Le soulèvement populaire en Syrie prend sa source dans les changements socio-économiques survenus depuis l’arrivée de Hafez al Assad au pouvoir en 1970. Il s’inscrit dans le processus régional et mondial d’avancées des politiques néolibérales depuis les années 1970.
Loué et accueilli avec une grande joie par la haute bourgeoisie des villes d’Alep et de Damas, Hafez Al Assad va construire un réseau de loyautés, notamment économiques, avec des personnes des différentes communautés religieuses, ethniques et tribales, mettant un terme aux politiques radicales des années 1960, qui avaient mis en cause le patrimoine et le pouvoir politique de la grande bourgeoisie. Assad a apaisé les secteurs les plus puissants du monde des affaires – grands commerçants et gros industriels, concentrés principalement dans les villes de Damas et d’Alep, ainsi que les très grands propriétaires terriens – dont l’influence n’a cessé de croître auprès des autorités, mais s’est aussi associé progressivement de nouveaux acteurs bourgeois promus à un essor rapide au sein même de l’appareil d’Etat.
Durant trente ans, le régime de Hafez al Assad a poursuivi une lente libéralisation économique mêlée de corruption, au prix d’importants reculs économiques comblés uniquement par l’aide – une fraction de la rente pétrolière – des monarchies du Golfe. En 1986, la crise de la monnaie nationale a signé la consolidation accélérée des réseaux économiques construits par le régime. Dès 1991, ils dominaient de larges domaines économiques.
Cette « nouvelle classe », organiquement liée à l’Etat, avait alors besoin d’investir sa richesse dans les différents secteurs de l’économie. Le décret n° 10 (1991) a constitué le moyen de « blanchir » ses revenus accumulés. Cette loi visait la promotion et l’encouragement de l’investissement privé national et étranger dans des secteurs d’activité qui relevaient jusque là d’un monopole public, comme l’industrie pharmaceutique, l’agriculture, l’agro-alimentaire, l’hôtellerie et les transports. Elle a facilité l’investissement dans le secteur privé et ouvert des possibilités d’import-export grâce à la baisse des taxes et à d’autres encouragements fiscaux, enrichissant là encore ses membres les mieux placés et approfondissant le système de corruption généralisée, le « capitalisme des copains ».
Les années 1990 ont vu ainsi l’émergence de cette « nouvelle classe » – de nouveaux riches ou d’une bourgeoise hybridée – issue d’une fusion de la bureaucratie d’Etat et des survivants de l’ancienne bourgeoisie « privée ». De nouveaux monopoles aux mains de la famille des al Assad sont apparus, à l’instar du cousin germain du nouveau dictateur, Rami Makhlouf, qui à la veille du soulèvement de 2011 contrôlait près de 60 % de l’économie du pays.
La qualité des biens et services a diminué, particulièrement dans la santé et l’éducation où les institutions privées se sont multipliées, tandis que le secteur financier s’est développé avec l’essor, dès 2004, des premières banques privées, dominées par des capitaux syriens et des pétromonarchies du Golfe, de compagnies d’assurances, de la Bourse de Damas et de bureaux de change.
Néolibéralisme et baisse du niveau de vie
Les politiques néolibérales mises en place ces dix dernières années ont provoqué l’effondrement du secteur public et conduit à la domination du secteur privé, qui concerne désormais près de 70 % des activités économiques. Cela a contraint les populations à se tourner vers le secteur privé, plus cher, pour pouvoir bénéficier des services de base.
Les investissements directs étrangers sont passés de 120 millions de dollars en 2002 à 3,5 milliards en 2010, notamment dans les domaines des exportations, des services et en particulier du tourisme. Par ailleurs, le régime syrien s’est attelé à réformer son système de subventions, pénalisant encore davantage les classes populaires et les plus pauvres, tandis que les privatisations se multipliaient.
La croissance réelle du PIB s’est ralentie et le revenu réel par habitant a diminué depuis le début des années 1990. A la veille du soulèvement de mars 2011, le taux de chômage s’élevait à 14,9 % selon les chiffres officiels – 20 à 25 % selon d’autres sources ; il atteignait respectivement 33,7 % et 39,3 % chez les 20-24 ans et les 15-19 ans. En 2007, le pourcentage des Syriens vivant en dessous du seuil de pauvreté était de 33 %, ce qui représentait environ sept millions de personnes, tandis que 30 % d’entre eux arrivaient juste au-dessus de ce niveau. Le nombre de pauvres est plus élevé en milieu rural (62 %) que dans les zones urbaines (38 %). La pauvreté est plus répandue, plus ancrée et plus marquée (58,1 %) dans le nord-ouest et le nord-est (provinces d’Idleb, Alep, Raqqa, Deir Ezzor et Hassakeh) où vivent 45 % de la population.
La croissance économique de la Syrie, qui était en moyenne de 5 % durant les années précédant le début du soulèvement, n’a pas bénéficié aux classes populaires ; en effet, les inégalités en termes de richesse n’ont cessé d’augmenter. Entre 1997 et 2004, le coefficient de Gini (qui mesure l’inégalité des revenus) est passé de 0,33 à 0,37. En 2003-2004, les 20 % les plus pauvres comptaient pour 7 % seulement de l’ensemble des dépenses, tandis que les 20 % les plus riches étaient responsables de 45 % de celles-ci. Une tendance qui n’a cessé de croître jusqu’à l’éclatement de la révolution.
Dans l’agriculture, la privatisation des terres s’est faite aux dépens de plusieurs centaines de milliers de paysans du nord-est, dès 2008, au prétexte de la sécheresse. L’accroissement et l’intensification de l’exploitation des terres par de grandes entreprises de l’agrobusiness – incluant des fonds précédemment conservés pour le pâturage, voire le forage illégal de puits –, ainsi que la mise en place de conduites d’eau sélectives répondant aux exigences des nouveaux grands propriétaires, facilitent la corruption de l’administration locale qui accompagne la crise agricole. En 2008, 28 % des agriculteurs exploitaient 75 % des terres irriguées, tandis que 49 % d’entre eux ne disposaient que de 10 % d’entre elles, ce qui témoigne du progrès des inégalités au sein de l’agriculture.
L’absence de démocratie et l’appauvrissement croissant de grands pans de la société syrienne, dans un climat de corruption et d’inégalités sociales croissantes, ont préparé le terrain à l’insurrection populaire, qui n’attendait plus qu’une étincelle.
Joseph Daher