Gilbert Achcar est professeur à l’Ecole des études orientales et africaines (SOAS) de l’Université de Londres. Il a notamment publié Le Choc des barbaries : Terrorismes et désordre mondial (2002, 2004, 2017), La Poudrière du Moyen-Orient avec Noam Chomsky (2007), Les Arabes et la Shoah. La guerre israélo-arabe des récits (2009), Le Peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe (2013), Marxisme, orientalisme, cosmopolitisme (2015) et Symptômes morbides. La rechute du soulèvement arabe (2017).
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En Algérie et au Soudan, l’armée s’est affichée en arbitre dans les révolutions en cours. Pour quelles raisons ?
Ce sont des institutions militaires dont tout le monde sait qu’elles sont la véritable ossature du régime dans des pays comme l’Algérie, le Soudan ou l’Égypte. Voyant l’ampleur du mécontentement populaire, ils ont décidé d’agir en un coup d’État conservateur, qui sacrifie la tête du régime afin de préserver le reste. Nous avons vu ça avec Hosni Moubarak en Égypte et l’on assiste à la même chose avec Abdelaziz Bouteflika et Omar el-Bechir. Dans les trois pays, c’est l’armée qui est au cœur du régime. C’est elle qui se débarrasse d’un président devenu plus un embarras qu’un avantage afin de préserver le régime.
Autant il y a pu y avoir, en Égypte, dans une grande partie de la population en 2011, des illusions sur le rôle de l’armée, qui ont été très activement entretenues par les Frères musulmans à l’époque, on voit bien en Algérie comme au Soudan que les gens ne se font pas d’illusions et continuent d’exiger un gouvernement civil, ce que le mouvement égyptien n’a pas su faire en 2011.
Comment expliquer que certains éléments du corps militaire ont pu se joindre à ces mouvements ?
On voit, dans les deux pays, les armées lâcher une tête après l’autre les jetant en pâture à la population pour l’amadouer. Mais ça ne marche pas car les manifestants comprennent. La différence est que la direction du mouvement soudanais est mieux organisée et la plus avancée politiquement de ce qu’on a vu depuis 2011 dans le monde arabe.
Autre avantage des Soudanais, c’est les dissensions dans l’armée. Le fait que des soldats et officiers se soient ouvertement déclarés en faveur des manifestants et qu’ils les aient rejoints pour les protéger des forces de sécurité, ce qui a abouti à leur emprisonnement, ce fait-là témoigne d’une situation qui limite la possibilité pour la hiérarchie militaire d’utiliser la troupe contre le mouvement populaire. Les soldats, ainsi que des officiers de rangs intermédiaires ou inférieurs, ont montré une volonté de fraternisation avec le mouvement populaire qui indique que toute tentative d’utiliser l’armée à des fins répressives risquerait de se retourner contre la hiérarchie.
Dans le monde arabe, l’armée semble être une cheville essentielle du pouvoir. Comment cela se traduit ?
Tout le monde sait que l’institution militaro-sécuritaire est au cœur du régime, même s’il peut y avoir des tensions entre les forces de sécurité et les militaires. En Algérie comme au Soudan, le complexe militaro-sécuritaire constitue l’ossature principale du régime. La différence entre ces pays-là et d’autres réside dans la place qu’occupe l’armée dans le régime.
La Tunisie est un pays où l’appareil étatique, au sens plus large que les seules forces armées, était séparable de la famille du président. Et il s’en est débarrassé en 2011. Dans cette catégorie de pays, les chefs d’États peuvent sauter comme des fusibles.
Il y a une autre catégorie de pays dans le monde arabe, qui comprend toutes les monarchies ainsi que de prétendues républiques, comme la Libye de Kadhafi, la Syrie de Assad ou jadis l’Irak de Saddam Hussein, qui sont organisées comme des monarchies. Dans ces pays, les familles régnantes possèdent l’Etat et ont bâti le complexe militaro-sécuritaire de manière à ce qu’il leur soit organiquement lié à la façon d’une garde privée qui peut s’appeler royale ou républicaine selon les pays. Les situations deviennent équivalentes si l’on considère le régime comme allant au-delà du président et de sa famille.
Si l’on entend le régime au sens plus large, avec le complexe militaro-sécuritaire comme colonne vertébrale de l’État-régime, on voit que le seul moyen de parvenir à un changement démocratique radical sans guerre civile c’est que le mouvement populaire parvienne à gagner la sympathie de la grande majorité des forces armées, les soldats en particulier. À moins de cela, les guerres civiles deviennent quasiment inévitables.
Au Soudan, on parle de signes de tensions ces dernières années, entre l’armée régulière et le service de renseignement, le Niss. Ces derniers auraient pris le dessus sur l’armée régulière. De quoi vexer cette dernière, ce qui expliquerait qu’elle s’est jointe aux manifestations?
Il ne faut pas oublier que les soldats de base de l’armée régulière sont des fils du peuple. Il y a une forte probabilité que leurs proches figurent parmi les manifestants et manifestantes dans un mouvement de cette ampleur. Le degré de mécontentement des troupes dépend aussi des conditions matérielles, et il est probablement fort élevé dans un pays comme le Soudan vu ses difficultés économiques. Le Soudan a perdu les moyens d’offrir à ses forces armées une situation privilégiée comme ce qui peut être le cas dans des pays pétroliers tels que l’Algérie ou l’Arabie saoudite, du moins pour la caste des officiers. Le mécontentement des troupes, me semble être un élément essentiel du fait que les hiérarchies militaires obtempèrent en face du mouvement. La situation est probablement meilleure au Soudan qu’en Algérie parce que le mouvement soudanais a une direction beaucoup plus homogène politiquement, organisée depuis le début de l’année. Ce qui n’est pas le cas en Algérie où l’on ne voit pas émerger une direction légitime du soulèvement, au-delà des réunions de partis d’opposition.
Le mouvement au Soudan est un mouvement où les Frères musulmans n’ont pas participé pour la bonne raison qu’ils étaient liés au régime. J’ai décrit Omar el-Bechir comme un «Morsisi», c’est-à-dire une combinaison entre le maréchal Al-Sissi et Morsi, le président Frère musulman que Sissi a renversé, le régime d’El-Bechir était une dictature militaire liée aux Frères musulmans. Ceux-ci ont joué un rôle fort néfaste dans l’orientation des différents soulèvements dans la région en 2011. Ils ont pris le train en marche partout, parce que nulle part ils n’ont été à l’origine des soulèvements. Ayant pris le train en marche et vu les moyens organisationnels, financiers et autres dont ils disposaient, ils ont joué un rôle déterminant dans l’orientation politique des événements.
Comment s’était manifesté le rôle des Frères musulmans dans le soulèvement en Égypte ?
Dans le cas de l’Égypte, ils ont joué un rôle clé dans la propagation des illusions sur l’armée au début, avant qu’eux-mêmes n’en viennent à rompre les ponts avec les militaires. Dans la période qui a immédiatement suivi la chute de Moubarak, ils étaient en alliance ouverte avec les militaires. Le premier référendum constitutionnel a opposé les militaires, en alliance avec les Frères musulmans et les salafistes contre les forces progressistes qui allaient de la gauche jusqu’aux forces libérales laïques ou musulmanes modérées.
Que penser du cas libyen où l’on assiste à un maréchal rebelle, Khalifa Haftar, qui se présente comme seul garant de stabilité, au travers notamment de la lutte contre le terrorisme ?
Ce qui se déroule en Libye, c’est le même scénario qu’ailleurs tel qu’il s’est imposé à partir de 2013. On est rentré alors dans une deuxième phase du processus enclenché en 2011, une phase réactionnaire au cours de laquelle la situation va être dominée par la marginalisation des forces progressistes qui ont été à l’origine de ce qu’on a appelé le Printemps arabe, et l’affrontement entre les deux autres pôles du triangle : l’ancien régime et les Frères musulmans.
Deux camps qui ont chacun leur soutien dans le Golfe. Pour l’ancien régime, ce sont les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite. Les Frères musulmans, quant à eux, bénéficient de l’appui du Qatar. La Libye constitue une autre illustration de cette même situation. Haftar est soutenu par les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite, l’Égypte, ainsi que la Russie. Et la France lui a également apporté un soutien. De l’autre côté, il y a le gouvernement reconnu par les Nations unies, que les Frères musulmans et le Qatar soutiennent.
Pensez-vous que ces manifestations viennent remettre en cause la place de l’armée au cœur des systèmes de gouvernance dans la région ?
Il ne faut pas oublier qu’à la base de ces mouvements, il y a une profonde crise socio-économique. Elle se traduit par un chômage massif, les plus hauts taux de chômage au monde, notamment en ce qui concerne les jeunes. C’est la raison de base de l’explosion en cours depuis 2011. Le blocage socio-économique s’est traduit par des taux de croissance beaucoup plus lents que ce qu’il faudrait pour sortir les pays de la région de leur sous-développement. Ces raisons ont alimenté un mécontentement politique fort contre les régimes en place, qui sont tous des systèmes despotiques, ou du moins autoritaires, sans souveraineté populaire. La revendication de cette souveraineté est aujourd’hui au centre de l’explosion.
Dans les années post-indépendance, les monarchies ont été renversées dans une série de pays dans le monde arabe. Depuis, les leçons ont été apprises et les Etats ont été refaçonnés avec des gardes prétoriennes, formées afin de garantir la pérennité des régimes et leur contrôle du complexe militaro-sécuritaire du pays. Certains régimes l’ont fait en plaçant les leurs, les membres de leur famille au sens large, leur clan, leur tribu, voire leur province… tout ce qui était possible pour garantir l’allégeance d’une caste militaro-sécuritaire au régime.
Peut-on parler de nouveau printemps arabe, qui a pris en compte les échecs des premiers mouvements en 2011 ? Peut-on anticiper de nouveaux soulèvements ?
En 2011, l’expression «printemps arabe» a été utilisée avec beaucoup d’illusions. Elle indiquait l’espoir d’un changement rapide, pacifique, qui se limiterait à un changement constitutionnel et des élections libres. On a vu par la suite que la crise est beaucoup plus profonde et nécessite bien plus qu’un simple ajustement politique. Ce qui est en cause, au-delà de la question démocratique, c’est la question socio-économique. On peut le voir dans la Tunisie qui est le seul pays où il y a eu un changement démocratique durable, dont les acquis ont été préservés jusqu’à aujourd’hui. Ce pays connaît lui aussi et sans cesse des explosions sociales régionales. Même en Syrie, on voit dans les régions contrôlées par le régime un retour de la contestation sociale. Il y a partout effervescence.
Ce qui a commencé en 2011, c’est ce que j’ai appelé un processus révolutionnaire de longue durée. La région est entrée dans une longue phase d’ébullition qui va connaître des phases de montée révolutionnaire et d’autres de reflux contre-révolutionnaire. Si l’on veut parler de «printemps», il faut le comprendre comme une saison transitoire dans une succession de saisons. Depuis le tournant de 2013, nous sommes entrés dans un hiver particulièrement dur.
Assistons-nous aujourd’hui à un nouveau printemps ? Oui en partie, car la situation est contradictoire. En Syrie, on assiste à une consolidation de l’ancien régime. Un autre ancien régime, en Égypte, s’offre une prolongation au moyen de changements constitutionnels. Il y a une série d’éléments dans la région qui appartiennent encore à la phase contre-révolutionnaire.
Et puis, on a les nouveaux soulèvements en Algérie et au Soudan, de même ampleur que ceux de 2011. Ce n’est pas encore un nouveau printemps généralisé dans la région, mais un moment de transition. Tout va dépendre de ce qui va se passer en Algérie et au Soudan. Si cela finit mal, les régimes pourraient en ressortir renforcés. Si, par contre, ces mouvements débouchent sur des acquis forts, cela va redonner partout du courage au mouvement populaire.
Entretien publié le 22 avril 2019 dans la publication marocaine Tel quel.