Publié le Lundi 14 novembre 2016 à 07h43.

L’insurrection d’Oaxaca, chronique d’une révolution manquée

Voilà dix ans la ville d’Oaxaca, capitale de l’Etat mexicain du même nom, a connu un mouvement insurrectionnel qui a duré plus de six mois avant d’être vaincu par la répression conjuguée des polices locales, de l’armée fédérale et des paramilitaires au service du gouverneur. Parfois présentée comme la première révolution du 21e siècle, voire comme une réédition de la Commune de Paris1, ce mouvement mérite d’être étudié tant pour sa durée que pour les forces sociales mobilisées, ainsi que pour ses faiblesses.

 

L’Etat d’Oaxaca, à quelque 400 kilomètres au sud de Mexico, s’étend de la côte du Pacifique aux zones montagneuses de la Sierra Madre del Sur. Il figure, avec le Chiapas et le Guerrero, parmi les plus pauvres du Mexique, parmi ceux aussi qui comptent la plus grande proportion de population indienne, laquelle survit d’une agriculture archaïque et de productions artisanales peu rémunératrices, tels les tissages et poteries qui enrichissent les intermédiaires. Il se situe dans les derniers rangs quant aux structures sanitaires et aux services publics.

Avec 250 000 habitants, Oaxaca est une ville moyenne pour le Mexique. Située en dessous du site zapotèque de Monte Alban2, elle connaît une importante activité touristique avec notamment plus de 200 hôtels. Elle ne compte en revanche aucune implantation industrielle significative, seulement quelques maquiladoras3. La région a vu naître Benito Juarez ainsi que le dictateur Porfirio Diaz4.

En 2006, le gouverneur de l’Etat est Ulises Ruiz Ortiz, « URO »5, membre du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) qui a dirigé le Mexique pendant 70 ans mais a perdu les élections présidentielles de l’année 2000. Il s’inscrit dans la tradition d’autoritarisme et de corruption du PRI. Au lendemain de son élection, en 2004, il avait tenté vainement de faire emprisonner son rival, liquidé un journal et agressé des organisations sociales qui s’étaient opposées à lui.

 

La répression du mouvement enseignant

En juin 2006, les enseignants de l’Etat d’Oaxaca sont en grève pour des revendications traditionnelles concernant leurs salaires, leurs conditions de travail et plus largement la politique éducative, présentées comme chaque année le 1er mai sous la forme d’un mémorandum. La mobilisation est particulièrement forte dans la ville d’Oaxaca et les villages de la zone. Depuis des années leur section syndicale, la section 22 du SNTE (Syndicat national des travailleurs de l’éducation), s’est démarquée du syndicalisme corrompu contrôlé par le PRI. De plus les enseignants du primaire ont toujours joué un rôle social important au sein des communautés indiennes dont certains d’entre eux sont issus, en mettant leurs connaissances au service de la population, en l’aidant à défendre ses droits face à l’administration. Cela contribue à rendre les enseignants suspects aux yeux du pouvoir.

Cette année-là le gouverneur et son équipe répliquèrent au mémorandum par une campagne virulente contre les enseignants, instrumentalisant la presse, les chaînes de radio et de télévision. Le thème central était que 26 ans de grèves à répétition, motivées par des revendications corporatistes, étaient responsables du retard de l’éducation. Mise en avant fort à propos, une Association des pères de famille reprit cette campagne en assénant que les enseignants, motivés par leurs propres intérêts, étaient indifférents à l’avenir de leurs élèves. Un spot télévisé largement diffusé montrait des enfants interpellant leurs professeurs : « les maîtres dans les classes, pas sur les piquets ». Malgré ces pressions, la grève s’installe et le 2 juin se déroule une imposante manifestation, avec des mots d’ordre politiques dirigés contre le gouverneur. En réponse aux menaces de ce dernier, le 7 juin une « mega marcha » mobilise près de 200 000 personnes, montrant que les enseignants ne sont pas isolés et que d’autres secteurs populaires rejoignent leur lutte.

A l’aube du 14 juin 2006, le centre d’Oaxaca est occupé depuis plusieurs jours par de nombreux « plantons ». C’est une forme de lutte classique qui consiste à installer des piquets et des campements sommaires aux principales intersections et devant les édifices publics. C’est alors qu’Ulises Ruiz Ortiz lance les forces de répression6, qui délogent les « plantons » avec une extrême brutalité et occupent les locaux du syndicat afin de détruire l’émetteur de « Radio Planton », la radio libre de la section 22. Opération réussie, mais la radio avait eu le temps d’alerter la population et dès 8 heures, une grande concentration d’enseignants affronte la police et réussit à réoccuper les locaux syndicaux. La guerre était déclarée entre URO et le mouvement populaire qui allait désormais exiger sa destitution.

Les forces sociales en présence

Avant de reprendre le déroulement des événements il faut souligner le rôle de la Coparmex (le Medef local) dans la campagne d’abord contre les enseignants puis contre le mouvement populaire : dénonciation du « retard éducatif » dû aux grèves, puis des prétendus dégâts subis par les commerces du centre-ville lors des piquets, mais surtout appui sans faille à URO et appels du patronat au gouvernement fédéral pour le rétablissement de l’ordre. Les banques et les médias privés, mais surtout l’important secteur touristique, font bloc. Nous sommes à la mi-juin et le centre-ville doit être « libéré » pour ne pas perturber les affaires7. Les dirigeants patronaux ont organisé des manifestations pour le retour des grévistes au travail !

Face au bloc de l’ordre, gouvernement et patronat, on ne retrouve pas la classe ouvrière organisée. Le seul syndicat présent dans le mouvement, dont il est un des principaux acteurs tout au long de la lutte, est celui des enseignants. Les autres composantes ont été les communautés indigènes et le « peuple », les habitants des faubourgs de la ville, les « colonies »8. Au sein de ce peuple mobilisé on retrouve nombre d’ouvriers, mais à titre individuel, des petits artisans et boutiquiers, un nombre significatifs d’employés des hôtels et restaurants, des mères de famille9, mais aussi les vendeurs à la sauvette et les gamins des rues, des centaines de Gavroche qui seront de toutes les manifestations et sur toutes les barricades. Ces barricades, érigées pour la plupart à partir du mois d’août pour l’autodéfense des quartiers populaires, ainsi que les brigades mobiles assurant la sécurité contre les sicaires du gouverneur et du patronat, mais aussi contre la délinquance, ont été les lieux d’organisation du peuple, lieux d’échange, de débats et de décisions, mais sans véritable centralisation au niveau de la ville. La floraison de radios locales parfois « prises à l’ennemi » a joué un grand rôle de communication pour les insurgés10.

D’un côté donc la bourgeoisie, structurée et consciente de ses objectifs, de l’autre ce « prolétariat sans tête » ainsi caractérisé par José Revueltas11, dressé contre la répression, les injustices, la misère et les multiples exactions dont sont victimes les pauvres gens des villes et des campagnes. Le peuple qui se dresse pour dire « assez ! » mais sans être en capacité d’imposer son propre gouvernement. Pour différentes raisons l’APPO, l’assemblée populaire des peuples d’Oaxaca, n’a pas joué un rôle « soviétique » et n’a pas cherché à prendre le pouvoir alors même qu’elle se substituait dans divers domaines à des institutions qui s’étaient évaporées : différence de fond avec la Commune de Paris.

 

Les communautés indiennes s’engagent dans la lutte

Les peuples indigènes sont fortement représentés dans l’Etat d’Oaxaca. Les principales communautés sont les Triques, les Mixes et les Zapotèques. Elles ont conservé leurs langues, les villages restent en partie gérés selon les « us et coutumes »12 malgré les caciques du PRI, la majorité des terres cultivables appartient à la communauté13.  Les indiens sont régulièrement victimes des persécutions policières et des exactions de sicaires employés par des propriétaires qui veulent voler leurs terres ou par les promoteurs de mégaprojets, souvent des investisseurs étrangers : des groupes armés attaquent les villages, incendient les bâtiments sociaux, brutalisent et parfois assassinent les villageois, la plupart de ces exactions restant impunies. 66 tués en deux ans de pouvoir d’URO pour la seule communauté Trique !

Dans des dizaines de communes les édifices municipaux ont été occupés, les maires imposés par le PRI ont été chassés et remplacés par des conseils communautaires. C’est leur participation massive aux « mega marchas » qui a donné une grande visibilité aux communautés indiennes dans le mouvement, mais leurs délégués ont intégré l’APPO presque dès sa constitution, d’où le nom d’assemblée populaire des peuples d’Oaxaca. Les violations des droits humains, la militarisation du territoire, l’arrestation de dirigeants communautaires sous l’accusation de guérilla, des années d’oppression et de misère, toutes les exactions du PRI s’incarnaient en URO. Après l’échec de l’insurrection, les sbires du gouverneur s’en sont particulièrement pris aux peuples indigènes avec la volonté d’en finir avec les municipalités autonomes, comme celle de San Juan Copala, occupée à plusieurs reprises par les paramilitaires qui ont expulsé des habitants.

 

L’assemblée populaire des peuples d’Oaxaca

L’APPO s’est formellement constituée le 20 juin 2006, cinq jours après le coup de force contre les enseignants. Cette première réunion regroupa 365 associations, syndicats, organisations populaires, dont des représentants des communautés indigènes, des collectifs de défense des droits humains et divers groupes politiques. Il s’agissait donc d’un front d’organisations, pas d’une représentation de comités de base. Une coordination provisoire de 36 membres fut élue selon des critères géographiques, sans débat d’orientation politique, et tout au long du mouvement elle ne s’est jamais réunie au complet. Dans les faits elle est apparue pendant plusieurs mois davantage comme un symbole, la référence des actions de masse menées sous son égide.

Ces actions furent nombreuses et puissantes, à commencer par les  gigantesques manifestations sonores et colorées qui convergèrent à plusieurs reprises vers le centre d’Oaxaca, avec une forte participation des villages de la région. A son crédit également, la prise de stations de radio, l’occupation de bâtiments publics, le boycott de la « Guelaguetza officielle » et l’organisation d’une « Guelaguetza populaire », et bien sûr les barricades. C’est pourquoi elle est apparue, malgré son fonctionnement chaotique, comme la représentation des masses en lutte.

Courant juillet, le mouvement était à son point culminant et la possibilité de chasser URO était ouverte, d’autant plus que le PRI venait de subir un échec aux élections législatives, qui s’était traduit à Oaxaca par un vote sanction au profit du Parti de la révolution démocratique (PRD)14. Le pouvoir d’Ulises Ruiz, contesté dans la rue et dans les urnes, chancelait au point qu’une partie de ses soutiens bourgeois et du gouvernement fédéral commençait à envisager une solution de rechange. L’occasion a été manquée du fait de l’irrésolution, des hésitations des dirigeants du mouvement à s’engager dans une grève civique jusqu’au départ d’URO, se limitant à des actions radicales mais dispersées.

Certains commentateurs, notamment anarchistes et conseillistes, ont combiné l’apologie de l’APPO avec la dénonciation des courants sectaires (entendez par là tous les militants organisés) qui voulaient imposer leurs schémas marxistes contre la juste spontanéité des masses. C’est pour le moins un raccourci. Sans doute certains groupes politiques15 souhaitaient-ils instrumentaliser l’APPO pour un soutien électoral au PRD, mais c’est seulement après la fin du mouvement qu’ils ont hérité d’un lambeau de sa dépouille. A l’inverse, les jeunes libertaires proches des zapatistes16 considéraient comme réformiste la lutte pour chasser le gouverneur au prétexte qu’il s’ensuivrait de nouvelles élections… Les divergences exprimées pendant le mouvement étaient légitimes, liées aux difficultés d’orientation, sans qu’aucune force significative n’avance les moyens de passer du contre-pouvoir à la prise du pouvoir. Plus grave, l’absence de direction centralisée, d’une représentation démocratique unifiée des enseignants, des autres secteurs en lutte, des communautés indigènes et des barricadiers des colonies, a provoqué quelques couacs comme la velléité des dirigeants de la section 22 de faire reprendre les cours début juillet.

 

Du double pouvoir à la contre-offensive victorieuse du gouvernement

De juillet à septembre l’emprise de l’APPO va cependant grandir alors que la vacance du pouvoir est flagrante. La formation citoyenne baptisée « honorable corps des topiles »17 prend en charge de plus en plus de fonctions élémentaires comme l’hygiène et la sécurité, alors que fleurissent les barricades et les brigades mobiles d’intervention. Courant août, toutes les radios commerciales sont expropriées. Le mouvement, bien qu’à un rythme plus lent, gagne d’autres villes de l’Etat. Face à cette situation le pouvoir légal du gouverneur se terre, c’est avec les paramilitaires et certains groupes de policiers qu’ont lieu les affrontements les plus meurtriers. Des sbires du régime assassinent des militants.

Mais début octobre, le gouvernement fédéral se décide en faveur d’URO qui est maintenu dans ses fonctions et envoie des troupes pour le rétablir. La police fédérale préventive (PFP)18 intervient en force et reprend une à une les rues du centre-ville, appuyée par les sicaires du gouverneur. Les combats font des victimes, morts et blessés, il y a des centaines d’arrestations.

Malgré l’héroïque défense de la cité universitaire et de sa radio, contraignant la PFP à battre en retraite, l’issue militaire ne pouvait faire de doute. Cela ne mit pas un terme aux manifestations, toujours violemment réprimées, mais en déportant des centaines de militants vers des prisons du nord du pays, le gouvernement se donnait les moyens de décapiter le mouvement. De fait, ni le congrès de l’APPO réuni du 11 au 13 novembre, ni le Forum des peuples indiens des 28 et 29 novembre ne permirent de relancer le mouvement. Fort heureusement, si ce ne fut pas la Commune ce ne fut pas non plus Versailles, malgré les dizaines de victimes. Les forces populaires n’ont pas été laminées, le syndicat enseignant n’a pas disparu, les emprisonnés ont été libérés, la contestation dans les communautés indigènes n’a pas cessé. Ce fut un échec, pas un écrasement.

Quelles conclusions en tirer ? Sans se livrer à une critique sectaire des positions des uns et des autres, il faut bien constater que dans toute situation insurrectionnelle il y a un moment décisif où tout peut basculer. Faute d’une direction centralisée et résolue – ce qui n’exclut pas la démocratie – ce moment a été manqué à Oaxaca. Après avoir dû tolérer une situation de double pouvoir, la gestion réelle de la cité étant entre les mains des masses en lutte, la bourgeoisie, le PAN (Parti action nationale, droite) et le PRI ont pu reprendre l’offensive et briser le mouvement.

Gérard Florenson

 

  • 1. Ainsi Georges Lapierre a-t-il titré son livre « La commune d’Oaxaca », tout en montrant les différences. Publié en 2008 aux éditions Rue des Cascades, l’ouvrage est très intéressant au niveau de la chronologie et des informations, avec un côté anti-organisation excessif. On peut se dispenser de lire la préface de Raoul Vaneigem, obsédé par les méchants léninistes.
  • 2. Situé sur un plateau, le site archéologique de Monte Alban n’est pas suffisamment rentabilisé aux yeux des industriels du tourisme qui rêvent d’un grand complexe d’hôtellerie et de loisirs ; mais les projets de destruction des « colonies » qui l’entourent se heurtent à la résistance de la population.
  • 3. La maquiladora est une usine de montage qui assemble en exemption de droits de douane des biens importés destinés à être réexportés.
  • 4. Président du Mexique à cinq reprises, Benito Juarez (1806-1872) était à la tête de la bourgeoisie libérale qui a libéré l’Etat de l’emprise de l’Eglise, défendu l’indépendance nationale, vaincu les troupes françaises et leur régime d’occupation. Après avoir dirigé un coup d’Etat manqué contre Juarez, le général Porfirio Diaz (1830-1915) s’est emparé du pouvoir en 1877, l’exerçant sans discontinuer jusqu’à son renversement par la Révolution mexicaine, en 1911.
  • 5. La cristallisation contre la personne d’Ulises Ruiz Ortiz tient à l’importance des pouvoirs des gouverneurs dans l’Etat fédéral du Mexique.
  • 6. Plusieurs milliers d’hommes des polices locales, fortement armés et appuyés par la brigade canine.
  • 7. Notamment la Guelaguetza, grand spectacle de danses traditionnelles indiennes, qui attire à la mi-juillet des milliers de touristes. Elle dut finalement être annulée.
  • 8. Les habitants des « colonies », organisés en comités de « vecinos » (voisins), luttent pour les adductions d’eau, l’amélioration de la voirie. Les maisons, petites et sommaires, sont habitées par des travailleurs du secteur informel, des ouvriers et employés qui ne peuvent pas payer les loyers du centre-ville.
  • 9. Les femmes ont joué un rôle important dans l’insurrection des quartiers populaires, sans que cela ne se retrouve proportionnellement dans les diverses instances du mouvement (la règle de 30 % de femmes au sein de l’APPO fut adoptée en novembre 2006). Elles ont été particulièrement agressées par les forces de répression (insultes, attouchements, déshabillages et viols).
  • 10. On leur doit aussi la diffusion des centaines de « corridos », refrains populaires traditionnels des révolutions mexicaines. Avec les magnifiques affiches et banderoles, les corridos ont été l’expression artistique du mouvement.
  • 11. José Revueltas (1914-1976), écrivain et scénariste. Emprisonné suite au 1968 mexicain.
  • 12. Ne reposant pas sur le mode électif que nous connaissons mais sur des rotations de mandats excluant en principe le pouvoir personnel. Mais en 2006, les femmes étaient encore écartées des décisions dans une partie des communautés !
  • 13. Malgré les pressions de l’Etat en faveur de la division et de la privatisation des terres qui pourraient alors être plus facilement enlevées à des paysans endettés.
  • 14. Né en 1989 d’une scission du PRI, le PRD est membre de l’Internationale socialiste.
  • 15. Les militants du PRD bien sûr, mais aussi ceux du Front populaire révolutionnaire (FPR), organisation jadis maoïste et liée à la guérilla, désormais gagnée aux charmes de la « révolution par les urnes ». A l’exception du Parti ouvrier socialiste (POS, trotskyste), actif dans le mouvement mais de dimension plus modeste, le FPR est le seul parti de la gauche radicale implanté à Oaxaca.
  • 16. Une des surprises du mouvement fut l’absence de soutien actif de l’EZLN (Armée zapatiste de libération nationale, formée au Chiapas avec à sa tête le sous-commandant Marcos).
  • 17. « Topil » est un nom indigène qui désigne un agent public, le plus souvent un jeune homme qui se porte volontaire pour assister un prêtre ou un dirigeant de la communauté.
  • 18. La PFP est le corps contre-insurrectionnel des forces de police mexicaines.