L’époque contemporaine n’a pas inventé la jeunesse, mais les évolutions de la société lui ont conféré une sorte de « statut », temps social et culturel commun, quoique instable et largement différencié.1
« Une invention moderne » : telle est la façon dont l’historien états-unien John R. Gillis, avait qualifié, en 1975, la jeunesse qu’il prenait pour objet. Paradoxe que cette formule : comment la jeunesse, cet âge de la vie, phase de l’évolution physiologique de tout individu, pourrait-elle être historiquement déterminée et même d’avènement récent ? S’il y a une réalité biologique et anthropologique de « la jeunesse », l’intérêt de l’historien-ne se tourne pour sa part vers la formation sociale qu’elle représente en tant que catégorie sociologique, par-delà l’apparence de son évidence.
Bien qu’elle lui ait accordé une attention singulière, l’époque contemporaine n’a pas inventé la jeunesse. Durant l’Ancien Régime, celle-ci constituait déjà un groupe identifié, auquel on accédait par différents rituels et qui se manifestait tout spécialement lors des carnavals, des charivaris, des fêtes de la Saint-Jean ou du « mois de Marie ». Au début du XXe siècle, ces pratiques sont tombées peu à peu en désuétude. Le déclin du folklore et l’intervention de l’Etat dans l’exercice du contrôle social ont retiré à la jeunesse ses fonctions traditionnelles de fête comme de régulation. Demeurent alors des moments-pivots qui marquent la sortie de l’enfance, tels la communion solennelle et le certificat d’études. Le service militaire, en forgeant l’« homme des casernes », contribue à l’apprentissage d’une certaine virilité et à l’imposition d’un genre très codifié, fait tout à la fois de domination et d’humiliation. Pour les jeunes filles, il n’est rien d’équivalent : seul le mariage sonne l’heure d’une sortie de la jeunesse, quand « coiffer Sainte-Catherine » fixe sa limite à 25 ans ; il dit bien lui aussi la norme de genre qui réduit la femme à son statut d’épouse et de future mère.
La solennité de ces rites a elle aussi disparu, avec la fin du service militaire obligatoire en 1996, le déclin de l’institution matrimoniale et le recul de l’âge du mariage, accéléré durant ces trente dernières années : de 25 ans pour les hommes et 22,8 pour les femmes au début des années 1980, il s’établit à 31,5 et 29,5 ans au début des années 2010. Parallèlement, un processus séculaire aboutit à un abrègement de l’enfance et à un étirement de l’adolescence, l’âge de la puberté physiologique ne cessant de s’abaisser, tandis que l’accès à l’indépendance professionnelle, financière et familiale est repoussé, par choix et par contrainte.
Jeune bourgeois et jeune ouvrier
La jeunesse est donc un âge social – et socialement différencié : les contrastes sociaux interdisent d’évoquer une « jeunesse » au singulier. La première moitié du XXe siècle est à cet égard marquée par l’écart puissant séparant le jeune bourgeois et le jeune ouvrier : le premier dépend de sa famille financièrement mais garde une certaine autonomie, quand le second donne sa paie à ses parents.
Les jeunes qui vendent leur force de travail sont de fait arrimés à une situation particulière. Ce sont eux, les prolétaires de la terre, les apprentis sans garantie de rémunération ni de formation, les victimes des abattements d’âge – ces réductions salariales proportionnelles à l’âge, supprimées seulement en 1968 – et des « postes de jeunes » aux salaires amputés ; ce sont eux enfin les premiers touchés par le chômage. Et ce même au cœur des supposées « Trente Glorieuses » : en janvier 1968, on estime le nombre de jeunes à la recherche d’un emploi à 135 000 ; la part des moins de 24 ans parmi les demandeurs d’emploi est alors de 40 %. En 1976, le taux de chômage des actifs de moins de 25 ans (12,2 %) est près de quatre fois supérieur à la moyenne ; des années 1980 à nos jours, il ne se situe jamais en deçà de 25 %.
Les jeunes sont aussi touchés de plein fouet par la précarité, le décalage entre la prolongation de la formation et le déclassement professionnel, la frustration sociale. A partir du début des années 1980, ils et elles sont confrontés à la flexibilité, indéfiniment déclinée en stages, intérims, temps partiels, emplois saisonniers et autres « contrats aidés » : les premiers d’entre eux sont les « TUC » (« travaux d’utilité collective ») et SIVP (« stages d’initiation à la vie professionnelle ») mis en place en 1984. À l’aube des années 2010, seuls 25 % des salariés de moins de 25 ans ont un contrat à durée indéterminée. Les jeunes connaissent en ce domaine un handicap particulier, que l’on peut nommer un préjudice de l’âge.
Ces points communs ne sauraient occulter les contrastes de conditions qui les traversent : écarts sociaux, écarts de classes. Les inégalités continuent de se transmettre d’une génération à l’autre. Elles sont flagrantes à l’école et à l’université, malgré la « massification » des études prolongées à compter des années 1960. Ces disparités s’observent au collège puis au lycée, dans l’opposition entre enseignement long et filières professionnelles. Les enfants de cadres supérieurs représentent plus de 70 % des bacheliers généraux, mais les enfants d’ouvriers 16 % seulement : l’historien Antoine Prost a pu parler à ce sujet de « démocratisation ségrégative ». A l’université, moins de 25 % des jeunes dont les parents sont ouvriers ou employés décrochent un diplôme, contre 80 % des jeunes dont les parents sont cadres, enseignants ou membres de professions libérales. La progression constante des effectifs étudiants (moins de 30 000 en 1900, quelque 70 000 au milieu des années 1930, environ 100 000 après la Seconde Guerre mondiale, 500 000 en 1968 et près de 2,5 millions aujourd’hui) et leur diversification sociale n’atténue pas les discriminations socioculturelles en leur sein.
Entre attirances médiatiques et discours stigmatisants
La « culture jeune » contribue-t-elle à les émousser ? Le fait n’a rien de nouveau lui non plus. Il y a bien, repères séculaires, des pratiques propres aux jeunes, quoique distinctes selon les milieux sociaux : « bamboche » étudiante, charivaris et carnavals, bals populaires – que le régime de Vichy avait d’ailleurs interdits en y voyant un péril pour l’ordre moral. La nouveauté surgie durant les années 1960 tient à ce que la culture jeune devient une culture de masse.
Fait majeur, la jeunesse occidentale peut désormais vivre vraiment cet âge de la jeunesse : à la phase biologique de l’adolescence correspond désormais un temps social et culturel, fait de loisirs et de sociabilités particulières entre groupes de pairs, permis par l’entrée plus tardive dans l’activité professionnelle et par l’avènement d’une société de consommation convoitée mais aussi contestée. Les flaireurs d’aubaines ne s’y trompent pas, qui y voient un très juteux marché. Après l’« âge tendre » de Salut les copains, émission lancée en 1959 puis magazine en 1962, et d’un « yéyé » bien peu subversif, rockers et punks durant les années 1970 et 1980 crient sous mille formes leur contestation, tout en craignant toujours la récupération. Depuis les années 1990, hip hop et rap offrent d’autres modes de l’affirmation, parfois de la rébellion.
Dès lors, « la jeunesse », quasi-mythique, n’a de cesse de susciter les attirances médiatiques et les discours alarmistes. La crainte de toute transgression, celle des « apaches » dans les années 1900, des « zazous » sous Vichy, des « blousons noirs » dans les années 1960 et 1970, puis des « jeunes de banlieues » depuis le début des années 1980 témoigne de l’antienne lancinante qui l’érige en figure menaçante. Au début des années 1970 apparaît même une expression paradoxale mais lestée d’anxiété sociale : le « racisme anti-jeunes ». Paradoxale parce qu’à l’époque, la « race » n’avait rien à voir dans cette histoire.
Il en va autrement aujourd’hui : dans les discours stigmatisants, lapidaires le plus souvent, les arguments « ethniques » et « culturels » prennent souvent le pas sur les explications socio-économiques. Les « bandes de jeunes » issues de milieux populaires existent pourtant de longue date ; la nouveauté est que, par médias interposés, elles défraient la chronique. Les révoltes dans les quartiers populaires, autrement appelées « émeutes de banlieue », ne font ainsi événement que parce que les chaînes de télévision passent en boucle leurs formes les plus spectaculaires (incendies, affrontements avec les forces de l’ordre – « actes télégéniques » par excellence). Elles expriment une indignation contre la relégation spatiale, la discrimination à l’embauche et la xénophobie.
Désir d’affranchissement et rejet de l’accommodement, intransigeance et dissidence, contestation et rébellion, ce que Zola nommait l’« esprit de jeunesse », sont ainsi sources de politisation. Cet « esprit » a soufflé du Front populaire aux maquis de la Résistance puis aux engagements de la guerre d’Algérie. Mai-Juin 1968 en fut un apogée, quand les jeunes se sont faits plus encore que jamais des acteurs historiques. Après cet acmé, les mobilisations n’ont pas cessé, gravant le calendrier politique de moments importants, des manifestations lycéennes et étudiantes contre la loi Debré qui mettait en cause les sursis militaires en 1973 au rejet de la loi Libertés et responsabilités des universités (LRU) en 2007, en passant par l’opposition à la loi Devaquet (1986), la contestation du Contrat d’Insertion professionnelle (CIP) proposé par le gouvernement Balladur (1994), les manifestations consécutives au 21 avril 2002, la lutte contre le Contrat Première Embauche (CPE) du gouvernement Villepin (2006). Elles disent aussi combien la prise de parole politique chez les jeunes ne saurait se réduire à leur faible participation électorale, scrutée à l’envi par les commentateurs. Pour autant, les comportements politiques les plus visibles ne doivent pas induire en erreur : « la jeunesse » n’est pas en soi plus « à gauche » ou plus « progressiste » que l’ensemble de la population. Le vote Front national est ainsi plus important chez les jeunes sans diplôme que dans l’ensemble de l’électorat.
Si, in fine, le sociologue Olivier Galland a pu évoquer une « massification du fait juvénile », ce n’est pas uniquement pour des raisons démographiques – malgré la spectaculaire progression qui, en France, a vu les 15-24 ans passer de 6 millions en 1954 à 8 millions en 1968 et près de 10 millions aujourd’hui. C’est aussi et peut-être surtout par la visibilité que les jeunes ont acquise, par l’intérêt enthousiaste et inquiet qu’ils et elles n’ont cessé de susciter, enfin, dans les moments de luttes, par la flamboyance de leur radicalité.
Ludivine Bantigny