Publié le Jeudi 27 juillet 2017 à 13h47.

Quelle alternative anticapitaliste au rouleau compresseur de l’Union européenne ?

Toute lutte d’émancipation, toute lutte révolutionnaire dans un des pays de l’Union européenne doit prendre en compte la réalité de cette entité. Elle représente un ensemble de structures qui ont pris en grande partie le relais des structures étatiques pour remanier le pouvoir des capitalistes, et représente donc autant d’obstacles aux luttes d’émancipation.

Mais l’Union européenne c’est aussi des centaines de millions de femmes et d’hommes qui subissent la même exploitation et la même oppression, organisée désormais au sein de cette entité. Aussi, toute lutte d’émancipation dans un des pays de l’UE doit tenir compte de ces nouveaux obstacles, des armes dressées par les capitalistes à l’échelle européenne, mais elle peut aussi tenir compte de cette nouvelle force que peut représenter l’action commune, coordonnée, des classes populaires de l’Union européenne.

La construction européenne a été pensée avant tout pour aider les dirigeants d’entreprise du continent (selon l’idéologie postulant que ce sont eux qui portent le progrès). Elle a enfourché, dans les années suivant la Deuxième Guerre mondiale, une aspiration réelle des populations européennes à en finir avec les frontières, les obstacles à la communication et les risques de guerres, et l’a retournée pour bâtir un nouveau carcan. Construite par en haut par un personnel politique dévoué au libéralisme et aux intérêts des grands groupes capitalistes basés en Europe, elle a été une arme économique à leur service, avec une monnaie et un marché unique dynamisant les pays exportateurs et leur ouvrant, dans les années 2000, le marché des entrants d’Europe de l’Est.

 

Maître d’œuvre de l’agenda néolibéral

Retournant l’une après l’autre les quelques politiques de solidarité commune qui lui avaient été utiles pour légitimer son décollage, dès les années 1980 elle a été maître d’ouvrage pour la mise en œuvre de l’agenda libéral de l’Ecole de Chicago dans tous les pays de l’UE. Les outils antidémocratiques des institutions européennes (Commission et Conseil, Banque centrale) les différents traités (Maastricht, Luxembourg, Lisbonne) ont été et sont les armes de guerre utilisées contre les droits sociaux des classes populaires, acquis au sein des Etats nationaux. Cet attirail a été renforcé en 2012 par le TSCG (Traité sur la stabilité, la coopération et la gouvernance). Ce traité, avec la signature honteuse de Hollande et des députés PS, est un nœud coulant permanent, permettant un contrôle des budgets et des finances publiques de chaque pays de la zone euro. C’est lui qui a cadré les politiques d’austérité visant à juguler les crises des dettes souveraines après 2008. 

Confrontée à l’exacerbation de la recherche des taux de profits dans le contexte de faible croissance des dernières années, l’Union s’est consolidée comme proto-Etat, utile pour contraindre chaque gouvernement à des politiques d’ajustement structurel, sous prétexte de réduction de la dette et de discipline budgétaire. La Grèce a subi avec force tous ces mécanismes de régression sociale, ce carcan institutionnel et bancaire (avec le MES, mécanisme européen de stabilité, qui aide et renfloue les banques tout en imposant aux Etats le respect des règles du pacte budgétaire).

Nous avons donc bien affaire à une structure politique et économique cohérente, entièrement dévolue aux intérêts capitalistes, disposant de plusieurs attributs du pouvoir politique et économique, et fonctionnant en totale autonomie vis-à-vis de tout contrôle populaire. En cela toute politique de rupture avec l’austérité se mettrait ipso facto en infraction avec les règles des traités, les impératifs budgétaires fixés au niveau européen. Toute illusion sur des compromis ou des marges de négociations relèvent de l’utopie. Les seuls compromis temporaires possibles ne pourraient être que l’œuvre d’une mobilisation populaire de grande envergure avec la prise de contrôle de tous les outils de contrôle financier, banques, contrôle des changes, la maîtrise des outils de production et de distribution.

Aussi tout programme de rupture doit clairement intégrer ces éléments et leur mise en œuvre doit être réalisée sans délai, dès les premiers pas d’une politique anti-austérité. Toute vision d’une simple victoire électorale parlementaire et de la réalisation d’un programme progressiste, assorti d’une renégociation ferme mais prometteuse à l’échelle européenne, est soit trompeuse soit suicidaire. Car les blocages des institutions européennes n’interviendraient pas seulement en cas de remises en cause des structures capitalistes d’un pays de l’UE, mais dès la simple volonté de remise en cause des plans d’ajustement structurel imposés au niveau européen.

 

Un programme d’action qui assume les affrontements

Aussi ne peut-on être qu’en désaccord, partiel ou total avec les démarches que proposent beaucoup de partis qui se réclament du combat contre l’austérité, à l’instar de la FI et du PCF, à l’instar aussi du programme de Jeremy Corbyn ou du dernier document émanant du Parti de la gauche européenne. Dans ces programmes, qui sont le plus souvent des programmes de gouvernement et non d’action pour une mobilisation populaire, n’apparaissent pas les exigences de rupture avec les règles budgétaires de l’UE, de prise de contrôle du système bancaire et des changes. Ils ont au moins le mérite de chercher la voie d’une rupture avec les injonctions des capitalistes européens, et cela engage donc à un débat avec celles et ceux qui les portent.

Un programme anticapitaliste doit conjuguer des mesures sociales anti-austérité, des mesures unilatérales de prise de contrôle de l’ensemble du système bancaire et un contrôle des changes. Il doit aussi impérativement s’adresser aux populations, à toutes les organisations sociales, politiques et syndicales pour une rupture anticapitaliste à l’échelle européenne, pour conjuguer nos forces à l’échelle internationale. On ne peut pas sérieusement envisager un processus dans lequel, en France, un président ou un parti leader jouerait sur les institutions nationales pour une politique plébiscitaire tout en posant ses conditions en Europe, de gouvernement à gouvernement, dans le respect des protocoles et traités actuels. 

D’abord, parce qu’un pouvoir anticapitaliste, ou qui voudrait seulement s’attaquer vraiment aux orientations libérales, devrait être basé sur des assemblées mobilisées à tous les niveaux dans un très fort mouvement social de contestation de l’ordre établi et de transformation d’ensemble de la société. Ce mouvement serait immédiatement confronté à une lutte féroce des oligarchies capitalistes française et européenne pour le renverser. Il est illusoire de penser que le patronat « français » pourrait partager les intérêts et les exigences des classes populaires de ce pays face au « pouvoir de Bruxelles » en serrant les rangs autour d’un patriotisme étatique (néogaulliste ?)

La France étant un pilier de l’Union européenne, il faudrait prendre immédiatement les décisions qui apparaîtraient nécessaires en désobéissant aux principes néolibéraux de l’Union européenne, en s’adressant aux peuples par-dessus les gouvernements, en justifiant les mesures prises par l’intérêt des classes populaires de manière à la fois ferme et pédagogique, en refusant toute limitation de mise en œuvre des exigences populaires au nom du respect des principes absurdes de l’euro ou du Traité de Lisbonne – l’enjeu étant de ne pas être totalement ligotés en  quelques semaines !

Il n’existe pas de gouvernements anti-austérité ou antilibéral en Europe et le cadre institutionnel de l’Union amplifie le caractère libéral de cet ensemble politique. Le rapport ne peut donc être que conflictuel dès le premier jour d’un gouvernement anti-austérité. Le dialogue à ouvrir immédiatement ne serait pas avec les autres gouvernements européens ou les instances de l’UE, mais avec les autres populations de l’UE, les mouvements syndicaux et populaires pour agir ensemble. La diplomatie feutrée de Bruxelles ou Strasbourg serait un étouffoir aux antipodes de nos intérêts, alors que se déchaînerait à vive allure la machine de guerre libérale utilisant toutes les armes institutionnelles et bancaires à sa disposition, tout en employant à fond un arsenal de médias dévoués aux intérêts capitalistes.

 

Construire des outils européens

La nécessité, probable, de devoir organiser cette lutte d’abord dans le cadre national, ne doit pas faire oublier celle de construire des outils d’organisation et de pouvoir populaire à l’échelle européenne. Il faut donc une assemblée constituante européenne, permettant de coordonner à un niveau international la révolution des peuples européens ayant renversé le pouvoir des puissances d’argent et, par d’immenses débats libres et démocratiques, prenant à bras le corps les problèmes essentiels des populations : donner du travail à toutes et tous, planifier la résolution des crises du logement, de la santé, de l’éducation et de la formation, de l’agriculture, des droits de toutes les couches spécifiquement opprimées.

Une telle construction européenne discuterait des expériences nouvelles et enthousiasmantes des uns et des autres, viserait à aider d’autres ensembles internationaux à se libérer de l’emprise du profit, de la concurrence et de la guerre, et prendrait en charge les questions qui ne trouvent pas de solution au seul niveau national, avant tout liées aux questions d’écologie et d’échanges : transport, énergie, échanges équilibrés, aide au développement pour remplacer la situation de pillage du Tiers-monde par une recherche commune des solutions aux désastres actuels que sont les guerres, la rareté des terres, de l’eau et des matières premières, les pandémies, la destruction de la biodiversité, etc.

Quels que soient les rythmes de mise en place d’une telle assemblée, elles doit être un de nos objectifs dans la mise en place d’un rapport de forces européen, fondé non pas sur des alliances improbables avec les gouvernements en place dans le cadre des institutions actuelles, mais sur l’alliance des classes populaires en Europe pour la mise à bas des institutions actuelles. Par ailleurs, seul un outil de ce type serait à même de débattre et d’élaborer un projet européen précisant le type de lien entre des structures de pouvoir populaire se combinant à différentes échelles – celles des régions, des nations, des Etats, de l’Europe elle-même, et des pays limitrophes à l’Est et au Sud. 

Cette idée n’a pas la même matrice que celle mise en avant par exemple par Iglesias dans Podemos, de gouvernements de plusieurs pays européens pouvant dévier tous ensemble la trajectoire de l’UE. L’obtention d’un éventuel compromis temporaire avec les institutions européennes n’aurait éventuellement de sens que dans une dynamique populaire de transformation sociale et démocratique s’affrontant à l’UE. Le débat dans Podemos, avec tout son intérêt et ses limites actuelles, est celui du rapport de forces imaginable pour contraindre les dirigeants de l’Europe néolibérale à reculer.

 

Les conditions d’un processus de rupture

Il faudra une sacrée mobilisation d’en bas, difficile à imaginer dans la conjoncture actuelle, pour imposer une autre Europe ! Mais dans un monde aussi mouvant que celui que nous connaissons, on voit comme les choses peuvent changer très vite – pour le pire comme, nous l’espérons encore, pour le meilleur. Dans tous les cas, un projet de rupture dans un pays de l’UE ne peut sûrement pas intégrer dans sa stratégie un appui d’éventuels gouvernements sociaux-démocrates, alors que ces derniers assument comme ceux de droite des politiques libérales et l’acceptation des traités et des règles de l’UE.

Tout processus de rupture devrait prendre, sans attendre de nouvelles discussions dans les institutions de l’UE, les mesures nécessaires même si elles sont contradictoires avec les traités. Il est indispensable de s’émanciper tout de suite des chaînes institutionnelles et réglementaires de l’Union, dès lors qu’elles sont contraires aux exigences sociales de première urgence.

L’expérience grecque montre bien que les dirigeants européens mettraient tout en œuvre pour bloquer un gouvernement anticapitaliste, anti-austérité. Cela impose l’application immédiate d’un programme d’urgence qui impose la prise en main des banques et des échanges financiers. Avec les mesures sociales sur les salaires, l’emploi, les retraites, ce seraient les premières urgences. En cela, évidemment, la rupture serait immédiate avec les traités et les règles communautaires. Et il faudrait être immédiatement prêt à utiliser tous les moyens pour empêcher une asphyxie financière : émission d’euros sans contrôle de la BCE, double monnaie, sortie de l’euro.

Mais la sortie immédiate de l’euro, en tant que telle, n’est pas la réponse miracle. Par contre, il ne devrait y avoir aucune hésitation à la mettre en œuvre dans ce processus. Tout cela ne serait évidemment possible que par une forte mobilisation populaire, créant le rapport de forces suffisant, bloquant toutes les manœuvres de sabotage économique ou politique. Il s’agit de rassembler par des démonstrations pratiques, avec des structures de mobilisation et de débat,  des couches populaires qui, comme on l’a vu en Grèce, ont des a priori différents sur l’UE et l’euro en soi, sous peine de ne pouvoir compter sur une mobilisation populaire majoritaire et offensive, indispensable face à la détermination des possédants.

Ces propositions ne visent pas à s’enfermer avec nos propres capitalistes dans nos frontières reconstruites, cela n’améliorerait en rien la situation des travailleur-se-s du pays. Par contre, les traités et la monnaie ont été mis sur pied par les dirigeants, notamment français et allemands, pour suivre les intérêts des grands groupes industriels et commerciaux. Ces propositions imposeraient un combat au sein de l’espace national et la recherche d’alliances au niveau européen, un message aux autres travailleurs de l’Union européenne pour conjuguer nos forces afin de mettre à bas ce système qui est nuisible pour tous.

L’exemple grec est malheureusement édifiant. Il y avait une contradiction présente dès le départ : mettre en œuvre le programme social de Syriza, même celui édulcoré avancé à Thessalonique en septembre 2014, impliquait un affrontement avec les institutions européennes, la rupture des engagements pris par les gouvernements précédents. Le chemin à suivre était d’appliquer le programme anti-austérité plébiscité deux fois dans les urnes et pour cela de suspendre tout remboursement de la dette et prendre des mesures sociales d’urgence, tout en prenant le contrôle du système bancaire, en se donnant les moyens de mobiliser le peuple grec et les autres peuples européens dont la solidarité était nécessaire.

Tous les pays d’Europe sont aujourd’hui soumis, à un niveau ou à un autre, aux règles de l’UE. Il faut mettre à bas un système et des institutions forgées, construites dans le seul intérêt des grands groupes capitalistes. C’est l’intérêt commun de tous les peuples, de tous et toutes les travailleur-se-s d’Europe. L’UE n’est pas réformable, mais le combat commun contre elle démarre évidemment au sein de l’UE, pour en briser les chaînes. Mettre à bas ce système est possible et indispensable, cela exige de créer un rapport de force dans lequel il faudra l’action solidaire de nous tous et toutes en Europe.

 

Léon Crémieux et Christian Varin