Par Michael Löwy
Qu’est-ce que la théologie de la libération? Pourquoi a-t-elle suscité autant d’inquiétude non seulement au Vatican mais aussi au Pentagone ? Parce que les enjeux se situaient bien au-delà du cadre du débat théologique traditionnel : en tant que protestation religieuse, éthique et sociale contre l’injustice sociale, et appel à un changement radical, elle est perçue par les partisans de l’ordre établi, tant social que clérical, comme un défi pratique à leur pouvoir.
La théologie de la libération, c’est d’abord un ensemble d’écrits produit depuis 1971 par des figures telles que Gustavo Gutierrez (Pérou), Leonardo Boff (Brésil) ou Enrique Dussel (Argentine, Mexique) – pour ne citer que quelques-uns. Bien que des divergences existent entre ces théologiens, on retrouve dans la plupart de leurs écrits des thèmes fondamentaux qui tranchent avec la doctrine traditionnelle, établie, des Eglises catholiques et protestantes :
- Un réquisitoire moral et social contre le capitalisme en tant que système injuste, inique, forme de pêché structurel.
- L’usage de l’instrument marxiste afin de comprendre les causes de la pauvreté, les contradictions du capitalisme et les formes de la lutte de classes.
- Une option en faveur des pauvres et la solidarité avec leur lutte d’auto-émancipation sociale.
- Le développement de communautés chrétiennes de base parmi les pauvres comme nouvelle forme de l’Eglise et comme alternative au mode de vie individualiste imposé par le système capitaliste.
- Une nouvelle lecture de la Bible, tournée notamment vers des passages comme L’Exode comme paradigme de la lutte de libération d’un peuple asservi.
- La lutte contre l’idolâtrie (et non l’athéisme) comme ennemi principal de la religion – c’est-à-dire contre les nouvelles idoles de la mort adorées par les nouveaux pharaons, nouveaux César et Hérode : Mammon, la Richesse, la Puissance, la Sécurité nationale, l’Etat, la Force militaire, la « Civilisation chrétienne occidentale »...
- Une critique de la théologie dualiste traditionnelle comme produit de la philosophie platonicienne grecque et non de la tradition biblique, dans laquelle les histoires humaine et divine sont distinctes mais inséparables.
La théologie de la libération est à la fois le reflet d’une praxis antérieure et une réflexion sur celle-ci. Plus précisément, c’est l’expression d’un vaste mouvement social, apparu au début des années 1960 et comprenant des secteurs significatifs de l’Eglise, des mouvements religieux laïcs, des commissions pastorales à base populaire et les communautés ecclésiales de base.
Sans la pratique de ce mouvement social, on ne peut comprendre des phénomènes aussi importants dans l’Amérique Latine des années 1970 et 80 que la montée de la révolution en Amérique centrale (Nicaragua, El Salvador) ou l’émergence d’un nouveau mouvement ouvrier et paysan au Brésil.
Le christianisme de la libération et sa théologie n’influencent qu’une minorité des Eglises latino-américaines, mais son impact est loin d’être négligeable. La découverte du marxisme par les chrétiens progressistes n’a pas été un processus purement intellectuel.
Son point de départ a été un fait social incontournable, une réalité massive et brutale en Amérique latine : la pauvreté.
Nombre de croyants ont choisi le marxisme parce qu’il offrait l’explication la plus systématique, cohérente et globale des causes de cette pauvreté, et parce qu’il était la seule proposition suffisamment radicale pour l’abolir. Le cardinal brésilien dom Helder Câmara disait : « Aussi longtemps que je demandais aux gens d’aider les pauvres, on m’appelait un saint. Mais lorsque j’ai posé la question : pourquoi y a-t-il tant de pauvreté ? On m’a traité de communiste... » Il n’est pas facile de présenter une vue d’ensemble de la position de la théologie de la libération relative au marxisme. D’une part, on y trouve une grande diversité d’attitudes – allant de l’utilisation prudente de quelques éléments à la synthèse intégrale (par exemple dans le courant « Chrétiens pour le socialisme ») – , de l’autre, un certain changement s’est opéré entre la position des années 1968-1980, plus radicale, et celle d’aujourd’hui, plus réservée, suite aux critiques de Rome mais aussi aux développements en Europe de l’Est depuis 1989.
Certains théologiens latino-américains se réfèrent au marxisme simplement comme une science sociale, que l’on utilise de façon instrumentale, pour mieux connaître la réalité latino-américaine. Définition à la fois trop large, car le marxisme n’est pas la seule science sociale, et trop étroite car il n’est pas seulement une science : il prend appui sur une pratique qui vise non seulement à connaître mais aussi à transformer le monde.
En réalité, l’intérêt que les théologiens de la libération manifestent pour le marxisme est plus large et plus profond que ne le ferait croire l’emprunt de quelques concepts à des fins scientifiques. Il concerne également les valeurs du marxisme, ses options éthico-politiques et son anticipation d’une utopie future. C’est Gustavo Gutiérrez qui avait offert les vues les plus pénétrantes, soulignant que le marxisme ne se contente pas de proposer une analyse scientifique mais aussi une aspiration utopique au changement social, et critiquant la vision scientiste d’un Althusser qui « empêche de voir l’unité profonde de l’oeuvre de Marx et, par conséquent, de comprendre comme il faut sa capacité d’inspirer une praxis révolutionnaire radicale et permanente ».