Le 14 janvier 2011, le peuple tunisien tout entier dans la rue malgré une répression féroce, mettait en fuite le dictateur Ben Ali. Ses mots d’ordre étaient « la liberté, du travail et la dignité ! » L’ensemble de la région arabe, du Maroc au Golfe persique entrait en ébullition sur les mêmes slogans et, un mois plus tard, Moubarak était à son tour forcé de démissionner face à la détermination du peuple égyptien. Aujourd’hui, le « printemps arabe » doit rester une source de fierté pour ses acteurs et un moteur, malgré les énormes difficultés rencontrées dans le monde entier pour matérialiser au xxie siècle des projets émancipateurs. Ces mouvements populaires continuent de montrer une force de conviction extraordinaire pour vaincre toutes les adversités, et elles sont nombreuses !
Il y a d’abord les régimes en place, qui font tout pour écraser leurs peuples. Le peuple libyen a malgré tout réussi à abattre Khadafi, le peuple yéménite approche de ce moment avec le dictateur Saleh, et ainsi un nouvel encouragement est donné aux peuples voisins. Mais Bachar al Assad poursuit sa fuite en avant criminelle malgré l’héroïsme d’un peuple syrien qui surmonte depuis des mois les milliers de morts et de torturés, hommes, femmes, vieillards, enfants. Les monarchies, celles du Golfe, de Jordanie, du Maroc ont plus de marges de manœuvre et sont mieux protégées par les puissances occidentales, mais leurs peuples refusent également de se résigner. En Tunisie même, et surtout en Égypte, les anciennes couches dirigeantes, les systèmes policiers résistent, manœuvrent, répriment et s’opposent par tous les moyens à la satisfaction des revendications sociales et démocratiques des révolutions.
Il y a ensuite les vrais « seigneurs du monde », les USA, l’Union européenne, les institutions internationales, qui pèsent de tout leur poids pour que « tout continue comme avant ». Ils s’assurent que les dettes des dictateurs sont payées par les nouveaux gouvernements rubis sur l’ongle, alors que leur remboursement tue les services publics. L’emploi industriel, sous contrôle des multinationales doit continuer à être précaire, les salaires de misère, les recrutements clientélistes. Et pendant que la Russie et la Chine défendent leurs dictateurs « préférés » de manière scandaleuse, les puissances occidentales ne sont pas moins scandaleuses dans leurs contre-offensives militaires et diplomatiques pour se transformer en « défenseurs des droits de l’homme ». Ainsi en Libye, après avoir fait du charme à Khadafi pour ses richesses pétrolières, l’avoir formé au blocage des immigrés et à la surveillance électronique de ses opposants, ces grandes puissances derrière Sarkozy ont saisi l’opportunité de lâcher le dictateur pour mettre la main sur un CNT heureusement confronté à la vigilance du peuple libyen. Quant au peuple palestinien, il est toujours plus abandonné à son étouffement par l’État d’Israël…
Il y a enfin les forces réactionnaires religieuses qui cherchent à occuper le nouveau terrain politique. Souvent réprimés par les dictateurs, surfant sur l’écœurement de la domination occidentale et développant des structures d’assistanat financées par des émirs pétroliers et des systèmes de charité bien établis, les islamistes ont été les principaux vainqueurs des récents processus électoraux à la symbolique forte, mais biaisés à plusieurs titres. Ce ne serait pas la première fois dans l’histoire que les partis opposés à la poursuite des processus révolutionnaires réalisent dans un premier temps des scores électoraux importants1. Tout va maintenant dépendre de la poursuite des mobilisations et de l’auto-organisation des masses populaires. Après des dizaines d’années de terreur, des dizaines de millions d’habitants de la région ont participé pour la première fois à des luttes et ont parlé de politique. Il n’y a pas de raison qu’ils acceptent aujourd’hui ce contre quoi ils ont été prêts à risquer leur vie. Et les nouveaux gouvernements vont avoir du mal à se stabiliser en appliquant les principes néolibéraux qu’exigent d’eux les grandes puissances.
Plus que jamais, notre solidarité avec ces peuples en lutte est nécessaire !
Jacques Babel
1. En Allemagne, un mois après la révolution de novembre 1918, les partis de droite avaient obtenu 52,3 % des voix, et ceux qui s’inscrivaient dans la poursuite du processus seulement 7,6 %. Le 25 avril 1975, au Portugal, en pleine période d’effervescence, les partis partisans de «l’ordre» étaient largement majoritaires, le total des scores des deux partis les plus à gauche approchait les 5 %, et le PC avait obtenu 10 %. Dans les deux cas, les mobilisations ont continué et les échéances décisives ont en fait eu lieu par la suite.