Nous avons eu la surprise de découvrir, assez brutalement, comment Lutte ouvrière analyse les résultats des élections présidentielles. Ce fut, en effet, dans le cadre, totalement inapproprié, de l’hommage que nous organisions pour notre camarade Alain Krivine le 30 avril dernier…
Michel Rodinson nous a gratifiés en 7 minutes de l’exécution de toute la politique du courant français de la IVe Internationale animé par Alain Krivine depuis les années 60 jusqu’au NPA. Démarche nullement personnelle, puisque pleinement assumée par la direction de LO en réponse au courrier que nous lui avons adressé à la suite de ce qui a été vécu, par les sympathisantEs, amiEs et camarades d’Alain comme une provocation.
Alors, à la lecture du mensuel Lutte de classe de mai-juin 2022, on ne peut que s’en persuader : l’absence de nuances et d’appréhension de tendances contradictoires, les affirmations péremptoires et succinctes ne laissant la place à aucune interrogation, sans parler d’hypothèses en prise avec ces réalités, ne sont pas juste réservées à un « hommage » dévoyé à un militant révolutionnaire dont Lutte ouvrière ne comprend pas du tout l’engagement. La grille d’analyse de LO, ce sont des lunettes complètement opaques à travers lesquelles le champ de vision est tellement étriqué qu’il ne reste plus qu’à égrener en boucle « il n’y a de révolutionnaire que les révolutionnaires » en espérant la révolution qui le prouvera. Effectivement tout l’inverse d’Alain Krivine, qui a passé sa vie militante à chercher le moindre point d’appui pour peser, agir, sur les rapports de forces. Que ce soit dans l’enthousiasme des révolutions anticolonialistes ou les espoirs de Mai 68, tout autant que dans des périodes de reculs et de défaites après la Chute du mur de Berlin et les trahisons de la social-démocratie qui discréditaient les perspectives de transformations révolutionnaires. Toujours pour ne pas subir, ne pas se transformer en commentateur aigri, se lier aux militantEs, à celles et ceux qui se battent, pour dans l’action commune retisser le fil du combat politique de l’émancipation des oppriméEs par elles et eux-mêmes.
Une analyse commune, des conclusions diamétralement opposées
Contrairement à d’autres dans l’extrême gauche, les camarades de Lutte ouvrière considèrent qu’effectivement la situation issue des présidentielles est lourde de dangers de solutions autoritaires voire fascisantes : « Il s’agit cependant d’un grave recul de la conscience de classe, aux conséquences dramatiques pour les travailleurs eux-mêmes. En votant pour Le Pen, ils ont cautionné toutes les idées réactionnaires, nauséabondes, qu’elle représente, y compris des idées qui les divisent en fonction de leur nationalité, de la couleur de leur peau, de leur statut légal, etc. Mais ce qui est plus grave encore pour l’avenir est que la frange fascisante du Rassemblement national, qui en est le noyau, ne peut que se sentir encouragée par le résultat électoral de Marine Le Pen. » Et ils soulignent à juste titre en citant les plumes du passé « Le fascisme n’est pas le contraire de la démocratie, mais son évolution par temps de crise. » (Berthold Brecht) Ce que Trotsky a exprimé de façon moins lapidaire mais plus politique : « Le fascisme est la continuation du capitalisme, une tentative pour perpétuer son existence à l’aide de méthodes bestiales et monstrueuses. » Mais une fois ce diagnostic établi, les conséquences sont étonnantes puisque les camarades écrivent : « Comme nous l’avons répété pendant la campagne : Le Pen élue, elle aurait fait du Macron, et Macron fera du Le Pen. » Une actualisation de la formule « Bonnet blanc, blanc bonnet » que Trotsky avait largement démontée, mais qui n’est rien d’autre que l’enregistrement d’une paralysie de fait, avec pour toutes perspectives en conclusion « C’est dans les périodes de recul que se mesure et se constate la fidélité aux idées révolutionnaires. C’est dans ces périodes de recul que, pour reprendre une expression de Lénine, “on reconnaît ses vrais amis” ». Ce qui ouvre l’interprétation que la déclaration de Lutte ouvrière lors de l’hommage du 30 avril, signifie qu’elle ne nous compte vraiment plus parmi ces amiEs révolutionnaires !
Alors pour autant nous allons tenter de poursuivre la discussion, car comme nous le leur avons écrit le 5 mai « Nous ne nous sommes jamais dérobéEs à la confrontation, voire à la polémique, y compris publique, qui sont pour nous une bouffée d’oxygène indispensable à la réflexion politique. Au-delà des rapports entre nos organisations, c’est même pour nous un élément sans lequel un mouvement ouvrier vivant ne peut exister. »
Comme il est un peu compliqué de discuter des assertions définitives de LO comme « Pendant des décennies, la LCR et ses ancêtres avaient prétendu construire un parti révolutionnaire en étant en quelque sorte en symbiose avec les mouvements et les courants en vogue. Mais ce sont les préoccupations et les idées de ce milieu qui ont, à l’inverse, exercé au fil des années une pression et une attraction sur cette organisation et, de façon plus nette encore par la suite, sur le NPA. », nous nous contenterons de discuter de discuter deux points : sur la conception de l’internationalisme qui sous-tend notre solidarité avec le peuple ukrainien ; et sur les enjeux de front unique comme outil de reconstruction de la conscience de classe, dont les camarades soulignent le recul.
La question de la guerre, un marqueur toujours d’actualité
Le point dont nous pouvons partir est que dans le contexte de crise de réalisation des profits qui est en train – crise sanitaire aidant – de basculer l’économie dans une récession, la guerre entamée par la Russie en Ukraine est grosse d’extension et de généralisation. Pour autant nous ne pensons pas que la position des révolutionnaires puisse être une simple position pacifiste, de refus des politiques de réarmement et d’opposition au soutien que l’État français apporte, de manière discutable, à l’armée ukrainienne. En effet dans ce conflit, on ne peut pas se contenter de renvoyer dos à dos Poutine et Zelensky ou Poutine et l’OTAN, en ne considérant Zelensky que comme un pion avancé de l’impérialisme US et de ses alliés de l’UE. Dans cette guerre, il y a un envahisseur, l’armée russe, bras armé d’un projet impérialiste de Poutine.
Que ce projet renvoie à une nostalgie grand-russe ravivée par un dévoiement de la résistance soviétique au nazisme, et matinée d’anticommunisme virulent, n’en fait pas moins un projet de conquête territoriale et de domination d’un peuple. Et c’est ce que le peuple ukrainien a bien saisi, sinon comment expliquer cette résistance totalement inattendue par Poutine, qui réussit à faire bégayer l’armée russe malgré un rapport de forces défavorable sur le plan strictement militaire. Et c’est bien cette résistance du peuple ukrainien qui incite les dirigeants des États occidentaux, US en tête, à glisser d’un soutien tiède à un appui militaire concret. Pour ces puissances, il s’agit que ce ne soit pas la détermination du peuple ukrainien qui bouscule le rapport de forces que tente d’imposer Poutine. Il vaut mieux que ce soit l’armement étranger, acheminé et utilisé sous leur contrôle par l’armée ukrainienne qui puisse se prévaloir d’une victoire sur Poutine.
C’est pour cela que, pour le NPA, l’internationalisme ne peut pas se résumer par une position d’indifférence sur l’issue de cette guerre. L’internationalisme, c’est d’abord l’affirmation de notre solidarité au peuple ukrainien et à sa résistance armée et non armée. Reconnaître son droit à se défendre, lui-même, ce n’est pas gommer les différences sociales existant en son sein, mais encourager avec les moyens qui sont les nôtres à ne compter que sur eux-mêmes. Construire des réseaux de solidarité pour fournir aux organisations de la gauche ukrainienne, politique, syndicale, associative une aide matérielle, logistique pour tenir sur place, protéger et accueillir celles et ceux qui en ont besoin, mais aussi financière pour se procurer des armes si elles et ils le décident. Aider ces militantEs de gauche à agir en autonomie de l’État ukrainien est déterminant pour permettre l’expression d’une résistance ouvrière. Parce que si ces réseaux n’existent pas, ne sont pas utiles à la gauche ukrainienne, le gouvernement ukrainien, plus ou moins appuyé voire instrumentalisé par les nationalistes – y compris fascisants – aura une complète hégémonie sur les aspirations à la résistance. Et les soutiens militaires occidentaux apparaîtront d’autant plus comme déterminants contre Poutine, invisibilisant la résistance populaire. La place que pourra prendre la résistance populaire, et sa visibilité sont un enjeu important dans les rapports de forces qui émergeront de cette première séquence de confrontation militaire en Europe et seront déterminant face à la poursuite de l’escalade militaire. La responsabilité des révolutionnaires est donc pour nous de construire la solidarité matérielle mais aussi politique en expliquant ici, inlassablement, ces enjeux, à contre-courant des informations distillées par les rouleaux compresseurs médiatiques. C’est une question fondamentale pour des marxistes révolutionnaires car nous avons plus que jamais la conviction que la révolution sera mondiale ou ne sera pas, et donc nous voulons affirmer l’enjeu de revivifier, élargir, reconstruire les outils de la solidarité internationaliste.
L’actualité du front unique
Ce qui dans le contexte de montée d’un mode autoritaire de gouvernance des institutions politiques de la bourgeoisie, qui se déroule à l’échelle mondiale, se conjugue pour nous avec une course de vitesse pour éviter que le RN ou un autre parti fascisant devienne le recours de la bourgeoisie française. Dire cela ne signifie évidemment pas, mais dans le débat avec LO cela va mieux en le précisant, rechercher comme médiation une stabilisation de la crise politique de domination de la bourgeoisie dans un cadre institutionnel acceptable pour elle. Ce qui ne veut pas dire que nous tracions un signe d’égalité entre toutes les combinaisons de pouvoirs politiques (du fascisme au réformisme en passant par toutes les nuances de libéralisme, ultralibéralisme ou social-libéralisme…). Ces combinaisons n’ont pas les mêmes conséquences pour le monde du travail, mais par contre elles peuvent s’enchainer sans rupture majeure. C’est pour cela que le résultat des élections ne nous est pas indifférent et que l’analyse des résultats implique un questionnement sur notre tactique d’intervention politique pour organiser notre camp social.
Le score du RN, 42 % dans un scrutin uninominal à deux tours, est une expression, certes déformée, mais bien réelle de l’état de décomposition du mouvement ouvrier. Et cela doit questionner les révolutionnaires. Des mouvements sociaux profonds, durables que ce soit sur les terrains « traditionnels » du mouvement ouvrier (cheminots, personnels de la santé et du social, luttes contre des fermetures d’entreprises ou pour des conditions de travail plus dignes comme les femmes de chambre des hôtels) ou sous des surgissements de masse comme les Gilets jaunes, le mouvement féministe #MeToo, le mouvement LGBTI ou les mobilisations contre les violences policières ont rythmé tout le quinquennat de Macron. Quelles ont été l’intervention et la marque que les révolutionnaires ont eus dans ces mouvements ? Pourquoi pendant ces 5 ans – un temps qui n’est pas long dans l’histoire du mouvement ouvrier – au cours desquels ces mouvements se sont rapidement succédé, voire ont pu se croiser, n’a-t-il pas émergé de ce bouillonnement la conscience de combats communs ?
Pour nous, répondre à ces questions indispensables ne peut se résoudre par l’affirmation de la construction d’une organisation révolutionnaire dont les références sont toutes dans un passé qui s’éloigne chaque jour un peu plus. L’actualisation du caractère révolutionnaire de l’analyse marxiste se mesurera à la capacité de l’appliquer dans cette situation nouvelle, faite de décompositions et de confusions mais aussi de montée de combativités extrêmement déterminées, et pas dans l’auto-affirmation qui ne convainc pas au-delà d’un petit noyau. Être au cœur des mouvements est indispensable mais pas suffisant, il faut combiner avec des débats politiques, des tests dans la rue et dans les urnes qui permettent au monde du travail de tester et d’expérimenter des réponses politiques pour répondre à ses besoins aussi bien matériels que politiques. Car ce qui apparaît de plus en plus clairement dans la situation de crise systémique du capitalisme c’est que la question centrale est : qui décide ? Au nom de quels intérêts et comment ne pas être dépossédéEs de notre avenir, de nos vies. Et cette dispute politique avec les masses, il est impossible de l’avoir de manière isolée : c’est dans le débat, la collaboration et la confrontation entre révolutionnaires mais aussi avec les réformistes que nous pourrons faire émerger de nouvelles forces politiques – car il n’y en aura pas une seule et unique – capables d’orienter les luttes dans une perspective révolutionnaire. Et le mouvement ouvrier a inventé il y a un siècle un nom à cette démarche, dans un autre contexte, et d’autres rapports de forces certes, mais qui nous paraît fort utile à réfléchir, c’est le Front unique, contre le danger fasciste mais aussi pour mettre en mouvement, clarifier les débats politiques et tracer le chemin du renversement du capitalisme.