La guerre touche-t-elle à sa fin en Syrie ? Et le régime sanguinaire de Bachar al-Assad est-il en train de la gagner ? En tout cas, il se retrouve en position de force, multipliant les victoires en s’appuyant sur ses alliés russes, iraniens et du Hezbollah libanais. Le régime syrien contrôle désormais un peu plus de 60 % du territoire syrien, englobant 80 % de la population restée à l’intérieur du pays.
En même temps, le régime Assad et l’aviation russe ont intensifié leurs attaques contre la région de la Ghouta orientale et la province d’Idlib. Entre les 5 et 9 février, la Ghouta orientale a connu sous les bombardements du régime sa semaine la plus meurtrière depuis 2015, avec 229 morts, très majoritairement des civils. Assiégés depuis 2013 par les forces du régime, les quelque 400 000 habitants de la Ghouta orientale vivent une grave crise humanitaire, avec des pénuries de nourriture et de médicaments. Depuis le début de l’offensive dans la province d’Idlib en décembre 2017, les forces du régime ont réoccupé plus d’une soixantaine de villages et de localités.
De nouvelles attaques chimiques ont également été commises par les forces aériennes du régime syrien dans ces deux régions. Lors de la dernière en date, le 5 février, au moins onze cas de suffocation ont été rapportés dans la ville de Saraqeb. Il y a un consensus de fait entre toutes les puissances internationales et régionales pour le maintien du régime meurtrier de Bachar al-Assad, ce qui lui a donné « carte blanche » pour la poursuite de ses crimes.
Dans ce cadre, les diverses négociations diplomatiques en cours, de Genève à Sotchi en passant par Astana, sont tout sauf source d’espoir. La dernière conférence de Sotchi a d’ailleurs été boycottée par le Comité des négociations de l’opposition syrienne libérale et conservatrice (CNS), ainsi que par les mouvements kurdes de Syrie, le PYD et le Conseil national kurde.
Une situation socio-économique catastrophique
Près de sept ans après le début du soulèvement populaire, transformé progressivement en guerre meurtrière, la situation socio-économique est plus catastrophique que jamais. Les inégalités, les gouvernances autoritaires, dénoncées un peu partout au Moyen-Orient lors des soulèvements populaires en 2010- 2011 et qui avaient tant inspiré la révolution en Syrie, sont désormais plus présentes que jamais.
La Banque mondiale a estimé en juin 2017 qu’environ un tiers de tous les immeubles et près de la moitié de tous les bâtiments scolaires et hospitaliers de Syrie ont été endommagés ou détruits par le conflit, tandis que l’économie a perdu 2,1 millions d’emplois réels et potentiels entre 2010 et 2015. Le chômage a atteint 55 % en 2015, celui des jeunes étant passé de 69 % en 2013 à 78 % en 2015. Plus de 80 % de la population vit sous le seuil de pauvreté.
La reconstruction des zones dévastées par la guerre s’entreprend alors que plus de 5 millions d’habitants ont fui le pays et que 7,6 millions sont des déplacés à l’intérieur des frontières. En 2011, la Syrie comptait 22,5 millions d’habitants. Sa population a aujourd’hui diminué de près de 20 %.
Les forces démocratiques et progressistes à l’origine du mouvement populaire syrien ont subi une répression massive de la part du régime – les disparus se comptent aujourd’hui par milliers – et leur révolte a également été attaquée et défigurée par les mouvements islamiques fondamentalistes.
Les djihadistes perdent du terrain mais gardent des capacités de nuire
Les djihadistes de l’Etat islamique (EI) ont de leur côté perdu la grande majorité des villes et centres urbains syriens et irakiens qu’ils occupaient. Avec la perte de Raqqa en octobre dernier, l’EI ne contrôlait plus que 10 % du territoire syrien – contre 33 % début 2017. Après Raqqa, l’EI a été la cible de deux offensives distinctes à Deir ez-Zor : l’une des troupes du régime d’Assad et ses alliés, soutenue par la Russie, l’autre des Forces démocratiques syriennes (FDS), soutenue par les Etats-Unis. En novembre, l’armée syrienne et ses alliés ont repris le contrôle total de la ville de Deir ez-Zor, après en avoir expulsé les derniers combattants de l’EI. Seules des régions frontalières isolées entre l’Iraq et la Syrie restent actuellement sous le contrôle de l’EI, en plus de quelques poches sur le territoire syrien.
Cependant, ces territoires perdus n’ont pas empêché l’EI de multiplier les attentats-suicides et à la voiture piégée dans différentes régions du pays, en plus de meurtres contre des civils dans les zones où ses soldats se retiraient. De même, le groupe Hay’at Tahrir Sham dominé par des djihadistes de Jabhat al-nusra, qui depuis le début de 2007 a perdu des territoires au profit des forces pro-régime, s’est recentré sur la pratique des attentats-suicides afin de tenter de retrouver un élan. Dans une déclaration audio du 23 avril 2017, le chef d’Al-Qaïda Ayman al-Zawahiri appelait les djihadistes syriens sunnites à mener une guérilla contre un spectre d’ennemis allant du régime d’Assad (et ses alliés iraniens) aux puissances occidentales, et à se préparer à « une longue bataille avec les croisés et leurs alliés, les chiites et les alaouites ».
La perte par ces organisations de vastes territoires ne signifie pas la fin de leur existence et de leur capacité à frapper par des attaques terroristes. Encore une fois, il faut s’attaquer aux sources du développement de ces organisations : les régimes autoritaires de la région qui répriment toute forme de résistance démocratique et sociale, les interventions étrangères régionales et internationales, les politiques néolibérales qui appauvrissent les classes populaires.
Le PYD attaqué, les Kurdes menacés
Depuis le 20 janvier 2018 l’armée turque, assistée par des milices islamiques et réactionnaires de l’opposition armée syrienne, a lancé une vaste offensive aérienne et terrestre contre la province d’Afrin, au nord-ouest de la Syrie, à la population majoritairement kurde et contrôlée par le Parti de l’union démocratique (PYD) et ses Unités de protection du peuple (YPG).
La Turquie a utilisé comme prétexte l’annonce par un porte-parole militaire de la coalition internationale contre l’EI dirigée par les Etats-Unis, de la mise en place dans le nord du pays, donc à la frontière turque, d’une force frontalière de 30 000 hommes sous le commandement des Forces démocratiques syriennes (FDS) dominées par les forces kurdes des YPG. Le président turc Erdogan l’a dénoncé comme une provocation intolérable et une menace contre l’intégrité de la Turquie. Il a déclaré que l’opération contre Afrin serait suivie d’une autre contre la ville de Manbij, elle aussi contrôlée par les PYD, et qu’il « nettoierait toute présence terroriste à sa frontière ». A l’exception du HDP (Parti démocratique des peuples), dont les dirigeants et nombre de membres ont été emprisonnés, les autres grands partis en Turquie – le mouvement fascisant du Parti de l’action nationaliste (MHP) et le Parti républicain du peuple (CHP), kémaliste – soutiennent l’intervention militaire.
La « Coalition nationale syrienne des forces de la révolution et de l’opposition syriennes » (Etilaf), basée à Istanbul et composée principalement de personnalités et groupes libéraux et conservateurs islamiques, persévère dans ses positions chauvines et racistes contre les Kurdes. Elle soutient l’invasion militaire turque, en appelant les réfugiés syriens en Turquie à rejoindre les groupes d’opposition armés qui combattent à Afrin.
Malgré une déclaration du ministère russe des Affaires étrangères exprimant sa « préoccupation » et appelant les parties à « faire preuve de retenue mutuelle », Moscou, qui contrôle une grande partie de l’espace aérien syrien, a en réalité donné son feu vert à cette invasion, puisqu’il a retiré ses forces des zones ciblées par les forces armées turques. Avant le début de l’intervention militaire turque, les autorités russes avaient demandé aux YPG de remettre Afrin au régime dictatorial syrien pour empêcher une offensive turque contre la région !
Les Etats-Unis, de leur côté, ont également appelé la Turquie à faire « preuve de retenue » et à faire en sorte que ses opérations militaires restent limitées dans leur portée et leur durée, tout en disant comprendre les inquiétudes sécuritaires d’Ankara et en promettant l’arrêt de l’envoi d’armes aux FDS. Le 31 janvier, la Turquie a cependant élevé le ton contre les Etats-Unis en les exhortant à cesser leur soutien aux combattants kurdes, au risque d’affronter les forces turques sur le terrain en Syrie. Les Etats-Unis ont répondu qu’ils exerçaient un suivi attentif des armes fournies aux YPG et poursuivraient les discussions avec la Turquie, tout en répétant que l’opération contre Afrin n’était pas utile et détournait de la lutte contre l’EI.
Face à cette situation, le gouvernement autonome d’Afrin, dominé par le PYD, a appelé le régime de Damas à exercer son devoir souverain envers Afrin et à protéger ses frontières avec la Turquie. Le régime d’Assad a dès le début dénoncé l’intervention turque et même menacé d’abattre les avions turcs qui agiraient dans son espace aérien. Mais ces menaces sont restées lettre morte : la collaboration de fait de la Russie avec l’offensive turque et la faiblesse militaire de Damas ne lui permettent pas de faire plus. En même temps, le régime syrien voit certainement avec intérêt l’affaiblissement des forces des YPG, en espérant sans doute récupérer ces territoires dans le cadre d’un futur règlement sous l’égide de la Russie.
Pour certains, l’appel du PYD au régime d’Assad montrerait qu’une alliance existe entre ces deux acteurs. C’est loin d’être le cas, même si l’un et l’autre ont eu à des moments donnés des intérêts communs ou des collaborations – par exemple, lors de la prise de territoires avec l’aide de la Russie en février 2016, dans le nord de la province d’Alep. Le PYD agit avant tout pour lui-même, pour étendre son pouvoir et son influence, ce qui dans le passé a souvent bénéficié également au régime d’Assad. Il y a eu entre le PYD et le régime un accord pragmatique de non-agression, comportant des moments de conflit, mais une telle situation ne pouvait durer indéfiniment.
Assad/Russie versus FDS/Etats-Unis
Damas a ainsi refusé d’accepter qu’un rival s’installe dans les territoires repris à l’EI au nord du pays, ce qui a conduit depuis plusieurs mois à une multiplication des affrontements avec les FDS (et donc le PYD). Mi-septembre 2017, malgré le déni officiel de Moscou, les forces aériennes russes ont ciblé les FDS à deux reprises au nord-est du pays, près de Deir ez-Zor. Le régime d’Assad considère d’ailleurs Raqqa comme étant toujours une ville occupée et a promis de restaurer son autorité sur l’ensemble du territoire national. Les régions contrôlées par les FDS sont, de plus, riches en ressources naturelles, pétrole et agriculture.
Un nouvel accrochage d’envergure a eu lieu dans la nuit du 7 au 8 février entre les forces étatsuniennes et leurs alliés des FDS, d’un côté, et les forces pro-régime, de l’autre, dans la province de Deir ez-Zor, où une frappe US a causé entre 45 et 100 morts dans les rangs des troupes pro-régime. Damas a qualifié cet acte d’« agression » et de « massacre ». A la suite de quoi un porte-parole du Pentagone a benoîtement affirmé que Washington « ne cherche pas un conflit avec le régime »… Les hostilités ont débuté lorsque des combattants affiliés au régime Assad ont franchi l’Euphrate, en violation de l’accord russo-américain qui fait du fleuve une ligne de démarcation : à l’ouest les pro-régime soutenus par Moscou, à l’est les FDS appuyés par Washington.
Assad a déclaré de façon répétée qu’il refusait toute forme d’autonomie des Kurdes de Syrie. Pour son régime, les FDS sont des « traîtres », des « terroristes », une « force étrangère illégitime » soutenue par les Etats-Unis et qu’il faut expulser.
L’actuelle opération militaire turque contre Afrin et l’échec du référendum au Kurdistan irakien, en octobre 2017, montrent à nouveau que les puissances internationales et régionales ne sont pas disposées à voir se réaliser des aspirations nationales ou autonomistes kurdes. Il est évident que le soutien de Moscou et de Washington aux YPG à différentes périodes, comme le soutien des YPG à la campagne aérienne et militaire russe aux côtés du régime d’Assad lancée fin septembre 2015, n’ont pas empêché l’agression militaire d’Ankara contre Afrin.
Le soutien au droit à l’autodétermination des peuples kurdes dans les différents pays de la région, un droit dont la réalisation peut d’ailleurs prendre des formes diverses (telles que l’indépendance, le fédéralisme ou la reconnaissance du peuple kurde comme entité disposant de droits égaux au sein d’un Etat), est une nécessité. Bien sûr, cela ne veut pas dire que nous sommes acritiques vis-à-vis des forces qui mènent cette lutte. Plus largement, pour la Syrie, la situation actuelle à Afrin reflète la faiblesse de l’ensemble des acteurs démocratiques face au regain de puissance du régime de Bachar Al-Assad soutenu par ses alliés, et à la volonté des puissances régionales et internationales de mettre fin complètement au soulèvement populaire débuté en mars 2011.
La question de la reconstruction
C’est dans ce contexte que se pose désormais, depuis plusieurs mois déjà, la question de la reconstruction, qui implique des acteurs aux agendas politiques et économiques très divers voire contradictoires. Les coûts de la reconstruction de la Syrie sont actuellement estimés à environ 350 milliards de dollars. Pour Assad, ses proches et les hommes d’affaires liés à son régime, la reconstruction est vue comme un moyen de consolider les pouvoirs déjà acquis et d’asseoir de nouveau leur domination politique et économique. Pour ce faire, ils espèrent disposer largement de nouveaux capitaux, ce qui les aiderait aussi à éliminer les dernières poches de dissidence. Ce processus renforcerait en outre les politiques néolibérales d’un régime qui, fortement endetté, n’a pas la capacité de financer par lui-même la reconstruction.
En même temps, les Etats alliés du régime syrien, en particulier la Russie et l’Iran, mais aussi la Chine, se placent en première ligne pour profiter économiquement de la reconstruction. Les autorités syriennes ont déclaré que les entreprises européennes et américaines devraient, avant de prétendre à une place sur ce marché, demander à leurs gouvernements de s’excuser d’avoir soutenu l’opposition. Une position similaire a été adoptée vis-à-vis de l’Arabie saoudite, du Qatar et de la Turquie.
A l’inverse, lors d’une réunion tenue à New York en septembre 2017 sous l’égide de l’ONU, ces pays ont déclaré que leur soutien à la reconstruction de la Syrie dépendrait d’un processus politique crédible menant à une véritable transition politique – nécessitant le départ d’Assad – et qui puisse être soutenu par une majorité du peuple syrien. En décembre, la commission des affaires étrangères du Congrès étatsunien a dévoilé un projet de loi qui empêcherait l’administration Trump d’utiliser des fonds d’aide non humanitaires pour la reconstruction de la Syrie dans les zones tenues par le régime Assad.
Malgré les appels du pied d’Assad, la perspective d’une reconstruction par les capitaux étrangers reste en réalité fragile. La Russie et l’Iran manquent de moyens pour aider dans l’immédiat, tandis que la Chine hésite à s’impliquer massivement dans un pays aussi instable. Pour Pékin, les investissements dans des pays émergents sont souvent, comme en Afrique, conditionnés à un accès privilégié aux ressources naturelles. Or, la Syrie est assez limitée en matières premières, et celles-ci sont réservées en priorité à Moscou et Téhéran. De plus, le régime Assad fait face à d’autres défis internes pour stabiliser le pays.
Quels espoirs dans ce tableau si sombre ?
La résilience du régime dans sa guerre contre toute forme de dissidence a coûté très cher, surtout en termes de vies humaines et de destruction, mais aussi pour lui politiquement. Outre sa dépendance croissante à l’égard d’Etats et acteurs étrangers, certaines caractéristiques du régime « patrimonial » de la dictature ont été renforcées, tandis que son autorité a diminué. Les hommes d’affaires et les milices ont considérablement accru leur pouvoir, tandis que les caractéristiques clientélistes, confessionnelles et tribales du régime ont été renforcées.
Pour autant, la poursuite de la guerre est la pire solution possible et ne profitera qu’aux forces – de Damas comme des mouvements fondamentalistes islamiques – opposées à un projet de société démocratique, socialement juste et inclusif. Du point de vue tant politique qu’humanitaire, la fin de la guerre en Syrie est une priorité absolue. Cela ne signifie pas pour autant accepter la continuation du régime Assad et sa relégitimation au niveau international, ni oublier les crimes de guerre, les dizaines de milliers de prisonniers politiques toujours dans les geôles du régime, etc. Il nous faut rappeler les objectifs originels du soulèvement populaire syrien pour la démocratie, la justice sociale et l’égalité, contre toutes les formes de racisme et de confessionalisme religieux.
C’est pourquoi on ne doit pas oublier les origines du processus révolutionnaire syrien, mais sans l’idéaliser et en apprenant des échecs. Cette mémoire, ces expériences politiques doivent désormais être utilisées pour (re)construire les résistances, même s’il faudra les organiser encore une fois dans un environnement autoritaire, en attendant de voir émerger un futur mouvement démocratique, social et inclusif, dans lequel les nombreux activistes en exil auront également un rôle à jouer. Mais il faudra de la patience.
La question syrienne est donc loin d’être close, et la nécessité d’une solidarité internationaliste est toujours plus que nécessaire.
Joseph Daher