Par Vanina Guidicelli, publié par Contretemps.
La présence du Front national au 2nd tour de l’élection présidentielle a réactivé les débats, au sein de la gauche et des mouvements sociaux, sur le danger fasciste en France – donnant d’ailleurs à voir à quel point la banalisation du FN a progressé (y compris dans les milieux militants), mais aussi combien manque une compréhension partagée de ce qu’est le fascisme.
Si cette question réapparaît à l’occasion de l’élection présidentielle, on aurait pourtant tort de ramener ce danger, mortel pour les minorités et pour toute contestation (politique, syndicale, artistique, etc.), au vote du 7 mai. Plus encore, à s’estimer sauvés si, comme c’est le plus probable (mais pas absolument assuré), Marine Le Pen subissait une défaite, on ne ferait que préparer les désastres futurs. Le danger fasciste n’est pas une péripétie électorale sans lendemain mais un trait de la période dans laquelle nous nous trouvons ; il ne sera donc que très provisoirement écarté si Emmanuel Macron l’emporte. Dès maintenant, il nous faut préparer la contre-offensive.
Dans un article publié il y a quelques temps, nous avions contesté l’idée d’une « normalisation » du FN, et montré qu’il n’y avait aucune raison sérieuse à l’heure actuelle de renoncer à sa caractérisation comme fasciste (ou néofasciste), particulièrement au profit d’une catégorie aussi floue et trompeuse que celle de « populisme ». Encore faut-il se mettre d’accord, en préalable, sur ce qu’est le fascisme, et tirer le plus grand parti de la connaissance historique que nous avons de l’extrême droite, des dynamiques – sociales et politiques – qui peuvent lui permettre de conquérir le pouvoir politique, et des effets qui en découlent. C’est ce à quoi s’emploie Vanina Giudicelli dans cet article.
En préalable, il faut indiquer que si l’objet de cet article n’est pas d’analyser le Front National, il n’est pour autant pas détaché de cette préoccupation. L’essentiel des arguments développés ici renvoient à des discussions, souvent polémiques dans les milieux militants, concernant les moyens de lutte contre ce parti, puisque les stratégies pour le combattre découlent de l’analyse qui en est faite. Par compromis, les cadres existant actuellement utilisent la formule d’un « parti pas comme les autres ». Cela a l’avantage de tenter de rassembler celles et ceux qui pensent nécessaires d’agir contre lui, mais pas celui de chercher à s’accorder sur les moyens de l’affronter.
Il n’est pas inutile de rappeler l’imposture intellectuelle que représente en France l’abandon de la caractérisation du Front National comme fasciste, sans analyse sérieuse des évolutions de ce parti comme des courants historiques ainsi dénommés. Des années 1920 jusque dans les années 1950 environ, la question du fascisme est analysée par des militants marxistes qui cherchent à le combattre. Pour différentes raisons, le débat se déplace ensuite progressivement des sphères militantes vers les cercles institutionnels, académiques et médiatiques, devient un champ d’expertise, ce qui n’est pas anodin pour comprendre où nous en sommes aujourd’hui.
Dans les années 1950 émergent des théories issues de recherches en sciences sociales. Est remise en cause l’idée qu’il serait possible de produire une théorie dite globalisante ou générique du fascisme, c’est-à-dire une analyse qui cherche à appréhender ce phénomène au-delà des particularités nationales[1]. D’autres axes de réflexion sont explorés. Parmi eux, il faut souligner les répercussions importantes des analyses de la philosophe Hannah Arendt[2] sur le totalitarisme (rappelons qu’elle y inclut le nazisme et le stalinisme, mais pas le fascisme italien)[3] ou celles de l’historien et politologue René Rémond[4] sur les droites (selon lesquelles le fascisme n’a jamais vraiment existé en France).
Durant les années 1980 s’opère un basculement qui impactera durablement les conceptions communément admises du fascisme et les analyses des mouvements politiques actuels. Deux événements, l’un dans le champ académique, l’un sur la scène politique, vont en effet susciter la réémergence du débat.
Le premier, c’est la parution en 1983 de l’ouvrage de Zeev Sternhell Ni droite ni gauche. L’idéologie fasciste en France, dans lequel l’auteur défend l’idée que le fascisme puise ses origines dans des formations politiques françaises de la fin du XIXème siècle. De nombreux historiens du monde contemporain, la plupart se situant dans la filiation de René Rémond, vont contester de façon virulente cette thèse[5].
Le second, c’est la percée électorale du Front National à Dreux en 1983, puis aux élections législatives de 1986 avec l’entrée de 35 députés frontistes au Parlement. Les experts sont sollicités sur la scène médiatique pour analyser le développement politique de ce parti. Un consensus s’opère alors entre les historiens du monde contemporain et des politologues en grande partie liés au CEVIPOF (Centre de recherches de Sciences Po) pour disqualifier l’idée selon laquelle il représente un danger fasciste. Ils s’accordent sur la caractérisation que propose P.A. Taguieff, d’un parti « national-populiste », consensus qui s’est, faut-il le préciser, renforcé avec le temps pour s’établir comme position majoritaire, y compris dans les milieux militants[6].
Qui sont donc les fascistes ? Y a-t-il aujourd’hui un danger fasciste ? Cet article se propose de répondre à ces deux questions.
Souvent, le critère utilisé fait référence aux discours ou aux programmes (sécuritaire, raciste, liberticide, etc.) ou à un rapport particulier aux institutions et à la rue (notamment l’utilisation de la violence). Ce « minimum fasciste » sera ici contesté, en s’appuyant pour ce faire sur l’ouvrage de l’historien américain Robert O. Paxton, Le fascisme en action[7]. Il y développe notamment l’analyse selon laquelle contrairement aux autres courants politiques, aux autres « ismes » (le socialisme, courant défendant les intérêts de la classe ouvrière, le libéralisme et le conservatisme, courants correspondant à ceux de la bourgeoisie), le fascisme ne repose pas d’abord sur un socle théorique ou stratégique bien délimités.
Mettre l’idéologie ou les discours au centre de l’analyse des mouvements fascistes est donc une erreur qui fige ce courant alors qu’il s’appréhende mieux à partir de sa dynamique. Ce qu’il a fait étant au moins aussi important que ce qu’il a proclamé, Paxton propose d’avoir une approche fonctionnelle du fascisme, c’est-à-dire de l’aborder à partir de ce à quoi ce courant politique a servi, les intérêts qu’il a défendus.
Qu’est-ce que le fascisme ?
Nous nous appuierons dans cette partie sur les analyses de trois dirigeants révolutionnaires marxistes contemporains de l’époque du fascisme italien des années 20 et du nazisme allemand des années 30 : Daniel Guérin, Léon Trotsky et Antonio Gramsci. Leurs analyses convergent sur trois aspects fondamentaux.
Jusqu’à la fin du XIXème siècle, personne n’envisage la possibilité du fascisme, dans ses caractéristiques particulières. Ainsi, Friedrich Engels écrit en 1895 :
« Si [le vote socialiste croissant] continue de cette façon, à la fin du siècle, nous aurons acquis la majeure partie de la couche intermédiaire de la société, les petits-bourgeois, et les paysans, et serons devenus le pouvoir décisif de ce pays ».
Engels est évidemment conscient que cela ne se ferait pas sans réaction de la bourgeoisie, ce que les marxistes ont l’habitude d’appeler une réaction contre-révolutionnaire : « Il ne leur restera [aux conservateurs] rien d’autre à faire qu’à briser eux-mêmes cette légalité »[8]. Ce que les marxistes de l’époque n’ont alors pas envisagé, c’est la possibilité que ce mouvement contre-révolutionnaire puisse être porté par l’enthousiasme populaire. C’est pourtant ce qu’il se produit une génération plus tard, dès les années 1920.
Un mouvement de masse…
La première caractéristique du fascisme est donc d’avoir construit un mouvement de masse. Pas simplement en termes d’adhérents – le parti fasciste italien compte 400 000 membres pour 38 millions d’habitants en 1922, le NSPAD allemand 1million de membres pour 65 millions d’habitants en 1933 – comme peuvent le faire les partis traditionnels libéraux ou conservateurs. Car si ceux-ci s’appuient sur les leviers idéologiques ou institutionnels traditionnels du capitalisme qui poussent à la passivité de la population (comme l’école, les médias, l’Eglise, l’Etat, la police, l’armée), le fascisme cherche à l’enrôler, la galvaniser et la discipliner, notamment par le biais des structures parallèles qu’il construit[9].
… de la petite bourgeoisie…
La deuxième caractéristique est que ce mouvement de masse a son centre de gravité au sein de la petite bourgeoisie. Antonio Gramsci indique par exemple que :
« La caractéristique du fascisme consiste en ce qu’il est parvenu à constituer une organisation de masse de la petite bourgeoisie. C’est la première fois dans l’histoire qu’une chose pareille se produit. L’originalité du fascisme réside en ce qu’il a trouvé une forme d’organisation adaptée à une classe sociale qui a toujours été incapable d’avoir une unité et une idéologie unitaire : cette forme d’organisation est celle de l’armée en campagne »[10].
Cela ne remet pas en question l’idée que les formations fascistes ont pu être des « attrape-tout », c’est-à-dire attirer dans leurs rangs ou leur périphérie des personnes issues d’autres classes sociales. Plus un mouvement fasciste devient important, plus il est susceptible de recruter des sections de la classe ouvrière et d’obtenir le soutien de sections de la classe dirigeante. Mais cela pointe ce qu’est le cœur sociologique de ces partis.
Ce caractère petit bourgeois du fascisme est un élément essentiel pour comprendre le fascisme et son lien avec les autres classes sociales. Daniel Guérin fait remarquer que la tradition marxiste avait à tort pronostiqué la disparition de cette catégorie sociale, prise en étau en les deux grandes classes qui s’affrontent, les capitalistes et les prolétaires. Or, non seulement la petite bourgeoisie (les petits artisans, commerçants, professions libérales, travailleurs indépendants, etc., qui possèdent leurs moyens de production mais ne font pas le poids dans la concurrence capitaliste) arrive à se maintenir dans le développement du capitalisme, mais il faut y ajouter le développement des classes moyennes, qui sont dépendantes économiquement des capitalistes, mais exercent des fonctions dirigeantes au sein des entreprises ou des administrations et se considèrent « comme étant au-dessus du prolétariat »[11].
Prise en étau, cette classe sociale occupe une position contradictoire dans la société. Quand le capitalisme est relativement stable, elle a tendance à osciller entre les orientations proposées par les partis capitalistes et ceux représentants la classe ouvrière. Mais pendant les périodes de crise économique extrême, elle peut chercher à créer son propre mouvement, un mouvement de désespoir. C’est ce qu’exprime Léon Trotsky dans cette formule : « le fascisme en tant que mouvement de masse est le parti du désespoir contre-révolutionnaire »[12].
… autonome de l’État et de la bourgeoisie
La troisième caractéristique est sans doute celle qui a été le plus contestée parmi les marxistes : l’autonomie du fascisme vis-à-vis de l’État et de la bourgeoisie.
Le IVème congrès de l’Internationale Communiste (IC) s’ouvre en 1922, une semaine après la Marche sur Rome. La position sur le fascisme de Karl Radek (un des dirigeant du Komintern), objet à l’époque de plusieurs critiques, devient la position officielle. Les textes de ce congrès mettent en avant la singularité du phénomène fasciste, en ce qu’il essaie « par une démagogie sociale de se créer une base dans les masses, dans la classe paysanne, dans la petite bourgeoisie et même dans certaines parties du prolétariat », et analysent sa finalité comme « une offensive du capital », « son aile la plus énergique », qui, en constituant « des organisations de combat strictement contre-révolutionnaires », sert à « écraser les tentatives du prolétariat pour améliorer sa situation »[13].
Cette caractérisation du fascisme comme « offensive du capital » sera par la suite banalisée pour devenir, lors du VIème congrès, en 1928, le premier de l’ère stalinienne, « à côté de la social-démocratie », un outil aux mains de la bourgeoisie pour « ralentir la marche ascendante de la révolution », assurer « la destruction de l’avant-garde ouvrière révolutionnaire »[14]. Après l’accession au pouvoir de Hitler en 1933, la conception de Dimitrov est validée lors du VIIème congrès de l’Internationale Communiste en 1935 :
« le fascisme est la dictature terroriste ouverte des éléments les plus réactionnaires, les plus chauvins, les plus impérialistes du capital financier ».
Les arguments de ceux qui avaient insisté sur la force du fascisme en tant que mouvement autonome ont été mis de côté au profit d’une analyse qui n’y voit plus qu’une création du grand capital. Cette approche du fascisme, est une erreur que ne font ni D. Guérin, ni L. Trotsky, ni A. Gramsci. Mais elle a toujours pourtant autant d’adeptes, à commencer par celles et ceux qui expliquent qu’il n’y a de danger fasciste que lorsque la classe dirigeante y voit un intérêt, occultant un aspect essentiel : les fascistes construisent leur mouvement indépendamment de la volonté de l’État ou de la bourgeoisie. Cela mérite donc de développer.
L’utilisation du fascisme par la bourgeoisie repose sur des faits incontestables. Si on démarre par la fin, il est vrai que des partis fascistes ont pu accéder au pouvoir parce que la classe dirigeante leur en ont donné la possibilité.
Ainsi, en Italie, c’est le 30 octobre 1922 que Mussolini se voit proposer le poste de 1er ministre par le roi Victor Emmanuel III à la suite de la Marche sur Rome. Si les chiffres des participants à cette Marche sont variables, de sérieuses études historiques ont montré que seulement 9000 Chemises noires ont participé[15], ce qui semble particulièrement faible pour réussir un imposer un putsch à la classe dirigeante ! Lorsqu’il se présente pour la première fois à des élections, pour un poste de député à Milan en novembre 1919, Mussolini ne recueille que 1,52% des voix. Le 15 mai 1921, les dernières élections parlementaires libres, les fascistes emportent 35 sièges sur 535.
En Allemagne, Hitler, inspiré par Mussolini, appelle également à une Marche le 8 novembre 1923. Mais il se fera arrêté et emprisonné, et décide alors de changer de tactique et de concentrer sur la participation aux élections. Si en 1929, le NSDAP est placé au 9ème rang des résultats, il devient le parti le plus important à partir de 1932. Mais il n’obtient jamais la majorité absolue. Aux élections parlementaires du 31 juillet 1932, le score du NSPAD est de 37,2% des votants. Et alors que le 6 novembre, il retombe à 33,1%, le Président Hindenburg nomme Hitler chancelier le 30 janvier 1933. À noter que même après cela, Hitler, qui décide d’asseoir sa légitimité sur de nouvelles élections, n’obtient toujours pas de majorité absolue (43,9% des voix), malgré la terreur exercée par 400 000 S.A sur les habitants.
Si la classe dirigeante a bel et bien fait appel aux fascistes, car elle l’estimait être le moyen de garder le pouvoir, elle ne les a jamais contrôlés. A. Gramsci explique, à propos de la bourgeoisie italienne, que :
« À la base de tout, il y a le problème même du fascisme, mouvement qui dans l’idée de la bourgeoisie ne devait être entre ses mains qu’un “instrument” de réaction et qui, au contraire, une fois évoqué et déchainé est pire que le diable, et ne se laisse plus dominer, mais avance pour son propre compte »[16].
Pour l’Allemagne, Léon Trotsky, moins de six mois avant l’accession de Hitler au pouvoir, pointe le fait que
« les barons, les magnats du capital, les banquiers tentent, au travers du gouvernement Papen, de garantir leur situation et leurs affaires au moyen de la police et de l’armée régulière. L’idée de transmettre tout le pouvoir à Hitler, qui s’appuie sur les bandes avides et déchaînées de la petite bourgeoisie, ne leur sourit pas du tout »[17].
Si les partis fascistes n’ont pas pu prendre le pouvoir sans le soutien politique et financier de fractions de la classe dirigeante (Hitler a été financé par le chef d’entreprise Fritz Thyssen et d’autres sections du capitalisme allemand, Mussolini soutenu par les frères Pirelli et d’autres industriels[18]), les analyses de D. Guérin sur le nazisme allemand et celles d’A. Gramsci pour le fascisme italien montrent qu’on ne peut pas considérer la bourgeoisie comme un bloc homogène dans son attitude face au phénomène fasciste, contrairement à la vision dominante dans l’Internationale Communiste. Ils ont mis en relief la nécessité de distinguer entre les différentes formes du capital[19], et pointent que c’est le capital productif (industriel) qui a le plus intérêt au fascisme. En ayant un ancrage national plus fort, il a un besoin plus important d’une intervention étatique coercitive, à l’intérieur des frontières contre la classe ouvrière comme à l’extérieur contre les pays détenteurs des matières premières nécessaires, afin de maintenir son taux de profit. Lorsque l’Etat bourgeois atteint ses limites pour réaliser cela, le fascisme, avec ses milices armées et ses velléités expansionnistes, lui apparaît comme une alternative. D’où le soutien financier à des partis qui peuvent lui garantir cela.
Pour préciser encore, il faut noter que ce choix n’est pas non plus unanime parmi les capitalistes industriels. L’historien américain Robert Paxton montre que ces cas sont en réalité exceptionnels, et donc loin de la thèse selon laquelle le fascisme serait une sorte d’armée privée du grand capital industriel :
« L’examen détaillé des archives de l’industrie montre que la plupart des hommes d’affaires allemands, prudents, contribuèrent à toutes les formations politiques non socialistes ayant la moindre chance de barrer la route aux marxistes. S’il est vrai que certaines entreprises allemandes ont alimenté les caisses des nazis, elles ont toujours donné davantage d’argent aux partis conservateurs traditionnels. Leur homme politique préféré était Von Papen »[20].
Paxton résume ainsi le positionnement des capitalistes :
« ceux qui se sont retrouvés alliés du fascisme ont fait des choix qui ne sont pas nécessairement leurs options préférées, en procédant, de choix au choix, le long d’un chemin de rétrécissement des options. A chaque bifurcation de la route, ils choisissent la solution anti-socialiste ».
En fait, les rapports des capitalistes avec les fascistes ont été faits historiquement d’arrangements, de collusion, mais aussi d’oppositions. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre le caractère autonome du fascisme vis-à-vis de la bourgeoisie. Les fascistes rejettent l’idée que les forces économiques sont le moteur de l’histoire. Ils mobilisent autour de la « nation », de la « patrie », en tentant de rassembler contre les éléments « extérieurs » à la communauté, que ce soit en termes de frontières, d’origine, de culture, de religion (chaque culture nationale procurant l’identité de cet ennemi[21]).
C’est pourquoi ils ont pu à la fois constituer des milices contre les organisations ouvrières jugées ennemies d’un ordre stable, et qu’en plusieurs occasions, ils ont également soutenu des grèves de travailleurs contre la bourgeoisie. Ce n’est pas l’exploitation qui leur pose problème, mais une bourgeoisie jugée trop faible ou individualiste. Cette approche permet de comprendre que les fascistes s’adressent « à ceux d’en bas » avec un discours radical, sans compromettre pour autant les intérêts de « ceux d’en haut », en assumant souvent un positionnement politique « ni droite ni gauche ».
Existe-t-il un danger fasciste aujourd’hui ?
Deux conditions semblent déterminantes à la possibilité d’un retour du fascisme au pouvoir : la première, c’est qu’un pays se retrouve dans une situation de crise économique, doublée d’une crise politique, auxquelles les institutions en place semblent manifestement ne pouvoir apporter aucune solution. La seconde est que les partis fascistes ont à ce moment-là déjà acquis une influence majeure sur la scène politique, et démontré leur capacité de représenter une alternative à toutes les ressources existantes pour la bourgeoisie dans la société capitaliste, aussi bien en termes idéologiques que coercitifs.
Paxton écrit :
« Les bonnes questions à se poser au sujet des néofascismes ou protofascismes d’aujourd’hui sont celles qui concernent la deuxième et la troisième phase du cycle fasciste. S’ancrent-ils comme partis représentants des intérêts et des opinions essentiels et exerçant une influence majeure sur la scène politique ? Avons-nous affaire à une crise économique, une impasse politique ou une humiliation nationale à laquelle les autorités en place ne peuvent apparemment pas apporter de solution ? Une mobilisation politique rapide menace-t-elle d’échapper au contrôle des élites traditionnelles, au point que celles-ci seraient tentées de chercher main-forte auprès de ces mouvements afin de rester au pouvoir ?
C’est en répondant à des questions de ce type, fondées sur une compréhension historique appropriée des processus à l’œuvre dans les fascismes passés, et non pas en vérifiant la couleur des chemises ou en pointant les traces de la rhétorique des dissidents national-syndicalistes du début du XXème siècle, que nous pourrons peut-être reconnaître les équivalents fonctionnels du fascisme de notre époque »[22].
A propos de la crise
Sur le plan économique, il faut regarder l’état du capitalisme dans des périodes données tout autant que la trajectoire des différentes bourgeoisies dans la compétition internationale. Ainsi, l’Italie s’est engagée dans un rattrapage industriel dans les années 1890, et l’Allemagne est la dernière grande puissance à s’être industrialisée (après les années 1860). Le besoin d’une compétitivité renforcée et de débouchés que, contrairement à d’autres pays détenteurs de colonies, ils n’avaient pas, sont des éléments centraux pour comprendre pourquoi les élites traditionnelles ont été « tentées de chercher main-forte auprès de ces mouvements ». Comme l’explique Daniel Guérin, ce sont les contradictions internes à la classe dirigeante plus que la nécessité de combattre par des moyens radicaux la possibilité d’une révolution prolétarienne, comme le laisse entendre l’analyse stalinienne, qui fondent le recours au fascisme :
« Les possédants, certes, ont peur de la révolution et ils subventionnent des bandes de nervis pour tenir en respect les ouvriers. Mais ce n’est pas pour étouffer la révolution qu’ils se décident à confier au fascisme le pouvoir. Ni en Italie ni en Allemagne il n’y a de péril révolutionnaire immédiat au moment où le fascisme prend possession de l’Etat. Ils recourent à la solution fasciste pour se protéger moins contre les troubles de la rue que contre les troubles de leur propre système économique. Le mal qu’il s’agit de conjurer est davantage au-dedans qu’au-dehors »[23].
Sur le plan politique, l’impasse s’est caractérisée par l’incapacité à prendre des mesures décisives en faveur de l’une ou l’autres des classes sociales antagonistes. Ainsi, en Italie, le relatif équilibre des forces en présence conduit à l’absence de réel gouvernement depuis février 1922. 1/3 du Parlement est composé de députés du Parti Socialiste Italien qui se dit révolutionnaire, 1/3 du parti catholique (démocrates), et 1/3 des libéraux et conservateurs, qui feront le choix d’intégrer les fascistes dans un bloc national pour obtenir une majorité. En Allemagne, le système constitutionnel de la république de Weimar ne fonctionne pas, si bien qu’après la crise de 1929, il n’existe aucune majorité capable de se dégager pour prendre des mesures face à la crise. Le centre s’amenuise au profit des communistes et des nazis. Paxton écrit ainsi :
« A travers toutes ses phases, le fascisme promet de remplir des fonctions que ni les conservateurs, ni les libéraux, ne les socialistes ne peuvent remplir : imposer l’unité, l’énergie et la pureté, par la force si besoin est, aux communautés redoutant la division, le déclin et l’influence étrangère. Il promet de réparer le mal prétendument fait par le libéralisme et la démocratie, et de prévenir le mal pire encore présagé par le socialisme, en recourant à des niveaux de propagande, de pression sur la communauté, de force et de violence que les conservateurs traditionnels sont incapables d’atteindre, parce qu’ils n’entretiennent aucun rapport avec des partisans qu’ils puissent mobiliser en masse. Il n’admet aucune limite légale ni morale à ce qu’il accomplira pour faire prévaloir sa communauté »[24].
A propos du développement des partis fascistes
C’est la place ici d’évoquer davantage la façon dont les mouvements fascistes italiens et allemands se sont construits.
A la fin de son ouvrage, après une étude détaillée des processus historiques de développement de ces mouvements, Paxton se risque à une définition, « même si nous savons qu’aucune définition ne le contiendra mieux qu’une photo contient une personne » : le fascisme est
« une forme de comportement politique marquée au coin d’une préoccupation obsessionnelle pour le déclin de la société, pour son humiliation et sa victimisation, pour les cultes compensatoires de l’unité, de l’énergie et de la pureté ; ses militants, des nationalistes convaincus encadrés par un parti fondé sur la masse, collaborent de manière souvent rugueuse mais efficace avec les élites traditionnelles ; le parti abandonne les libertés démocratiques et poursuit, par une politique de violence rédemptrice et en l’absence de contraintes éthiques ou légales, un double objectif de nettoyage interne et d’expansion externe ».
Pour rendre compte des contradictions apparentes au niveau du programme, des méthodes, et des alliances mis en œuvre, Paxton propose d’examiner le fascisme selon un cycle en 5 étapes, parce que « les instruments conceptuels valable pour une étape ne seront pas forcément aussi efficaces pour les autres »[25] : 1/ la création des mouvements ; 2/ leur enracinement dans le système politique ; 3/ la manière dont ils ont pris le pouvoir ; 4/ la manière dont ils l’ont exercé ; 5/ leur durée dans le temps, radicalisation ou entropie.
Cela lui permet par exemple d’identifier que « si les idées importent dans le fascisme », « elles importent davantage à certaines phases qu’à d’autres »[26] (en l’occurrence, davantage dans la première et la dernière phase que les périodes intermédiaires) ou, lorsqu’il observe l’enracinement des organisations fascistes (la phase 2), de constater que « le fait de devenir un acteur politique de premier plan implique inévitablement la perte de partisans et l’adhésion de nouveaux »[27]. C’est ce qu’il est fondamental d’intégrer lorsque l’on veut comparer des courants actuels aux fascismes passés : les programmes, les stratégies, leur composition et les alliances nouées par ces partis ont évolué tout au long de leur développement. Les choix pragmatiques de Hitler et Mussolini furent surtout guidés par leur détermination à accéder au pouvoir.
Ainsi, au niveau programmatique, les Fasci de Mussolini ou le NSDAP de Hitler n’ont pas hésité à faire évoluer leurs revendications à mesure de leur développement. Par exemple, Angelo Tasca, le journaliste communiste italien, fait remarquer qu’à la fondation du « Fasci du Combattimento » (Fraternités de combat), le programme avait un contenu radical (il réclamait entre autres le suffrage universel à la proportionnelle avec droit de vote des femmes, la journée de travail de 8h, un salaire minimum et la retraite à 55 ans, l’expropriation partielle de toutes sortes de richesses grâce à un impôt lourd et progressif). Mais quelques mois plus tard, « lors du premier congrès véritable des faisceaux, qui se tient à Florence en octobre », « tout est annulé par cette formule que Mussolini y prononce : “ Nous les fascistes, nous n’avons pas de doctrine préétablie : notre doctrine, c’est le fait ” »[28]. Aucun des éléments du programme ne sera appliqué une fois les fascistes au pouvoir. En 1919, Mussolini, qui se dit athée, réclame la confiscation de tous les biens de l’Église, mais en 1921 il déclare que le catholicisme représente « la tradition latine et impériale de Rome »[29]. Etc. En Allemagne,
« les nazis s’arrangeaient pour promettre quelque chose à tout le monde. Ils furent le premier parti (…) à cibler différentes professions par des promesses sur mesure, sans se soucier de savoir si les unes ne contredisaient pas les autres »[30].
De la même façon, il est impossible d’attribuer aux fascistes des modes d’action ou une stratégie uniques.
Ainsi, le fascisme italien, qui est entré dans l’histoire par un acte de violence (le 15 avril 1919, un groupe d’amis de Mussolini détruisent les presses et le matériel d’un journal socialiste, faisant 4 morts et 39 blessés), a toujours combiné ce type d’actions avec la construction d’une organisation politique nationaliste « respectable ». Actions violentes et processus électoraux étaient considérés comme des tactiques complémentaires. Antonio Gramsci parle ainsi de « deux fascismes »[31] en tension. Le premier est lié à des noyaux ruraux qui utilisent l’action armée directe contre les paysans pauvres. Le second aux noyaux petits bourgeois urbains, est représenté par Mussolini qui a une stratégie essentiellement parlementaire et collaborationniste. Lorsque 35 députés fascistes, dont Mussolini, sont élus au Parlement suite aux élections de mai 1921, celui-ci a « commencé à voir un danger dans la tactique exclusivement négative des Fasci des zones agricoles », car « la violence, en dégénérant, a fini par créer dans les couches moyennes et populaires un sentiment d’hostilité générale du fascisme ».
Les mêmes tensions existent dans le développement du NSDAP en Allemagne. La défaite cuisante de la tentative de prise du pouvoir en 1923, avec le « Putsch de la Brasserie » de 1923, conduit Hitler à revoir sa stratégie, en la tournant vers la participation électorale. Il y eu des conflits internes importants chaque fois que Hitler faisait des compromis pour accéder au pouvoir. En 1931 par exemple, il interdit les violences de rue, et le refus de lui obéir le conduit à une purge de 500 SA parmi les plus radicaux. Goering dira cette même année : « Nous voulons prendre le pouvoir légalement. Mais ce que nous ferons de ce pouvoir, quand nous l’aurons, c’est notre affaire »[32]. On connaît le résultat.
Bibliographie
COLLOVALD, Annie. (2004). Le “Populisme du FN”. Un dangereux contresens. Paris: Editions du Croquant. 255 p.
GRAMCI, Antonio. Voir les références en notes de bas de page.
GUÉRIN, Daniel. (2001 [1936]). Sur le fascisme : La peste brune. Fascisme et grand capital. Paris: La Découverte. 468 p.
PAXTON, Robert O. (2004). Le fascisme en action. Paris: Seuil. 439 p.
PAXTON, Robert O. (2003). «Les cinq phases du fascisme.» Dans Le mythe de l’allergie française au fascisme, de Michel DOBRY (dir.). Paris: Albin Michel. p. 323-359.
TROTSKY, Léon. (1993 [1930-1933]). Comment vaincre le fascisme (Ecrits sur l’Allemagne 1930-1933). Paris: Les éditions de la Passion. 240 p.
Notes
[1] A l’inverse, le terme fascisme sera utilisé ici dans son acception générique, pour exposer les traits communs aux courants italiens et allemands.
[2] ARENDT, Hannah (1951). The Origins of Totalitarianism, 3 volumes. Première édition française en 1972, Paris: Le Seuil.
[3] Pour son impact en France, voir par exemple CHRISTOFFERSON Michael-Scott (2009), Les intellectuels contre la gauche. L’idéologie antitotalitaire en France (1968-1981), Marseille: Agone. 446 p.
[4] REMOND, René (1954). La Droite en France de 1815 à nos jours. Paris: Aubier-Montaigne.
[5] Voir par exemple cette série d’articles aux titres révélateurs :
WINOCK, Michel (1983). « Fascisme à la française ou fascisme introuvable ? ». Le Débat. n°25.
BERNSTEIN, Serge (1984). « La France des années 30 allergique au fascisme. A propos du livre de Zeev Sternhell ». Vingtième siècle. n°2.
JULLIARD, Jacques (1984). « Sur un fascisme imaginaire : à propos de Zeev Sternhell ». Annales ESC. n°4.
[6] Pour une analyse détaillée, voir COLLOVALD, Annie. (2004). Le “Populisme du FN”. Un dangereux contresens. Paris: Editions du Croquant. 255 p.
[7] PAXTON, Robert O. (2004). Le fascisme en action. Paris: Seuil. 439 p.
[8] PAXTON (2004), p. 9.
[9] PAXTON (2004), p. 20.
[10] GRAMSCI, Antonio. « La crise italienne ». L’Ordine Nuovo, 1er septembre 1924.
[11] GUERIN (2001 [1936]). p. 199.
[12] TROSTKY (1993 [1930-1933]). p. 18
[13] INTERNATIONALE COMMUNISTE (1922), Rapports du IVème Congrès. https://www.marxists.org
[14] INTERNATIONALE COMMUNISTE (1928). Rapports du VIème Congrès. https://www.marxists.org. La finalité du fascisme exposée dans ces textes sera contestée plus loin, p. 9 de cet article.
[15] PAXTON (2004), p. 153.
[16] GRAMSCI, Antonio. Écrits politiques. III. 1923-1926. Paris : Éditions Gallimard, 1980, 442 pages.
[17] TROTSKY [1993 (1930-1933)], p. 162.
[18] GUERIN [2001 (1936)], p. 175-196.
[19] La tradition marxiste distingue 3 formes du capital : argent (financier), productif, marchandise (commercial).
[20] PAXTON (2004), p. 117.
[21] PAXTON (2004), p. 42.
[22] PAXTON (2003), p.358-359.
[23] GUÉRIN [2001 (1936)], p. 176-177.
[24] PAXTON (2003), p. 357.
[25] PAXTON (2004). p. 46.
[26] PAXTON (2003). p. 332.
[27] PAXTON (2004). p. 102.
[28] TASCA, Angelo (2003 [1938]). Naissance du fascisme. Paris : Gallimard. p. 61-63.
[29] PAXTON (2004), p. 112.
[30] PAXTON (2004), p. 116.
[31] GRAMSCI, Antonio (1921). « Les deux fascismes ». L’Ordine Nuovo. 25 août.
[32] Cité dans KERSHAW, Ian (1999). Hitler, tome 1 : 1889-1936. Paris :Flammarion. p. 704, note 201.