Entretien. Depuis plusieurs mois, les habitantEs du Rif, au nord du Maroc, se mobilisent pour davantage de dignité et de justice sociale. Ils font face à une répression féroce du régime. Nous avons rencontré Abou Ali Bel Mezzian, ancien prisonnier politique, membre de la direction de la Voie démocratique, militant à Hoceima.
Peut-on parler, au Maroc, d’une combinaison entre une crise sociale et une crise politique ?
Le régime politique a épuisé l’héritage de sa légitimité : celui d’un nouveau règne associé à des temps nouveaux et à un « roi des pauvres ». Aujourd’hui la grande majorité réalise la tromperie d’autant plus qu’on sait que le roi a amassé des fortunes et il est donc tout à fait normal que le peuple se lève pour exiger des solutions ici et maintenant. D’un autre côté, le pays traverse ce qu’on pourrait appeler la « crise des transitions » : celle de la construction d’un régime démocratique, celle des générations, celle des décantations entre les secteurs sociaux en lutte, au sein des partis, des organisations syndicales et même au sein des familles. Et dans ce genre de situation, la pratique de la politique ou la capacité de donner du sens à l’action ne devient plus un monopole des partis politiques mais peut être portée par des groupes, des associations, des individus qui peuvent acquérir une grande capacité de mobilisation des gens, dans des contextes de ras-le-bol profond. L’émergence des jeunes dans le théâtre des évènements témoigne de cette crise des transitions. Reste que le makhzen [NDLR : terme péjoratif désignant le pouvoir au Maroc] a la possibilité de contourner les revendications de la jeunesse pour rafistoler les problèmes et différer les crises, ce qui renvoie à la nécessité d’une force révolutionnaire organisée. C’est ce maillon qui est absent aujourd’hui.
Peux-tu revenir sur les causes profondes de la rébellion rifaine ?
Le 28 octobre 2016, Mouhcine Fikri, un vendeur de poisson, s’est fait broyer dans une benne à ordures en cherchant à récupérer sa marchandise confisquée. Au cours de la nuit les citoyens se sont rassemblés. Un jeune parmi eux, Nasser Zafzafi, a pris la parole pour insister sur le jugement des responsables et sur la nécessité de poursuivre un sit-in jusqu’à la venue du « préfet » et du procureur général. Ces derniers ont affirmé que la justice serait saisie et qu’il fallait lever le rassemblement, ce à quoi les manifestants ont répondu qu’ils ne croyaient pas aux promesses. Les manifestations ont commencé à devenir quotidiennes avec un nombre de plus en plus important de participants, les autorités se faisant discrètes dans un contexte de blocage gouvernemental. Cette situation a duré jusqu’à la cérémonie du 40e jour du décès avec la participation de délégations du Rif et du Maroc.
Les autorités n’ont pas su apprécier la situation : les mobilisations se déroulaient dans un environnement social, politique, historique marqué par le poids des blessures du passé qu’ils pensaient guéries. Ils ont été surpris par la profondeur du rejet du makhzen qui s’est largement exprimé lorsque le mouvement a commencé à dépasser les revendications sociales. Ils ont essayé de corriger le tir mais ils ont été submergés par le flot montant de la contestation qui a révélé que les comptes de la monarchie étaient loin d’être soldés dans cette région. Et les voilà en train de vaciller et d’espérer une sortie de la crise par le biais de pourparlers avec les détenus, utilisés comme des otages pour éteindre le feu. L’État et ses lobbys corrompus ont envisagé avec horreur la possibilité d’une transformation du Hirak rifain [NDLR : nom donné à la mouvance contestataire du Rif] en Hirak global dans tout le pays, en particulier dans le Maroc profond. Ils cherchent à endiguer et éteindre le foyer révolutionnaire. Ils n’avaient pas envisagé que la situation leur échappe totalement, sans autre solution qu’une gestion sécuritaire et l’imposition d’un état de siège.
Comment le Hirak a-t-il élaboré sa plateforme revendicative ? Comment le mouvement s’est-il organisé ?
Les revendications traduisant les préoccupations de la jeunesse ont été auparavant portées par les associations de défense des droits et les organisations de gauche, mais l’élan populaire leur a donné une large crédibilité. Elles ont été mises en avant après la cérémonie du 40e jour du décès du martyr pour donner une nouvelle dynamique à la lutte, d’autant que rien n’avait avancé. Les autorités ont réactivé en urgence des projets de développement afin de neutraliser la dimension sociale de la contestation pour couper l’herbe sous le pied des animateurs du mouvement et préparer le terrain à la propagande selon laquelle ces derniers auraient des objectifs inavoués (séparatistes, financés par l’étranger, etc.).
Peux-tu nous parler de la répression ? Comment le Hirak y fait-il face, ainsi qu’aux manœuvres du pouvoir ?
Les sept premiers mois, la répression ne visait pas à en finir avec le Hirak par la force, le pouvoir estimant qu’il était possible de mettre le couvercle sur la marmite et de maîtriser ces jeunes « inexpérimentés » qui se sont isolés eux-mêmes des organisations progressistes qui avaient contribué à la construction du mouvement. Reste que certains courants dits « pro-républicains » ont cherché, sans doute avec l’appui des services du pouvoir, à isoler le mouvement de la gauche afin de donner un fondement à la thèse de « l’influence séparatiste ». Reste que le 18 mai a été une manifestation de masse pour l’unité et que Nasser Zefzafi, a proclamé le rejet de toute forme de séparatisme et la disposition à un dialogue avec des parties désignées par le roi. Dans le même temps, la manifestation n’arborait aucun drapeau officiel, ni photo du roi, provoquant une colère des cercles du palais qui s’attendait à ce que s’exprime un début de conciliation. La deuxième étape a commencé avec les tentatives d’arrestation de Nasser Zefzafi en raison de son interruption du sermon d’un imam qui critiquait ouvertement le Hirak et ses animateurs. Cela a été le prétexte pour mener une large vague d’arrestations affaiblissant l’élan populaire. Le pouvoir cherche à donner un coup d’arrêt à la lutte avant la fête du trône (30 juillet). Celle-ci pourrait être le moment de déclarations solennelles sur un ensemble de mesures, dont la libération des détenus si les pourparlers en prison aboutissent à leur capitulation politique.
Le Hirak semble revendiquer une indépendance par rapport aux partis politiques. Vous avez impulsé un front des organisations de gauche, à Hoceima. Quels sont ses objectifs et comment intervient-il dans la mobilisation ?
Ce front est constitué des courants de la gauche radicale, des associations de droits humains, de syndicats ouvriers, d’associations féministes progressistes, pour la défense des deniers publics, etc. Nous essayons de faire le nécessaire pour éviter une défaite politique. Notre front réfléchit à toutes les initiatives de masse qui peuvent contrer la stratégie du pouvoir. Nous avons toujours été du côté du mouvement sans chercher à prendre sa direction. Nous serons au côté de ceux qui exigeront la condamnation de ceux qui ont délivré des accusations gratuites contre le Rif et l’ont utilisé comme un rat de laboratoire pour expérimenter les stratégies répressives. Tout comme nous exigerons le départ de ceux qui ont contribué à la cristallisation de cette crise et qui sont des paravents du makhzen au niveau de la région : le PAM [Parti Authenticité et Modernité] et le PJD [Parti de la justice et du développement].
Propos recueillis par Chawqui Lotfi