Le FN est-il le premier parti ouvrier de France ? L’électorat de Macron celui des « bobos » ? Comment ont voté les classes populaires ? Mélenchon a-t-il arraché des voix ouvrières à Le Pen ?
Ce sont des questions légitimes, nécessaires même. Mais qui reçoivent beaucoup de raccourcis et d’enfumades. Les enquêtes existantes sont des approximations, à interpréter avec prudence, avec d’énormes biais (pas toujours structurels ou innocents) : qu’appelle-ton « ouvrier » ? Pire encore, « retraité » ? Les échantillons sont petits et contestables. Mais quand les résultats sont frappants, ils peuvent tout de même donner des ordres de grandeur, qui ne dispensent ni de raisonnements politiques, ni d’un salutaire scepticisme de principe.
Voici par exemple quelques résultats d’une enquête Ipsos, commandée (entre autres) par France Télévisions, Le Monde, Radio France. Sa fiche technique : échantillon de 4698 personnes « représentatif de la population française », interrogées par Internet, avec la méthode des quotas. Le sondage s’est fait du 19 au 22 avril 2017, à la veille donc du premier tour.
1/ Macron et Fillon : les candidats des riches… et des vieux
A eux deux, ils ont recueilli 43,4 % des voix. Or chez les sondés d’Ipsos, ils obtenaient les suffrages de 53 % des cadres (Macron, 33 %) et de 58 % des personnes dont le « foyer » gagne plus de 3000 euros par mois (Macron, 32 %). L’enquête Cevipof/Le Monde (sur un échantillon de plus de 10 000 personnes cette fois) d’avril 2017 donnait un autre chiffre saisissant : 76 % des personnes sondées dotées d’un patrimoine supérieur à 450 000 euros s’apprêtaient à voter soit Macron, soit Fillon. Comme quoi la conscience de classe n’a pas disparu chez tout le monde.
Gros succès aussi chez les 70 ans et plus : 72 % (Fillon 45, Macron 27) !
2/ Le vote ouvrier et populaire
Reprenons cette fois les tableaux complets d’Ipsos.
Par profession déclarée des sondés
Par niveau de revenu du foyer
Point de finasseries possibles dans les conclusions !
• Il y a un contraste social saisissant entre les électorats de Macron et de Le Pen ! 33 % des sondés cadres pour Macron contre 14 à Le Pen, 37 % des ouvriers sondés pour Le Pen contre 16 à Macron…
• Le succès populaire de Mélenchon est réel : 31 % des sondés chômeurs, 25 % des personnes dont le foyer gagne moins de 1250 euros, 24 % des sondés ouvriers. Son électorat est composite, et à dominante populaire, tout en ayant attiré des « classes moyennes intellectuelles » en nombre.
3/ La jeunesse, abstentionnisme et… une forme de « radicalité » dans le vote
Dans l’enquête Ipsos, 29 % des sondés de 18-24 ans déclarent s’abstenir. Le chiffre tombe progressivement avec l’âge, pour être de 12 % chez les sondés de 70 ans et plus.
Or, dans cette même tranche 18-24 ans, ceux qui déclarent vouloir voter choisissaient à 30 % Mélenchon et à 21 % Le Pen (10 % Hamon, 18 % Macron, 9 % Fillon…). Si c’est vrai, Mélenchon aurait ravi la première place à Le Pen dans l’électorat jeune.
4/ A qui profite l’abstention ?
Au premier tour de cette présidentielle la participation a été finalement un peu plus forte que prévue, près de 8 inscrits sur 10. Cette élection continue de mobiliser nettement plus que les autres. Cependant, dans une tribune parue dans Le Monde du 26 avril, très éclairante, deux chercheurs spécialistes de l’abstention électorale, Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, notent que « la comparaison avec les deux dernières présidentielles révèle quand même une légère tendance à la progression de l’abstention : 16,2 % au premier tour en 2007, contre 20,5 % en 2012 et 22,2 % » en 2017.
Comment se répartissent par classes sociales et classes d’âge ces six points d’abstention de plus en dix ans ? « L’abstention est un phénomène très largement déterminé socialement. Comme permettent de l’établir les données issues des "enquêtes participation" de l’Insee, certains profils sociaux ne présentent quasiment aucun risque d’abstention ». Un retraité, diplômé du supérieur, ayant entre 65 et 70 ans : 2 % au premier tour du scrutin de 2012. A l’inverse, une ouvrière entre 18 et 24 ans, non diplômée : 33 %. Ce phénomène est aggravé par la non inscription sur les listes électorales (11 % des citoyens français cette année). Et faut-il vraiment rappeler qu’une partie significative de la classe ouvrière ne vote pas, car elle n’a tout simplement pas la nationalité française ?
L’enquête Insee n’est pas encore disponible pour 2017, mais elle indique qu’entre 2007 et 2012, l’abstention a augmenté :
- de + 8,9 points chez les 18-24 ans (contre + 1 point chez les 70-79 ans),
- de + 6,5 points chez ceux qui n’ont aucun diplôme (contre + 3,7 points chez les diplômés du supérieur).
Il n’est pas déraisonnable de penser que l’évolution s’est encore aggravée, avec les progrès de la pauvreté et de la désillusion engendrée par le quinquennat Hollande. Dans le sondage Ipsos de 2017, les sondés dont le revenu du foyer est inférieur à 1250 euros déclarent vouloir s’abstenir à 30 % (plus de 3000 euros : 16 %). Cette année, à Paris, ville plutôt riche, 83,8 % des inscrits ont voté, contre 66,3 % à Saint-Denis, ville pauvre.
Comme le disent Braconnier et Dormagen : « ces plus de 17 points d’écart expliquent sans doute pour une part le résultat de l’élection. Les candidats dont le socle électoral se compose principalement de cadres, de diplômés, de retraités et de propriétaires sont largement favorisés par l’abstention. » C’est pour eux « l’une des clés de la fortune électorale » de Macron. Saluons alors l’exploit de Fillon de se faire éliminer dès le premier tour !
Yann Cézard