Projection débat organisée par le NPA75 jeudi 1er octobre
Entretien. Cinéaste et écrivain, David Dufresne vient de réaliser un film indispensable : « Un pays qui se tient sage », consacré aux violences policières de ces dernières années et présenté en avant-première en sa présence lors de notre dernière université d’été. Nous l’avons rencontré une nouvelle fois alors que son film arrive dans toutes les bonnes salles mercredi 30 septembre.
Suite à tes précédents travaux écrits ou autres (« Allo place Beauvau », etc.), personne ne sera étonné du sujet de ton film. Mais pourquoi ce support, un film de cinéma, plutôt que d’autres canaux de diffusion peut-être plus grand angle (documentaire télé par exemple) ?
J’ai expérimenté ces quinze dernières années le travail à la télévision, et sur le web. Il y a évidemment des îlots de liberté, des endroits d’intelligence, mais grosso modo, un formatage règne à la télévision, sur la forme comme sur le fond. Les documentaires politiques à la télévision sont, à quelques exceptions près, le fruit de beaucoup de tractations, de compromis. Nous, on voulait foncer. Si des télévisions achètent le film, fort bien, mais on voulait d’abord faire le film que l’on avait envie de faire… sans demander l’autorisation.
Pour ton film, tu as fais le choix de « disparaître » derrière un dispositif où dialoguent des personnes assumant des positionnements différents autour de la question des violences policières (militantEs, chercheurEs engagés, syndicalistes policiers, etc.). Je suppose que ce n’est pas la recherche d’une prétendue neutralité que tu visais en organisant de telles confrontations...
Ce n’est effectivement pas une recherche de neutralité : en matière de cinéma ou même de journalisme, la neutralité n’existe pas. Ou alors, elle serait coupable (rires). En revanche, je crois en l’honnêteté intellectuelle. Je peux être très critique du travail des policiers, mais ressentir la curiosité de les entendre. C’est Jacques Brel qui disait « Faut aller voir »… Il fallait briser le format de l’interview, avec l’intervieweur qui pose des questions, l’interviewé qui répond et qui essaye de faire plaisir à son intervieweur, car si cela amène de la connaissance, ça ne brille pas forcément dans les yeux ça ne vivre pas… L’idée, c’est d’être le plus possible au naturel, au plus près de la vérité des gens. Je m’efface dans l’image et le son, car j’ai estimé qu’après le roman publié il y a un an, Dernière sommation, où je parlais de comment j’avais traversé ces évènements, je pensais plus intéressant de proposer une analyse collective en laissant à d’autres la parole. L’idée de la confrontation, oui, mais on voulait éviter le clash, la punchline. Même quand Benoit Barret du syndicat policier Alliance et le journaliste Taha Bouhafs se rencontrent, on sait bien que tout les oppose, mais ils ne sont pas dans l’invective.
Le fil conducteur du film, c’est la phrase de Max Weber, « l’État revendique le monopole de la violence physique légitime ». En quoi pour toi, ce que nous avons vécu ces dernières années éclaire cette citation ? Qu’est-ce que les violences policières nous disent de l’État et de son rôle ?
Cette phrase, à la fois fulgurante et modeste, est fondamentale. Avec elle, tu peux interroger l’État, la violence légitime, le monopole, et, pour moi, le mot pivot : « revendique ». Si l’État revendique, cela veut dire qu’il y a négociation. Les violences policières ne sont pas nées avec l’iPhone ou les Gilets jaunes, les lecteurs de l’Anticapitaliste le savent. En revanche, cela devient un enjeu dans le débat public parce que c’est documenté, sourcé, répété. C’est intéressant de reprendre la phrase du sociologue allemand pour se rendre compte que ce qui fait la légitimité des violences policières, c’est la légitimité du pouvoir. Or le président n’est pas majoritaire, bien des maires ne le sont pas, comme on l’a vu lors des dernières municipales. Tout cela pose la légitimité de la démocratie représentative. Cette sentence de Weber apparaissait de plus en plus à la télé dans les débats sur la police et le maintien de l’ordre sans être discuté : la preuve c’est Darmanin lui-même qui l’a raccourcie en disant « La police exerce une violence, certes légitime, mais une violence, et c'est vieux comme Max Weber ! »… L’idée était de reprendre cette phrase, communément employée, et de la décortiquer.
Le titre du film renvoie directement aux paroles d’un policier face aux lycéenEs de Mantes-la-Jolie en décembre 2018. Peux-tu nous parler du lien que tu peux tisser entre les violences policières, les quartiers populaires et d’autres questions dont celles du racisme ?
Ce qui s’est passé à Mantes-la-Jolie, c’est un moment terrible et éclairant du maintien de l’ordre. Cela renvoie à des images coloniales que l’on ne peut pas laisser passer, et cela permet aussi de montrer qu’il y a une continuité. Les violences policières lors du mouvement des retraites, des Gilets jaunes, etc. sont l’héritage de 40 ans de maintien de l’ordre dans les quartiers. L’autoritarisme, l’abus de pouvoir, ça remonte à loin, mais en réalité à juste de l’autre côté du périphérique, c’est tout près. En 2018 et 2019, la France a découvert la violence de sa police à l’échelle nationale. Le titre du film est une façon de dire que l’on n’est pas dupe, que tout cela ne date pas de novembre 2018, début du mouvement des Gilets jaunes. La question du racisme n’est pas abordée dans le film, puisque son cœur est la question du maintien de l’ordre face à la contestation sociale, mais la séquence longue dans le film, c’est bien sur Mantes-la-Jolie. Et depuis que l’on a terminé le film, il y a tous les mois des révélations : enfin des policiers parlent et racontent le racisme, de l’intérieur. Et si cette parole de l’intérieur se multiplie, ça va devenir très problématique pour l’institution.
Comment expliquer selon toi la montée en puissance de la question des violences policières et de leur conséquences ? Est-ce que c’est parce qu’il y en a plus et qu’elles sont plus graves, parce que c’est aujourd’hui plus documenté, parce que cela touche d’autres secteurs que les seuls quartiers populaires, parce que les coordonnées générales, avec plus d’instabilité sociale liée à la crise, ont sensiblement changé ces dernières années ?
Toutes ces raisons sont à prendre. Après, chacun voit midi à sa porte : de mon côté, j’axe sur la question de la documentation, mais c’est bien un ensemble d’explications. J’ajouterais le travail de certains chercheurs et d’une poignée de journalistes, par exemple Pascale Pascariello de Mediapart, qui abattent un travail monumental sur ces questions-là. Et bien entendu l’activité des différents collectifs pour la justice et la vérité dans les quartiers qui maintiennent depuis maintenant 10-15 ans une documentation, une analyse, une littérature sur tous ces phénomènes… Les collectifs sont souvent présents, et le plus possible, aux avant-premières de mon film : le collectif pour Babacar à Rennes, le collectif pour Angelo à Blois, le collectif pour stopper les armes mutilantes à Montpellier, le collectif de défense du Mantois à Saint-Ouen-l’Aumône, etc. J’espère que l’on pourra faire bientôt une projection avec le collectif Adama et tous les autres. C’est la conjonction de tous ces efforts qui nourrit un débat qui doit continuer à exister et ne doit pas être subtilisé par un discours odieux, comme celui de Darmanin, qui voudrait nous refaire le chantage de 2007, la police ou le chaos... On comprend bien la manœuvre.
Lors du débat qui a suivi la projection à l’université d’été du NPA, a émergé dans la salle une discussion sur ce qu’il faut faire de la police. Quel est ton avis sur cette question ?
J’avais été très agréablement surpris par la teneur des débats à votre université d’été. C’était l’une des toutes premières projections et le fait que, dans la même salle, les gens puissent discuter soit de la réforme de la police, soit de son abolition, soit d’une recherche de fraternisation possible, c’est réussi pour le film qui est là exactement pour esquisser des pistes. Le film soulève des questions mais n’apporte pas de solution toute faite. La meilleure des réponses, c’est de dire que la police ne doit pas rester à la police, dans le sens où le contrôle démocratique de la police doit être enclenché. À partir du moment où il y aura une réflexion collective sur la place et le rôle de la police, on pourra alors discuter de son démantèlement, etc. J’aimerais donner à réfléchir, à apporter un peu de carburant, ce n’est pas à moi de dire où l’on doit aller.
Personnellement, j’ai un goût pour le pragmatisme : aujourd’hui, réfléchir au rôle et aux moyens de l’IGPN, c’est à portée de main, l’on peut modifier cela. Aborder la question de l’abolition, cela me semble bien plus compliqué, ce qui ne veut pas dire que cela ne doit pas être fait, mais cela ne me semble moins facilement audible. Cela n’est pas vrai que la police d’aujourd’hui est la même qu’il y a deux siècles, mais cela n’est pas vrai non plus que les révolutions se passent de police : dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, il est bien dit que « La garantie des droits de l'Homme et du Citoyen nécessite une force publique ». Durant la Commune de Paris, les communards ont bâti eux-mêmes leur propre police. Chez les révolutionnaires, il y a donc plusieurs courants. Rien n’est coulé dans le marbre.
Qu’attends-tu comme effets de la diffusion de ton film et des débats qu’il nourrit ?
Que le film existe et semble rencontrer son public, c’est une bonne nouvelle, et pour le film, mais surtout pour le débat public. Ça illustre surtout que, contrairement à ce que l’on raconte sur les plateaux télé, il y a un vrai problème avec la police. Et cela montre qu’il y a des gens qui veulent réfléchir à cette question. Si le film peut participer à cette appropriation – avec des livres, d’autres films, des prises de position – là ce sera gagné !
Propos recueillis par Manu Bichindaritz