Les récentes élections de l’Assemblée constituante en Tunisie ont été présentées comme un rêve de « transition démocratique » par de nombreux commentateurs autorisés : le renversement d’un dictateur qui aboutit à un système parlementaire, la principale force politique (Ennahda) est certes « islamiste » mais à l’issue des élections accepte de partager le pouvoir. Cet horizon lumineux est souvent présenté comme le miroir d’un « modèle turc » qui serait le nec plus ultra du possible dans le pourtour méditerranéen.
Le parallèle entre Tunisie et Turquie semble être évident : la Turquie est dirigée par l’AKP (Parti de la justice et du développement) avec un président de la République, Abdullah Gül, et un Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, issus de l’islam politique, se réclamant des mêmes mots sacrés dans le cadre d’un système parlementaire et, surtout, avec des indicateurs de croissance économique qui font saliver de nombreux pays pris dans les tourment de la crise du capitalisme.
Pourtant cet horizon du « modèle turc » est avant tout un mirage pour les peuples du Maghreb-Machrek parce qu’il ne signifie rien d’autre qu’une guerre sociale au profit des capitalistes.
Le premier élément du « modèle turc » semble être sa bonne santé économique. La Turquie a connu ces dernières années une accumulation de capital inédite1 grâce à la croissance exponentielle de l’exportation (principalement industrielle). Cela a également renforcé politiquement l’AKP, en tant que meilleur agent de la bourgeoisie turque. Le gouvernement turc parvient actuellement à s’imposer effectivement comme un acteur régional incontournable et poussant même l’audace jusqu’à des escarmouches diplomatiques avec l’État d’Israël assurant une popularité à peu de frais. Or, il ne faut surtout pas oublier que la Turquie a connu une crise économique violente en 2000-2001 qui a abouti à la destruction d’un volume significatif de capital (dépréciation de la livre turque de 50 %, recul du PIB d’environ 6 % du jamais vu depuis la Seconde Guerre mondiale…), entraînant ainsi un appauvrissement absolu des couches les plus populaires mais rendant l’économie turque compétitive dans l’arène capitaliste2. Une telle évolution est facilitée par la violente défaite subie par le mouvement ouvrier lors du coup d’État de septembre 1980, qui l’empêche encore d’être un contrepoids à l’AKP.
Ainsi, deux éléments essentiels de la bonne santé du capital turc sont une défaite majeure du prolétariat et une crise économique payée en grande partie par le peuple.
Cela s’articule avec la sphère politique proprement dite, en effet, l’AKP est la pièce maîtresse du « modèle turc ». D’ailleurs, AKP et Ennahda font l’objet d’analyses parallèles dans la presse internationale. Ainsi, l’AKP (ou Ennahda) apparaît comme le grand parti « musulman-démocrate » qui a réussi à enfin supplanter la hiérarchie militaire (ou l’appareil de répression issu de Ben Ali pour la Tunisie).
Anti-modèle
En effet, il faut commencer par évacuer un épouvantail : l’AKP (ou Ennahda) « force obscurantiste » menaçant la civilisation. Certes, les responsables de l’AKP expriment régulièrement des propos réactionnaires, homophobes, sexistes… Mais ils sont loin d’en avoir le monopole. Des responsables administratifs autonomes de l’AKP peuvent très bien manifester un esprit moyenâgeux, de même l’opposition « moderniste » se déclarant de centre gauche peut très facilement manifester son fond chauvin. En Tunisie, la barbarie sanglante du régime « moderne » de Ben Ali est encore gravée dans nos mémoires.
Mais à chaque fois que l’AKP a été confronté à une opposition, il a agi comme le gendarme de la bourgeoisie turque. Cela s’est vérifié à d’innombrables reprises : contre d’inoffensives et peu sympathiques coteries kémalistes, contre des ouvriers grévistes, contre les syndicats et, bien entendu, contre la seule opposition sociale significative, le mouvement kurde qui a non seulement une dimension armée mais est également en mesure de mobiliser politiquement les masses du Kurdistan turc. Le niveau de répression envers ceux qui se situent dans le camp d’une solidarité politique avec le mouvement kurde ne cesse d’ailleurs de s’élever.
Ainsi, la réflexion en termes d’opposition démocrate/islamiste est une impasse puisqu’elle évacue le caractère de classe de l’AKP : sa force est d’être adossé à la croissance du capital turc, d’en être sans conteste le meilleur outil politique, de n’avoir à faire face qu’à une seule opposition sociale significativement forte (le mouvement kurde) et donc de disposer d’une marge de manœuvre inédite. Ce dernier point constitue probablement une différence majeure avec Ennahda, qui ne bénéficie pas de la même conjoncture de renforcement du capitalisme de son pays et doit composer avec un prolétariat qui a renversé un régime policier. En d’autres termes, si le « modèle turc » n’est un « modèle » que d’un point de vue capitaliste, il s’agit d’un « modèle » impraticable pour les capitalistes tunisiens et pour Ennahda. Celui-ci va s’engager rapidement dans la confrontation avec le prolétariat tunisien. Il s’agira alors pour les organisations de la gauche en Tunisie d’avoir un positionnement effectif dans une perspective de classe sans tomber dans le piège paralysant du sectarisme… autant de choses que le mouvement socialiste n’a pas réussi à réaliser en Turquie. En ce sens, on devrait même parler d’un « anti-modèle turc ».
1. voir http://orta.dynalias.org…
- Processus combiné à une politique d’investissement industriel.