Après la victoire électorale du parti islamique Ennahda, la Tunisie est dans un entre-deux. Le nouveau gouvernement n’a pas tardé à montrer ses limites et se trouve contesté de tous côtés, par les secteurs majoritaires de la bourgeoisie comme par le mouvement ouvrier et populaire qui a repris la voie de la mobilisation. Suite à l’élection de l’assemblée constituante en octobre dernier – élection qui n’a pas mobilisé les foules (à peine 50 % de participation) –, le parti islamiste Ennahdha gère presque seul les affaires du pays. La période électorale à rallonge qui a précédé a contribué à faire chuter les mobilisations sociales et à plonger le pays dans l’attente des résultats puis de la mise en place du gouvernement et des institutions.
Depuis, le pouvoir nahdhaoui avance de diversion en diversion pour masquer son incapacité à répondre aux questions essentielles : chômage, répartition des richesses, poursuites contre les tortionnaires. Même si Ennahdha s’est associé à deux petits partis pour gouverner – le Congrès pour la République (CPR) et Ettakattol –, c’est lui qui est perçu comme principal responsable de la situation économique et sociale dégradée. Par ailleurs, les tensions internes au CPR et à Ettakattol ont abouti à de nombreuses démissions de militants n’acceptant plus que leur parti s’allie à Ennahdha. Récemment, les désaccords et tensions entre les élus de ces deux organisations et Ennahdha se sont amplifiés.
Le bilan d’Ennahdha très critiqué
Les épisodes de violences salafistes, avec une simultanéité inédite, induisant couvre-feu, répression policière et réactivation des lois anti-terroristes, ont été à chaque fois aussi spectaculaires qu’éphémères, avec un retour au calme étonnamment rapide et coordonné. Les liens de ces mouvements avec Ennahdha, et même avec le RCD (le parti de Ben Ali, officiellement dissous) à qui ils servaient de prétexte à la lutte anti-terroriste, y sont pour beaucoup.
L’orchestration de ces violences est massivement dénoncée ; partout on ironise sur ces salafistes qui semblent être activés et désactivés comme des marionnettes. Car s’il est vrai que certains de ces groupes salafistes aspirent à une certaine indépendance vis-à-vis d’Ennahdha, ils constituent globalement l’aile violente du parti au pouvoir et lui doivent leurs possibilités d’action et de visibilité impunies. Ils permettent par ailleurs à Ennahdha de propager ses idées sans en apparaître directement responsable et dans le même temps d’apparaître comme un parti modéré, relativement. Et même si officiellement il n’y a pas « d’islamisation » du pays, pas encore de lois discriminatoires envers les femmes (à part celles déjà existantes avant leur arrivée au pouvoir !), la violence des salafistes et la pression que subissent notamment les femmes au quotidien ont installé une atmosphère oppressante dans le pays.
Par ailleurs, les dysfonctionnements institutionnels se sont multiplié, dévoilant à la fois le manque de coordination et les désaccords intra-gouvernementaux : déclarations du président de la république Marzouki démenties dans la foulée par le chef du gouvernement islamiste ; extradition de l’ex-premier ministre libyen par le chef du gouvernement sans avoir consulté ni l’assemblée constituante ni la présidence de la République, suscitant des débats houleux à l’assemblée et des tensions entre membres de la Troïka ; annulation inexpliquée de prises de parole du chef de l’Etat, et sa désertion inexpliquée du palais de Carthage, etc.
Mais surtout, ce qui discrédite le plus Ennahdha, c’est la perpétuation des pratiques de l’« ancien régime » contre lesquelles les travailleurs et les jeunes se sont révoltés il y a un an et demi : le népotisme à tous les étages, la corruption, la censure de plus en plus évidente dans les médias, les privilèges accordés aux dirigeants politiques, la confusion entre le parti et l’Etat ( exemple des trois jours de « congés » imposés à l’assemblée constituante, le temps du congrès d’Ennahdha), les liens et connivences inchangés avec les puissances impérialistes, la violence policière à l’égard des militants syndicaux et politiques de gauche. Sans parler des conditions de vie des travailleurs qui se dégradent avec l’inflation, le chômage et la précarité, avec une indifférence générale de la classe politique dirigeante sinon sa flagrante complicité avec les patrons voyous.
Les recompositions politiques
La bourgeoisie, qui était partagée entre un soutien au régime nahdhaoui et une opposition « moderniste », a finalement choisi cette dernière et se sert des violences salafistes pour dénoncer l’incapacité d’Ennahdha à faire régner l’ordre, ainsi que les risques que ce mouvement fait peser sur les intérêts capitalistes, dans un pays dont l’économie reste basée sur le tourisme et la sous-traitance au service des grandes entreprises étrangères, notamment européennes et françaises.
Ainsi, après avoir été soutenu et félicité pour sa prise du pouvoir, Ennahdha est perçu comme incapable de « stabiliser » le pays par les puissances impérialistes, qui en viennent désormais à soutenir le retour masqué du RCD à travers les Destouriens (se réclamant du Néo-Destour, le parti de Bourguiba qui dirigea le pays à partir de l’indépendance). C’est dans cette logique qu’a lieu la réorganisation des partis de la bourgeoisie autour de l’initiative de Béji Caïd Essebsi, premier ministre du 28 février au 23 octobre 2011, vieux bourguibiste, qui lance son nouveau parti « Appel de la Tunisie », qui deviendra très probablement le grand parti de la bourgeoisie, avec une propagande déjà efficace auprès d’une partie non négligeable de la petite bourgeoisie. Le parti Al Massar (issu d’Ettajdid, l’ex-PC) a rejoint cette initiative.
C’est aussi dans ce cadre que les prises de position anti-Ennahdha commencent à venir de la part de ceux-là mêmes qui, au lendemain des élections, ont accepté de partager les responsabilités avec eux ou les ont soutenus (Essebsi lui-même en faisait partie). En témoigne une vague de démissions, celles d’Ayoub Massoudi, conseiller auprès du président de la République, chargé de l’Information, de Mohamed Chawqi Abid, son conseiller économique, et d’Abdallah Kahlaoui, son conseiller diplomatique ; et encore celle du ministre de la lutte contre la corruption, Mohamed Abbou, qui déclare ne pas disposer des moyens minimum pour faire son travail.
En témoigne aussi l’auto-dissolution de l’Instance indépendante chargée de réformer l’information et la communication en Tunisie (Inric), qui a dit ne plus pouvoir accomplir sa mission et a accusé le gouvernement de recourir à la censure. Cette vague illustre à son tour l’affaiblissement du gouvernement et de la présidence, ainsi que la faiblesse de l’assemblée constituante élue, de plus en plus critiquée pour son inertie (discussions interminables sur la Chariâa, future constitution toujours pas rédigée) et ses rares votes, problématiques (comme l’inéligibilité des femmes à la fonction présidentielle).
Dans ce contexte, les organisations de la gauche traditionnelle, qui se sont battues contre Bourguiba puis contre Ben Ali, sont traversées par de multiples recompositions. Il y a des scissions parmi la mouvance « patriote démocrate » dont une partie reprend les discussions avec le PCOT – qui depuis son conseil national du 9 juillet s’appelle Parti des Travailleurs – sur la possibilité d’un nouveau front commun de gauche. Ce front rassemblerait une dizaine d’organisations de gauche et se veut un front de lutte. Mais l’approche des élections municipales, en mars 2013, risque de mettre les luttes au second plan, et de donner à ce front un caractère essentiellement électoral.
C’était en effet déjà le cas pour l’élection de l’assemblée constituante en octobre 2011, où les travailleurs qui ont poursuivi leurs mobilisations pendant la campagne reprochaient à ces organisations politiques d’avoir consacré l’essentiel de leurs forces militantes aux élections.
Pour autant, la population, notamment la jeunesse, ne se désintéressent pas de la politique, bien au contraire. Les discussions politiques continuent d’occuper largement l’espace public. Mais les guerres de pouvoir entre Ennahdha, RCD et autres ne les intéressent pas. L’opposition traditionnelle est même critiquée par beaucoup pour ses illusions institutionnelles et l’attitude conciliatrice qui peut en découler.
Une reprise des luttes sociales
Après une phase de stagnation pendant la période électorale, les mobilisations sociales ont repris.
La grève des éboueurs (20-23 février 2012) a été le coup d’envoi de cette nouvelle vague de mobilisations. En effet, après les promesses de titularisation de la part des différents gouvernements, les travailleurs municipaux étaient toujours embauchés comme intérimaires, ce qui autorisait leurs employeurs à leur payer un salaire ne dépassant pas le tiers du salaire minimum. Leur grève, massivement suivie, a aussi bénéficié du soutien d’une grande partie de la population et est devenue emblématique de la dénonciation du mépris social. Ils ont eu gain de cause et sont désormais directement embauchés par les municipalités, avec les augmentations de salaires nécessaires.
Pendant les deux derniers mois, la montée des luttes a été particulièrement importante, malgré la difficulté de les organiser, les violences salafistes qui ont focalisé toutes les attentions et la répression policière grandissante. Plusieurs secteurs se sont mobilisés : les PTT, la SNCFT, l’éducation nationale, la santé publique, avec différentes formes d’action : grèves, occupations, routes coupées, etc. Les revendications sont souvent les mêmes : titularisations, augmentation des salaires, augmentation des effectifs, assainissement des directions. Dans le bassin minier, les mobilisations concernent aussi la dénonciation des résultats des concours de recrutement à la Compagnie des Phosphates. Ces recrutements ne prennent toujours pas en compte les critères sociaux, trahissant les accords établis avec l’Union des Diplômés Chômeurs.
Dans les villes où la répression a été la plus sanglante pendant les derniers jours du règne de Ben Ali, les mobilisations portent sur la reconnaissance des victimes, leur indemnisation et la poursuite des responsables, ce qu’Ennahdha continue de vouloir éviter. Cette inertie est d’autant plus révoltante pour la population que les dirigeants d’Ennahdha se sont eux-mêmes « auto-indemnisés » en tant qu’anciennes victimes de la répression sous Ben Ali, avec des sommes astronomiques. Les responsables politiques essayant de se rendre sur les lieux de conflits ont été systématiquement mal accueillis ou ont dû rebrousser chemin à cause du rejet de plus en plus net et fort de la part des travailleurs ou des chômeurs mobilisés.
Au mois de Mai, il y a eu quinze sit-in par jour, huit routes coupées par jour, dix grèves régionales ayant entraîné la paralysie des villes concernées (selon le ministère de l’Intérieur). Et le bilan du mois de Juin est certainement plus riche.
Au moment où nous écrivons, la dernière mobilisation en date se déroule dans différentes villes du centre et du sud. Elles ne sont plus alimentées en eau courante depuis le début du mois de juin (les réservoirs seraient asséchés, après pourtant un hiver à la pluviométrie exceptionnellement élevée). Les habitants se débrouillent avec des moyens limités (les puits) mais la situation sanitaire s’aggrave de jour en jour, y compris dans les hôpitaux. Ils manifestent tous les jours pour protester contre l’inertie des autorités, nouvelle preuve de mépris. Ils sont en retour arrosés… de gaz lacrymogènes.
Le rapport de forces reste cependant dégradé, surtout si on le compare à la période de février-mars 2011. Il est aujourd’hui favorable aux patrons, qui n’hésitent pas à virer des salariés puis à exiger leur démission de l’UGTT - la centrale syndicale - pour les réintégrer (comme dans l’entreprise Meublatex). S’ils manifestent cette arrogance, c’est parce que les luttes sont dispersées et l’UGTT en retrait. En effet, même si elle ne s’oppose pas frontalement aux luttes, la centrale syndicale ne les appuie pas réellement. Sa direction nationale s’est de nouveau bien rangée dans un rôle institutionnel, de négociation et d’accompagnement du système.
Il n’est cependant pas exclu qu’en cas de généralisation des luttes, la direction de l’UGTT se mette au diapason de celles-ci, comme elle a fini par le faire en janvier 2011. Surtout qu’après le congrès de décembre 2011, les dirigeants les plus corrompus et compromis avec le régime de Ben Ali ont été écartés, et que les bases, elles, sont toujours aussi combatives. Mais les luttes risquent encore – très probablement – d’être privées d’une véritable perspective, car elles se limitent pour l’instant à faire pression sur les patrons pour des revendications locales, sectorielles et isolées ; les formes d’auto-organisation des travailleurs sont encore embryonnaires, leur coordination quasi inexistante. Celles et ceux qui défendent une perspective politique aux luttes sont encore peu audibles.
Le courage et la détermination ne manquent pourtant pas aux travailleurs en lutte. Mais la classe ouvrière tunisienne ne parvient guère à profiter de l’instabilité politique, qui risque encore une fois de servir une bourgeoisie en mutation.
Par Wafa Guiga