Publié le Mercredi 22 mars 2023 à 10h00.

« Le logement cher rapporte aux spéculateurs, à l’État et aux collectivités territoriales »

Entretien. À quelques jours de la fin de la trêve hivernale (des expulsions), et du deuxième passage de la loi Kasbarian qui criminalise les locataires pauvres, Jean-Baptiste Eyraud, porte-parole de l’association Droit au logement, revient sur toutes les résistances à construire contre la spéculation immobilière.

Tu viens avec la Coalition européenne d’actions pour le droit au logement et à la ville de manifester devant le Marché international des professionnels de l’immobilier (MIPIM), quels en étaient les enjeux ?

Tous les ans à la mi-mars depuis 1990, les milieux de l’immobilier, promoteurs, investisseurs et collectivités publiques viennent du monde entier, surtout d’Europe, pour organiser la spéculation immobilière dans les grandes agglomérations et les secteurs touristiques1. Les élus viennent vendre leur « grands projets » d’urbanisme qui sont en réalité des programmes d’épuration sociale des quartiers populaires. C’est ainsi que le foncier public, notre bien commun, est privatisé pour faire de l’argent, alimentant la spéculation foncière et immobilière, et surtout la cherté du logement, cause première de la crise du logement. C’est pourquoi nous avions décidé d’interpeller les maires dans différentes villes d’Europe, et de nous rendre à quelques-unEs devant le MIPIM pour dénoncer cette fabrique mondiale de la spéculation et de la crise du logement, produite par l’alliance entre les élus de tous bords qui trahissent l’intérêt commun, les promoteurs prédateurs et les grands groupes financiers qui gèrent l’argent des riches.

Nous avons été accueilliEs par un arrêté préfectoral d’interdiction de manifester aux abords de cette foire qui rassemble près de 30 000 participantEs, signe qu’on les dérange. Eh bien nous y retournerons l’an prochain, cette fois plus nombreuxEs et bien décidéEs à interpeller et mettre à l’index ce petit monde qui exploite à outrance le besoin humain essentiel d’être logé décemment. 

Peux-tu (re)donner quelques éléments sur la réalité du mal-logement en France ?

Nous connaissons depuis un demi-siècle en France une aggravation constante de la crise du logement. Celle-ci prend sa source dans la dérégulation progressive des rapports locatifs engagée dans les années 1970 qui a entraîné une hausse progressive — spectaculaire ces dernières années — des prix immobiliers, fonciers et locatifs. Elle s’est renforcée avec la délégation des politiques d’urbanisme aux collectivités territoriales via la loi de décentralisation.

Notre pays compte désormais entre 350 000 et 400 000 sans-abris, bien que le droit à un hébergement jusqu’au relogement soit inscrit dans la loi. Il est évidemment bafoué, comme tous les droits conquis ces 30 dernières années, fruits des luttes des mal-logéEs. Il en est de même pour la loi DALO — Droit au logement opposable — et les nombreuses lois qui fixent les rapports locatifs telles que l’encadrement des loyers, le gel des loyers à la relocation, les normes de décence... En effet, la fraude est massive dans le secteur locatif privé qui loge plus d’un ménage sur cinq, mais il n’y a pas de contrôle. Les sanctions sont difficiles à activer, car dans la plupart des cas c’est au locataire de saisir le juge, alors qu’il faudrait un service public de contrôle, habilité à sanctionner les bailleurs fraudeurs. En effet, il faut une bonne dose de courage pour assigner son bailleur au tribunal.

Mais la crise ne s’arrête pas là : les demandeurEs de HLM sont 2,2 millions, alors que l’on construit de moins en moins de logements sociaux à bas loyers. Le logement est un poste de dépense toujours plus élevé dans le budget des ménages, contraignant les locataires les moins riches à faire appel à la solidarité alimentaire et aboutissant à une augmentation sans fin des expulsions locatives. D’autre part, 3,1 millions de logements sont vacants selon l’INSEE sans que l’État ne conduise la moindre politique pour les mobiliser, à commencer par la réquisition. Dans ce contexte de crise grave du logement, le gouvernement pousse à la démolition de logements sociaux pour gentrifier les quartiers populaires et soutient les grands projets urbains. Le logement cher rapporte non seulement aux spéculateurs mais aussi à l’État et aux collectivités territoriales.

Quel est l’impact de l’inflation sur le prix des loyers ?

Le gouvernement a été contraint cette année de limiter la hausse des loyers à 3 %, mais la quittance a augmenté au-delà de 3 %, car les charges tirées par les prix de l’énergie n’ont pas été encadrées. L’inflation sur l’énergie et la santé ont amputé lourdement le pouvoir d’achat des locataires, voire des primo-accédants à la propriété modestes.

La loi Kasbarian vient d’être votée au Sénat…

Cette proposition de loi vient criminaliser les occupantEs sans titres de locaux d’habitation ou à usage économique vacants, les condamnant à 3 ans de prison et 45 000 euros d’amende, alors que le nombre de logements et de locaux vacants est en hausse constante. De plus l’expulsion administrative, c’est-à-dire sans passer par le juge et en 48 heures, est étendue à l’occupation de logements vacants. Cette loi, déjà adoptée en première lecture à l’Assemblée puis au Sénat, vise aussi les salariéEs qui occupent leur lieu de travail ou le parking de l’entreprise sur lequel ils organisent un piquet de grève.

L’alliance de Renaissance avec LR et le RN criminalise les locataires qui se maintiennent dans leur logement à l’expiration des délais de la procédure judiciaire, les condamnant à 7 500 euros d’amende. Elle réduit considérablement les délais et les procédures. L’objectif est clair : expulser les locataires en difficulté beaucoup plus rapidement, voire les contraindre à « s’auto-expulser », afin de rassurer les investisseurs. Il s’agit de démanteler le peu de protection dont bénéficient encore les locataires, jugée encore trop excessive par les gestionnaires du capital représentés par Kasbarian.

Cette loi est le fruit d’une campagne antisquats et antilocataires lancée sur les réseaux sociaux et les médias libéraux par les milieux immobiliers avec mensonges ou situations exceptionnelles montées en épingle, telles que ce locataire parti aux Bahamas plutôt que de régler son loyer ou ce jeune couple qui, selon le Parisien, découvre que la maison qu’il vient d’acheter est occupée par une famille avec enfants (ce couple a obtenu une ristourne de 30 % sur le prix de la maison car elle était occupée). C’est pourquoi nous appelons à manifester à partir de 12 h, le 29 mars à proximité de l’Assemblée, car cette loi brutale sera examinée à nouveau par les députés.

À quelques jours de la fin de la trêve hivernale, quels risques sont pour les locataires ?

À partir du 1er avril, les expulsions pourront reprendre, et il faut s’attendre à des mises à la rue en grand nombre, dans un contexte de saturation des dispositifs d’hébergement, dont beaucoup vont fermer à cette période. Il faut donc s’organiser dans les quartiers, faire connaître les menaces d’expulsion, construire des mobilisations locales, interdire les expulsions et privilégier le relogement. Les coupures d’énergie vont aussi reprendre. Il faut résister d’autant plus que la hausse des prix de l’énergie a forcément un impact sur les ménages pauvres soumis à des loyers chers, des baisses d’APL, des hausses de charges : c’est la triple peine ! Pour ces raisons et pour le retrait de la proposition de loi Kasbarian, nous manifestons le 1er avril dans de nombreuses villes en Europe et en France. À Paris c’est à 15 h à Bastille.

Avec la crise de l’immobilier de bureau, comment les agents du secteur envisagent de restaurer leurs profits ?

Le milieu immobilier se tourne désormais vers le logement. Ce n’est pas un hasard si une des conférences du MIPIM s’intitulait : « Crise du logement : nouvelle donne et nouvelles opportunités pour les investisseurs ? » Tout est dit : vive la crise du logement ! Ça fait monter les prix et les loyers, donc la rentabilité de l’investissement, et permet de développer des pratiques à la marge de la légalité. Au passage, cela fait rentrer des recettes fiscales historiques dans les caisses de l’État et des communes. C’est là que réside une des principales causes de cette crise. 88 milliards de recettes fiscales en 2021 tirées du logement cher, jamais autant. Contre 37 milliards de dépenses, jamais aussi peu.

Peux-tu donner quelques éclairages sur les aspects internationaux de la question du logement ?

Toute la planète est soumise à la spéculation immobilière et foncière, à mesure que la population augmente et que l’exploitation du besoin essentiel de se loger devient un eldorado, source de profits inépuisables. L’Europe n’est évidemment pas épargnée, et l’Europe de l’Est est un des terrains de jeux des spéculateurs. À propos du séisme en Turquie et en Syrie qui a fait de très nombreuses victimes, rappelons que la construction est de mauvaise qualité et se rapproche d’une forme d’obsolescence programmée. C’est la même chose dans de nombreux pays. Des mobilisations et des résistances commencent à émerger. Je suis convaincu que des luttes importantes vont jaillir ces prochaines années : un toit c’est un droit !

Propos recueillis par Robert Pelletier

  • 1. Antoine Guironnet, Au marché des métropoles. Enquête sur le pouvoir urbain de la finance, Éditions Les Étaques, 2022, 208 pages.