Par Jacques Babel
Depuis vingt mois, le peuple syrien mène une extraordinaire révolution contre une des plus sanglantes dictatures du monde. Le mouvement d’en bas, non-confessionnel, auto-organisé sur les mêmes revendications que les peuples tunisien, égyptien et tant d’autres de la région arabe, est absolument déterminé à gagner sa liberté malgré une répression atroce. Et pourtant, la nécessaire solidarité internationale se heurte aux prises de position de nombreux « anti-impérialistes » qui soit soutiennent le régime des Assad, soit se réfugient dans la neutralité.
«Comment ne pas appuyer le gouvernement syrien ? C’est le gouvernement légitime ! Qui devons-nous appuyer ? Les terroristes ? » a déclaré il y a peu le président Chavez réélu au Venezuela. En Europe, des partis, des intellectuels réputés anti-impérialistes et combattants de l’autodétermination des peuples, stigmatisent les révolutionnaires syriens. Même certains partis de gauche du Maghreb et du Moyen-Orient, engagés dans le mouvement global de remise en cause des régimes oppresseurs, de l’impérialisme et du néo-libéralisme se fourvoient dans une compréhension complotiste.
Certes, l’expérience d’années d’offensive économique, institutionnelle et militaire des puissances occidentales pousse à se méfier de la présentation d’un conflit par les médias qui les servent. En l’occurrence, les grands medias n’apparaissent pas du côté d’Assad, les dirigeants occidentaux lui demandent maintenant de quitter le pouvoir. Mais tout collectif militant doit savoir observer, recouper et analyser les informations accessibles, et se faire un avis indépendant. Sur la situation syrienne actuelle, tant d’éléments amènent à se tenir inconditionnellement aux côtés des révolutionnaires !
Dictature féroce et libéralisme sauvage
Le régime d’Assad est absolument indéfendable pour qui a pour boussole la défense de « ceux d’en bas ». Il s’agit d’une domination clanique, dynastique basée sur l’écrasement de toute expression politique à commencer par celle du parti Baath dont il est issu, dont tous les dirigeants ont été exécutés, exilés, ou jetés en prison pour un quart de siècle ou jusqu’à leur mort en détention, dés le début des années 1970. Tous les autres courants politiques, Frères musulmans, libéraux ou de gauche ont été impitoyablement éliminés, toute société civile ou syndicalisme écrasés.
L’arrivée au pouvoir de Bachar, fils du premier dictateur Haafez en 2000, a pu laisser croire quelques mois à un début de démocratisation, mais cet espoir a vite été étouffé, pendant que la prédation du clan se réinvestissait dans un libéralisme économique sauvage qui a balayé la plupart des acquis sociaux encore existant et creusé de manière galopante les inégalités. Pour garder le contrôle de la situation, il a construit 12 000 mosquées – ce qui ne va pas dans le sens de la laïcité dont le parent ses défenseurs. La base sociale du régime reste la clientèle du clan Assad, une partie de la bourgeoisie et les tentaculaires services répressifs, avec la peur instrumentalisée d’un lendemain transformé sciemment en chaos.
Sur le plan extérieur, le principal fait d’arme du régime, c’est l’écrasement de la gauche libanaise et des Palestiniens dans son intervention au Liban en 1975-76, poursuivie depuis par une politique de coexistence matamore mais pacifique avec Israël, qui explique que les dirigeants israéliens sont des plus réservés sur l’intérêt de la chute d’Assad. Celui-ci a soutenu les Américains pendant la guerre en Irak, il a cherché depuis un accord avec les impérialismes US et français, sous réserve de sa liberté d’action au Liban.
C’est ce régime dans sa nudité que le peuple syrien, encouragé par les révolutions en Tunisie et en égypte, et radicalisé par l’intensité immédiate de la répression, a entrepris de dégager à partir du printemps 2011. Tous les reportages réalisés dans les conditions les plus difficiles – le régime ayant expulsé toute presse non inféodée – ont montré la réalité, l’imagination, l’héroïsme de ce mouvement populaire massif, transcendant les classes sociales, les confessions, les origines culturelles ou nationales, et redescendant sans cesse dans la rue sous les balles d’abord, les bombardements ensuite. Ils ont montré les sévices subis par les hommes, femmes, vieillards, enfants particulièrement visés, le nombre des emprisonnés et des morts, enregistrés scrupuleusement par les structures locales auto-organisées.
Une militarisation forcée
Au plan interne, aucune manœuvre de division, aucun terrorisme d’Etat n’est parvenu à stopper la révolution. L’utilisation systématique de l’armée pour l’associer à l’horreur s’est traduite par des désertions nombreuses, malgré les représailles sur les déserteurs et leurs familles. L’envoi de milices escadrons de la mort dans les quartiers et les villages pour imposer la rupture entre alaouites, sunnites, chrétiens, kurdes ou autre minorité n’a pas eu l’effet escompté et l’unité des révolutionnaires syriens s’est maintenue. En revanche, tout cela a forcé la militarisation de la révolution après de nombreux mois de résistance pacifique, avec les dangers que cela peut receler.
Dans tout pays qui a connu une résistance populaire armée et cultive d’une manière ou d’une autre sa mémoire, comment reprocher aux déserteurs, aux anciens emprisonnés passés dans la clandestinité de vouloir défendre leur peau et celle des manifestants qu’ils voient se faire mitrailler ? Au bout d’un an et demi, avec plus de trente mille morts répertoriés, un demi-million de personnes emprisonnées et plusieurs centaines de milliers de réfugiés, les remarques qui justifient leur neutralité par la militarisation de la révolution apparaissent juste obscènes. L’alternative, c’est la reddition – et la poursuite d’une épuration de masse.
Alors que durant des mois les manifestants syriens ont réclamé un soutien international, il est obscène de focaliser l’attention sur les manœuvres occidentales ou les infiltrations islamistes sous contrôle saoudien ou qatari (les fameux « terroristes »). Evidemment, ces manœuvres existent et représentent un danger. Mais tous les témoignages s’accordent à dire que la présence islamiste est encore très minoritaire, et manipulable par le régime syrien. Les premiers à la regretter sont les comités locaux, les coordinations révolutionnaires syriens. Ils savent bien que les émirs saoudiens qui répriment leur propre peuple et celui du Bahrein, et qui refusent tout contrôle de leur aide, ne sont pas des amis. Le principal facteur qui les renforce, c’est l’absence du mouvement ouvrier et démocratique mondial dans l’aide à la révolution syrienne.
On peut aussi réfuter comme illusion la demande d’une protection militaire aérienne internationale de zones libérées, qui ne soit pas un engrenage vers une vraie guerre régionale – d’ailleurs, c’est pour cette raison que les puissances occidentales y rechignent, compte tenu du rapport de forces issu de la débandade US en Irak et en Afghanistan. On peut penser que les « conseils nationaux » constitués à l’extérieur de la Syrie et prétendant à la représentation du mouvement, voire à la direction de l’Armée syrienne libre sont contestables et trop liées aux États étrangers. Mais les révolutionnaires syriens ne cessent de s’affronter à ces « directions » pour obtenir des garanties d’indépendance, de démocratie, de laïcité, de solidarité avec la Palestine, et ont obtenu la signature de plusieurs chartes dans ce sens.
Alors, pour discuter de tous les aspects tactiques de cette révolution, il faut être absolument et concrètement aux côtés du peuple révolutionnaire syrien. Il faut comprendre que loin d’être l’instrument d’une contre-offensive de l’impérialisme contre le processus révolutionnaire de la région arabe, il est le point le plus aigu de cette dynamique internationale pour la liberté, la dignité et la justice sociale, contre tous les états oppresseurs. S’il est défait, c’est tous les peuples de la région qui le paieront, y compris le peuple palestinien.
La géostratégie avant les peuples ?
Ainsi, il est particulièrement écœurant de voir un Alain Gresh écrire dans Le Monde Diplomatique du 31 août dernier : « La crise syrienne se réduit-elle à un pouvoir dictatorial affrontant l’ensemble de son peuple ? Si tel était le cas, le régime serait tombé depuis longtemps […] Et si l’appui de l’Iran, de la Russie et de la Chine à Damas a durci la position du président Bachar Al-Assad, le refus des Occidentaux, Français compris, d’appeler l’opposition à respecter un cessez-le-feu a aussi mis de l’huile sur le feu ». Gresh fait partie de ceux qui nous demandent de « mettre l’affect de côté », pour envisager que derrière tout cela, le plus important est la géostratégie et la légitime résistance de la Russie et de l’Iran à l’offensive occidentale. D’où son idée géniale : « Rappelons que dans les années 80, la transition vers la démocratie en Amérique Latine s’est faite en assurant l’impunité aux généraux coupables des pires exactions (il a fallu vingt ans supplémentaires pour les faire comparaître devant la justice ; c’était le prix à payer pour une transition pacifique). »
Bref, les révolutionnaires syriens ne seraient que des pions, ils ne peuvent proposer un avenir meilleur et leur intérêt est d’arrêter leur mouvement pour une négociation bien hypothétique (comme on le voit au Yémen), en considérant le régime syrien non plus comme un clan prêt à tout pour garder le pouvoir, mais comme une junte militaire ayant des intérêts plus divers et plastiques.
Face à ces aveuglements « campistes », version hard à la Chavez ou en Europe Michel Collon, version soft à la Gresh, nous devons prouver qu’il y a une place pour un anti-impérialisme principiel, qui affirme une solidarité inconditionnelle aux peuples en lutte contre l’oppression, d’autant plus forte que la lutte est difficile, et indépendante de tout pouvoir d’état.