunes qui, dans toutes les villes du pays, plantent à leur tour une tente, transformant le pays en un immense campement de protestation. Pour les jeunes couples, la question du logement est le symbole du démantèlement de l’État social : pendant deux générations, ce dernier se devait d’avoir une politique de logement social pour installer les millions d’immigrants venus s’installer dans l’État juif. La dérégulation néoliberale qui commence dans les années 1980 et la privatisation de l’immobilier font que le logement cesse d’être un droit et devient une marchandise. Puis ce sera le tour de l’éducation et de la santé qui, s’ils restent en principe gratuits, reviennent en fait de plus en plus cher si l’on veut obtenir un peu plus que le minimum.
Rapidement la revendication sur le droit au logement va s’étendre à une remise en question de l’ensemble de la contre-reforme néolibérale : « l’éducation n’est pas une marchandise », « la santé n’est pas une marchandise » deviennent des slogans populaires dans les manifestations de plus en plus massives qui accompagnent les campements au cours de l’été. Pour culminer, le 3 septembre, avec la manifestation des 400 000.
Dès ses premiers pas, le mouvement insiste, à travers ses porte-parole sur son caractère « social mais pas politique ». Décodée, cette définition signifie le refus de se positionner sur les questions liées au conflit israélo-arabe. « Ni droite, ni gauche » affirment Daphné Leef et ses amiEs, « nous sommes le peuple uni : religieux et laïques, Ashkenazes et Séfarades, droite et gauche » mais elle ajoute aussi « Juifs et Arabes », ce qui, en Israël, est loin d’aller de soi.
Les citoyens palestiniens d’Israël (20 % de la population) n’ont d’ailleurs pas attendu Daphné pour se mobiliser, et dans les villes mixtes, comme par exemple Haïfa ou Beer Sheva, nous sommes témoins, pour la première fois peut-être dans l’histoire d’Israël, de manifestations populaires véritablement judéo-arabes.
Du centre à la périphérie
Au départ, le mouvement reste cantonne a Tel Aviv et à Jérusalem, et sa composition sociale est essentiellement petite bourgeoise. La présence active de l’Union nationale des étudiants donne, dans une certaine mesure, le ton et le caractère de classe du mouvement, d’où sont absentes les classes populaires. Conscients de cette limite qui est à la fois géographique et sociale, les dirigeants décident de se tourner vers la « périphérie ». Par périphérie on entend, en Israël, ce qui n’est ni Tel Aviv ni Jérusalem, et plus particulièrement les villes dites dedéveloppement, c’est-à-dire sous-développées où, dans les années cinquante et soixante, on a parqué les immigrants juifs venus des pays arabes.
Pari gagné : fin août, de grandes manifestations mobilisent les couches populaires dans ce qui est l’équivalent des banlieues en France. C’est alors que le gouvernement décide enfin de réagir. Jusque-là Netanyahou, architecte en chef de la contre-réforme néolibérale, avait haussé les épaules, persuadé qu’il s’agissait d’un happening de jeunes bobos (« sushi et narguilé », selon un de ses ministres) qui s’éteindrait de lui-même, au plus tard à la fin des vacances scolaires.
Comme chaque fois où il a été confronté à un mouvement de masse, le gouvernement décide de la mise en place d’une commission nationale d’experts dont le mandat est de suggérer de nouvelles priorités budgétaires, tout en s’abstenant d’élargir le budget. En d’autres termes, réduire le budget de l’éducation pour améliorer le système de santé… ou le contraire. Sous la direction du professeur Manuel Trachtenberg, économiste plus proche des solutions sociales-démocrates que néolibérales, cette commission a eu le mérite d’affirmer dès le début qu’on ne pouvait pas ne pas toucher au budget militaire qui dévore près d’un tiers des ressources nationales. Plus intelligents que leur ministre Ehoud Barak, qui s’était frontalement opposé à toute coupe dans le budget de ladéfense, en disant avec l’arrogance d’un kibbutznik devenu millionnaire, « Ici, c’est pas la Suisse », les chefs de l’armée avaient anticipé les suggestions de la commission Trachtenberg et proposé de réduire eux-mêmes les dépenses de leur ministère, pensant éviter ainsi une intervention extérieure dans le plus opaque des budgets gouvernementaux.
Commission alternative
Les dirigeants du mouvement ne sont pas tombés dans le piège de la commission Trachtenberg et décidèrent de mettre en place une commission alternative, composée d’économistes, de sociologues et de militants du mouvement social. À la tête de cette commission, un sociologue militant, Yossi Yona, et l’ancien adjoint du Gouverneur de la Banque d’Israël, Avia Spivak. Contrairement à la commission officielle, les Arabes sont bien représentés, de même que les femmes et d’autres secteurs sociaux qu’on a l’habitude de marginaliser. Le fait que le porte-parole de cette commission soit un des dirigeants du Mouvement Solidarité Cheikh Jarrah est plus que symbolique. Car la commission Yona-Spivak, refusant de déshabiller Paul pour vêtir Pierre, s’est positionnée sur des choix politiques : ses propositions de coupes substantielles dans le budget de la défense et de réductions massives des subventions aux colonies, l’identification de la population arabe comme une priorité nationale, s’inscrivent dans ce qu’elle appelle elle-même des choix stratégiques, à savoir un tournant vers une politique de paix, même si celle-ci n’est décrite que d’une manière très générale.
Le gigantesque fossé entre les propositions de la Commission Trachtenberg, qui ont été ratifiées à la hâte et du bout des lèvres par le gouvernement, et celles de la commission alternative ont amené Daphné Leef à annoncer une reprise des manifestations. Celles-ci restent cependant peu probables : un mouvement tel que celui que nous avons connu cet été, sans structure et sans direction, ne se réorganise pas d’un coup de baguette magique, certainement pas quand il mobilise essentiellement les classes moyennes. En effet, si la participation de la grande majorité des travailleurs est indéniable, c’est en tant que citoyens qu’ils ont participé, pas comme classe, avec ses organisations et ses directions. L’absence de la Histadrout – principale confédération syndicale – dans les mobilisations a été remarquée. Au moment où se négocient les effets de ces mobilisations en termes d’acquis et de réformes, son retour est programmé.
Le retour à la maison des classes moyennes a laissé le champ libre aux couches les plus défavorisées, voire marginales: les vrais sans-logis, les mères célibataires sans emploi fixe, les employés des compagnies de main-d’œuvre. Ce sont eux que l’on rencontre dans ce qui reste des campements où ils s’accrochent non par protestation mais parce qu’ils n’ont vraiment pas où loger. Ils squattent les nombreux immeubles vides, et n’hésitent pas à réagir violemment à la violence policière. Le temps des manifestations bon enfant est bien fini, la lutte de classe reprend ses droits.
Naissance d’une société civile
Sans présager du futur, on peut d’ores et déjà affirmer que l’acquis numero un des mobilisations sociales de l’été 2011 aura été la naissance d’une société civile israélienne, autonome de l’État, voire en conflit avec celui-ci. Formée dans la colonisation de la Palestine et en conflit avec son environnement arabe, pendant plus de cinq décennies, la société israélienne ne s’est pas réellement démarquée de l’État : elle se devait de servir le projet sioniste et lui était soumise. Certes, au cours de ses 65 ans d’histoire, Israël a connu des mobilisations sociales, des explosions populaires, des grèves parfois dures. Mais celles-ci restaient des événements circonscrits dans le temps, et en général dans l’espace, d’autant plus qu’il était très facile de les démobiliser par une tension aux frontières ou tout simplement en brandissant la bannière de la sécurité.
Cette fois, les tentatives de ce genre ont fait long feu comme l’a montre le refus d’annuler les manifestations après l’attentat près d’Eilat… dont les circonstances laissent d’ailleurs planer de sérieux soupçons sur son authenticité. Sans nécessairement se positionner politiquement, le nouveau mouvement social israélien ne se laissera pas aussi facilement piéger que ceux qui l’ont précédé.
Osons même tenter une hypothèse plus audacieuse, celle d’une redéfinition du concept de « peuple ». Jusqu’à cet été, le « peuple israélien » ne signifiait pas l’ensemble des citoyens du pays, mais plutôt le « peuple d’Israël » tel qu’il apparaît dans la Bible, à savoir les Juifs. Les mobilisations sociales des derniers mois seraient-elles le baptême d’un nouveau peuple, défini non pas par ses origines ethnico-confessionelles mais par la citoyenneté ? Auquel cas, elles marqueraient alors le début de la fin du sionisme et le remplacement de l’État juif par l’État de tous ses citoyens, comme le revendique la gauche antisioniste ? Il est bien trop tôt pour l’affirmer, mais l’été 2011 nous permet au moins d’y rêver et surtout nous appelle à redoubler nos efforts pour faire de ce rêve une réalité.
Michel Warschawski