Publié le Jeudi 21 juillet 2022 à 23h38.

Face au capitalisme : néoréformisme ou révolution ?

L’UCL donne son point de vue sur la situation et la construction d’une organisation des exploitéEs et des oppriméEs. Le scrutin présidentiel d’avril 2022 a redéfini le paysage politique en France, avec désormais trois pôles de force équivalente : extrême droite, centre libéral-autoritaire, gauche. Le néoréformisme incarné par LFI est devenu le centre de gravité de la gauche ; doit-il également satelliser les anticapitalistes ? Nous ne le pensons pas. Mais une réflexion est nécessaire sur le positionnement des révolutionnaires vis-à-vis d’un phénomène – le réformisme – avec lequel ils et elles avaient perdu l’habitude de compter.

 

Avec le leadership de LFI sur la gauche de gouvernement, on assiste au retour d’un phénomène que les moins de 40 ans ne peuvent pas connaître : l’« espoir à gauche ». Parce que LFI a des chances d’accéder au pouvoir dans cinq ans, et est dotée d’un programme vraiment réformiste – ou plutôt néoréformiste –, des pans entiers de l’électorat et du mouvement social vont y voir le salut.

Cette situation pose deux questions stratégiques. La première relève de la prospective : que ferait, concrètement, LFI parvenue au pouvoir ? La seconde relève du positionnement : quelle devrait être l’attitude des révolutionnaires et du mouvement social, en présence d’un tel gouvernement ?

Pour le visualiser, il faut commencer par comprendre à quel type de réformisme correspond LFI.

Trois âges du réformisme

Le réformisme historique, formé dans les années 1890, se distinguait du courant révolutionnaire (anarchiste, blanquiste, allemaniste…) en ce qu’il prétendait parvenir au socialisme ni par la grève générale ni par un renversement des institutions bourgeoises (un « grand chambardement »), mais par l’élection d’une majorité socialiste au parlement. Par des réformes graduelles, on procéderait alors peu à peu au remplacement du capitalisme par le socialisme. Comme si les classes possédantes allaient, fair-play, s’incliner et laisser faire. Cela apparaît aujourd’hui passablement utopique, mais cette croyance a été – avec des hauts et des bas – véhiculée par la social-démocratie en France jusque dans les années 1970.

Le réformisme gestionnaire est l’enfant des années 1980-1990, quand le réformisme a abandonné l’objectif théorique d’un dépassement du capitalisme vers le socialisme. L’ambition s’est réduite à une simple gestion sociale du capitalisme, « dans l’intérêt des travailleurs ». Mais la logique gestionnaire a vite prévalu. Et suivant cette logique, pour que la richesse « ruisselle », il faut une économie « compétitive ». Aussi, dans tous les pays où la gauche a été au pouvoir, elle a embrassé plus ou moins rapidement l’idéologie libérale et s’est mise au service du patronat.

Le néoréformisme dont on peut aujourd’hui taxer La France insoumise, c’est la réinvention non du réformisme historique – car LFI n’ambitionne pas de dépasser le capitalisme – mais du réformisme gestionnaire, avec la prétention de gérer le capitalisme en en réorientant la finalité par le biais de la « planification écologique ». Ce tropisme écologique, conséquence du péril qui menace l’humanité, constitue la nouveauté qui autorise à parler de « néoréformisme ».

Promesses tenables et intenables

Un nouveau 1981 est-il possible ? Que ferait, concrètement, un gouvernement LFI ?

On peut tenter de répondre à cette question en partant des promesses contenues dans le programme L’Avenir en commun. Y sont agrégées des dizaines de revendications concrètes portées par le mouvement social en matière de salaires, temps de travail, lutte contre la précarité et les discriminations, logement, numérique, etc. Mais on y trouve surtout une colonne vertébrale – la planification écologique – et un projet que l’on jugera passablement accessoire – « la VIe République ». Il serait vain d’entrer ici dans le détail, mais on peut anticiper de la façon suivante.

Primo, les promesses faciles à tenir portent sur l’abrogation des contre-réformes emblématiques des années 2000-2010 : la casse des retraites, celle de l’assurance-chômage, la loi El Khomri, la loi Sécurité globale, la tarification à l’activité dans les hôpitaux, la suppression de l’ISF, la privatisation de la SNCF et d’EDF, etc. Il serait également aisé de régulariser les sans-papiers et d’injecter 1 milliard d’euros dans la lutte contre les violences faites aux femmes.

Secundo, bien plus ardues sont les promesses qui heurtent frontalement les intérêts du lobby nucléaire, de l’armée, du patronat, ou qui contreviennent aux traités européens. C’est la sortie du nucléaire en premier lieu. Mais aussi la sortie de l’Otan. Mais encore l’augmentation des salaires, l’interdiction des licenciements dans les entreprises qui font du profit, les 32 heures, la résorption de la précarité…

Tertio, il y a les promesses impossibles à tenir sans rupture avec le capitalisme : la planification écologique et la relocalisation industrielle. Celles-ci ne sont envisageables qu’avec une socialisation de l’économie d’une tout autre ampleur que les vœux pieux, les mesures de régulation et les quelques nationalisations envisagées dans L’Avenir en commun. Comment imaginer planifier en laissant entre les mains des capitalistes et du marché des secteurs aussi stratégiques que la chimie, la métallurgie, l’industrie pharmaceutique, le BTP, l’agro-alimentaire, le secteur bancaire… ? On touche là à la contradiction fondamentale du réformisme : il fait des promesses qu’il ne peut pas tenir, à moins d’y être contraint par un mouvement révolutionnaire extérieur.

Quelle attitude du mouvement social ?

Partant de là, quel doit être l’état d’esprit des révolutionnaires, du syndicalisme de lutte, et plus largement de l’ensemble du mouvement social ? Vis-à-vis d’un gouvernement qui promet une rupture avec l’ordre ancien, il y a trois attitudes possibles.

Le soutien suiviste, lorsque le gouvernement fixe le calendrier des réformes et que le mouvement social, « associé » à leur mise en œuvre, y subordonne son action.

La vigilance, lorsque le gouvernement fixe le calendrier et que le mouvement social scrute le contenu des réformes, récrimine et exige la fidélité aux promesses.

L’indépendance d’action, lorsque le mouvement social reste fidèle à ses propres revendications et à son propre calendrier, ne subordonne pas son action et oblige le patronat et le gouvernement à lui répondre.

D’aucuns estimeront que le mouvement syndical et social est si affaibli aujourd’hui qu’il ne parvient guère à fixer son propre calendrier d’action au niveau national. Nous répondrons qu’il s’affaiblirait encore plus à se placer dans la roue d’un gouvernement, même néoréformiste. Et que son action se renforcerait au fil des déceptions et des promesses inévitablement non tenues par un tel gouvernement.

La pire configuration serait l’anesthésie, comme en 1981-1983, quand l’idée qu’il ne fallait pas déstabiliser les « camarades ministres » a démobilisé le syndicalisme, alors qu’il aurait au contraire fallu une action massive et résolue pour tétaniser le patronat et ouvrir tous les possibles.

Quelle attitude des révolutionnaires ?

Cette indépendance d’action doit s’accompagner d’une vision politique, qui passe au moins par une critique du néoréformisme. Non pas pour le condamner ou le dénigrer systématiquement. Décréter « Mélenchon = Macron » serait une posture ultragauche à la fois inaudible et fausse. Mais il faut combattre les mystifications et les illusions néfastes que le « nouvel espoir à gauche » pourrait engendrer. Cette critique pourrait suivre trois lignes :

• une critique sur la démarche réformiste elle-même : les libertaires luttent bien sûr pour des réformes qui améliorent le quotidien, mais nous préférons mille fois des réformes arrachées par l’action directe des travailleuses et des travailleurs – parce qu’elle est créatrice de solidarité, de conscience de classe, de conscience révolutionnaire même – à des réformes octroyées par le pouvoir, qui entretiennent la culture de délégation.

• une critique des promesses intenables : il n’y aura pas de « planification écologique » sans socialisation des moyens de production et d’échange. Et la socialisation n’est pas la « nationalisation » (propriété étatique susceptible d’être reprivatisée par le gouvernement suivant) mais bien placement des grands moyens de production et d’échange sous le régime des « biens communs » inaliénables, gérés par les travailleuses et travailleurs eux-mêmes.

• une critique de la répression qu’un gouvernement réformiste engagerait contre les mouvements sociaux ayant conservé leur indépendance d’action. Que ferait-il vis-à-vis des sans-papiers, des antinucléaires de Bure, des Gilets jaunes ? Le maintien de l’ordre est souvent le moment de vérité d’un pouvoir qui prétend rompre avec l’ordre ancien…

Articulée à cette critique, il faut défendre qu’une rupture avec le capitalisme est la seule voie pour réorienter radicalement l’économie afin de changer la société et de préserver la planète.

Quelle stratégie pour les anticapitalistes ?

Pour faire entendre leur voix, les anticapitalistes peuvent faire front commun sur plusieurs sujets. Lesquels ? Pour les désigner, il faut éviter l’écueil du volumineux catalogue des diverses questions sociales, mais se limiter à identifier, sur plusieurs champs politiques (de classe, antipatriarcal, écologique, antiraciste, internationaliste), une ou deux questions déterminantes, qui a) feraient consensus entre les courants anticapitalistes, b) auraient un écho dans la population, c) permettraient le lien avec un discours subversif, mettant en cause la loi du marché, le patriarcat et la propriété privée des moyens de production.

Par exemple : sur le front de classe, la réduction du temps de travail et l’abaissement de l’âge de la retraite, avec embauches correspondantes ; sur le front antipatriarcal, la lutte contre les violences faites aux femmes et l’égalité pour les minorités de genre ; sur le front écologique : l’opposition au retour en grâce du nucléaire, pour une alternative renouvelables + sobriété ; sur le front antiraciste : la lutte contre les violences policières, la régularisation des sans-papiers et la liberté de circulation des travailleur·ses ; sur le front internationaliste : le soutien aux causes palestinienne et kurde.

S’organiser entre anticapitalistes

Quelle forme prendrait ce front commun ?

D’un part, il faut éviter une formule lourde – fédération, confédération, « maison commune »… –, qui ajouterait une strate organisationnelle aux formations déjà existantes, et enliserait les forces anticapitalistes dans la négociation permanente, la réunionite et les conflits de calendrier…

D’autre part, il faut écarter le fantasme de la « recomposition à gauche de la gauche », dont les avatars se succèdent depuis les années 1980 (FGA, campagne Juquin, CAP, appel Ramulaud, campagne Bové…) avec comme motif perpétuel qu’il faut « dépasser les organisations existantes » et créer une organisation supplémentaire pour « combler un manque »… mais sans jamais expliquer la différence avec ce qui existe déjà, ni en quoi cela attirerait davantage « les masses »…

Pour l’UCL, la « Maison commune » des anticapitalistes existe déjà : c’est le mouvement social et syndical, l’endroit qui organise le plus de travailleuses et travailleurs, en particulier raciséEs, et issuEs des quartiers populaires. S’il y a de l’énergie militante à dépenser pour renforcer notre classe, c’est là. Au sein du mouvement social et syndical, il faut développer un courant révolutionnaire libertaire, qui fasse lien entre les luttes et un projet de société anticapitaliste, et qui s’oppose à la subordination à un parti gouvernemental, fut-il de gauche.

Le pluralisme des courants anticapitalistes (libertaires, écologistes, léninistes…) existe de facto. Mais il peut y avoir entre eux des espaces communs ponctuels, des cadres unitaires sur des sujets précis, comme évoqué plus haut. Ils seront utiles s’ils ne sont pas uniquement une façon de se tenir chaud entre militantEs, mais permettent d’attirer un public élargi.