Une occasion à saisir pour l'expression politique des exploité·e·s et des opprimé·e·s.
“...l’initiative d’une mobilisation d’envergure peut être prise, pas toujours mais en certaines occasions du moins, par des novices, qui manquent d’expérience, qui feront inévitablement des erreurs, mais qui sont également dépourvus du poids des routines bureaucratiques et des défaites intériorisées qui inhibent la pensée et l’agir des plus aguerris." Statis Kouvelakis1
Décidément le surgissement spontané d'une partie des classes populaires au travers du mouvement des Gilets Jaunes continue à nous bousculer. Après avoir démarré contre l’augmentation de la taxe sur les carburants, il s'est centré contre l'injustice fiscale avec la dénonciation de la suppression de l'impôt sur la fortune pour les plus riches, contre les injustices sociales, vers l'exigence d'une augmentation du SMIC et des retraites, le tout cimenté par une puissante détestation de Macron. Le mouvement s'est en partie déplacé sur les questions de démocratie liant discrédit des élus et volonté de trouver les moyens de se faire entendre. C’est dans ce cadre que la revendication du référendum d'initiative citoyenne devient de plus en plus présente.
► Les exigences démocratiques sont tout aussi importantes que les revendications économiques : les gilets jaunes cherchent, sans passer par une représentation politique qui ne les représente pas, les moyens pour imposer les exigences du plus grand nombre directement, mais avec l'illusion que le peuple est homogène, uni.
Ce mouvement est une conséquence de lacrise globale de la représentation politique qui touche à la fois les classes dominantes, mais aussi les classes populaires dépourvues d’outils d'expression politiques.
En discutant politique sur les ronds-points, en délibérant hors de l'encadrement traditionnel des partis et syndicats, le mouvement a vite expérimenté que les débats au Parlement ou sur les médias principaux sont très loin de la qualité de leurs échanges, que la démocratie institutionnelle n'est pas réelle.
Le mouvement ne cherche pas de nouveaux représentants, dont ils et elles pensent qu’ils/elles seraient aussitôt récupéré·e·s,mais cherche à trouver une solution pour se faire entendre sur tout ce qui est important pour la vie quotidienne, une forme de démocratie directe. Il remet en cause le fonctionnement de la V° république, critique les institutions, y compris la démocratie représentative.
Cette aspiration au contrôle démocratique, à une démocratie directe, peut permettre d'élargir l'auto-activité des classes populaires.En ce sens elle est très positive car elle peut permettre de faire un pas vers l'expression autonome des exploité·e·s et des opprimé·e·s. C’est une rupture avec la réponse du mouvement ouvrier tout au long du XX° siècle (bien souvent pour le pire !) : prétendre les représenter dans le cadre des institutions (y compris en se coulant dans celui de la V° République)
► Nous ne devons pas écarter le débat sur le Referendum d'Initiative Citoyenne en le considérant comme une diversion par rapport aux questions sociales (salaires, retraites…) ou comme un terrain nécessairement miné. Nous ne devons pas non plus nous effaroucher d’une défiance radicale à l’égard de la démocratie représentative qui le mérite bien !
Il faut au contraire débattre avec celles et ceux qui se posent ces questions, discuter des conditions dans lesquelles le Referendum d'Initiative Citoyenne pourrait répondre à cette aspiration démocratique, dans le sens d’une démocratie directe, réelle et ne soit pas dévoyé.
Le pouvoir capitaliste et le gouvernement Macron peuvent parfaitement, comme ils en ont l'habitude, s'emparer de cette idée pour la transformer en son contraire, comme un dispositif aussi inutile que le référendum « d’initiative partagée », existant depuis 2008 dans la Constitution. Ils ont déjà introduit dans l’entreprise un référendum soumis à l'accord de l'employeur pour contourner les syndicats qui refusent de signer des accords collectifs régressifs, sans aucune place pour une initiative salariée : la question posée, l’organisation du débat et le déroulement du scrutin sont « à la main » de celui qui l’initie !
Il faut donc combattre toutes ces impasses, débattre dans le détail, car les conditions pratiques de sa mise en œuvre peuvent en changer radicalement la nature.
► Pour que le référendum à l'initiative des citoyen·ne·s soit un réel moment d'expression démocratique réfléchie, non émotionnelle, permettant de débattre et d'élaborer par en bas des choix sur les questions politiques et sociales, bien des pièges doivent être évités.
■ Refuserle référendum plébiscitaire qui permet aux dominants de décider par en haut du texte, du moment, des conditions, tout ce qu'il faut pour conforter leur pouvoir au moment qu'ils choisissent.
■ Refuserle référendum qui exige l'initiative d'élus, car là encore il s'agit de limiter l'expression populaire par les élus, surtout dans un système électoral majoritaire qui exclut des courants politiques importants.
■ Ne pas limiter le référendum à la possibilité de révoquer les élu·e·s, qui ne permet qu’une expression en négatif. Dans ce cas l’intérêt est d’en faire un réel débat sur les engagements électoraux pris et leur respect.
A l'inverse, d'autres pistes doivent être explorées :
■ Fréquence suffisante pour en faire un instrument de débat démocratique et de prise de décision ordinaires et pas une démarche exceptionnelle.
■ Seuil de déclenchement, avec un nombre significatif de demandeurs/euses. Pour mémoire, à l'échelle nationale, 1% des inscrit·e·s c'est environ 460 000 personnes, et 5% des votant·e·s lors des dernières législatives2, c'est plus d'un million de personnes.
■ Possibilité de mise en œuvre à tous les niveaux : dela ville, la métropole, le département, la région jusqu'au niveau national.
■ Référendum pas seulement consultatif, mais décisionnel, à la majorité, assortie éventuellement d'un seuil minimal de participation (en pourcentage 30 % ou 50%, ou équivalent au niveau de participation lors des précédentes élections législatives).
■ Référendum pouvant porter sur toutes les questions politiques et sociales,abrogation, proposition de texte, modification de la Constitution, convocation d'une Assemblée Constituante, ratification d'un traité international... sans remettre en cause les libertés fondamentales et les droits démocratiques des minorités.
► Comment organiser et préparer démocratiquement le débat pour renforcer le pouvoir de décider des citoyen·ne·s ?
■ Délai suffisant pour l'information et le débat.
Une vraie discussion nécessitedu temps et du recul, pour échapper à l'émotion d'un instant ou d'un événement. Dans les procédures plébiscitaires, les stratégies fondées sur la mobilisation des émotions ont des graves conséquences pour la démocratie.
Par exemple leréférendum lui-même peut se faire à l'issue d'au minimum 6 ou 12 mois de débat.
■ Conditions du débat lui même
Il faut réguler les conditions du débat, pour combattre les positions des médias dominants contrôlés par l’État ou par quelques grandes fortunes.
On sait comment les médias orientent les opinions en mettant en avant certains faits et en en oubliant d’autres en réalité plus significatifs, en présentant des analyses systématiquement orientées dans un certain sens.
On sait aussi comme on peut influencer les électeurs en dépensant des sommes fabuleuses en tracts, meetings, messages sur internet... c'est-à-dire en propagande, parfois mensongère. Selon le Washington Post, en un an, Trump a proféré plus de 2000 mensonges, crus par des millions de personnes. Au Brésil lors des dernières présidentielles près de 350 millions de messages de propagande grossière ont été envoyés, de manière ciblée, à des groupes de fidèles d’églises évangéliques par exemple.
Une première exigence est donc de plafonner les dépenses de propagande.
■Comment formaliser la question ?
On peut décider de coupler chaque RIC avec la mise en place d'un collectif citoyen tiré au sort, chargé de produire un avis qui sera soumis à l’ensemble de la population per exemple trois mois avant le référendum. Ce groupe temporaire de quelques dizaines de citoyen·ne·s est choisi aléatoirement par des techniciens du sondage, en respectant la diversité de la population (en âge, sexe, catégorie socio-professionnelle, revenus du ménage, etc.), en excluant tout spécialiste. On confie à ces personnes la mission de s’informer, de délibérer et donner un avis sur le sujet controversé. Elles sont formées pendant plusieurs jours contradictoirement par des spécialistes ayant fait connaître des positions variées sur la question en débat, puis par des spécialistes qu'elles choisissent elles-mêmes. Après délibération, le groupe donne un avis sur le sujet qui lui a été confié, puis se dissout. L’expérience3montre que leurs réponses, au contraire de certains référendums4, même si elles ne sont pas consensuelles, prennent en compte le bien commun, n’oublient pas les plus démuni·e·s, et sont très utiles à la qualité du débat sur la question posée.
Un tel dispositif ne clôt ni ne remplace le débat, il permet simplement d’en poser les termes. La décision revient ensuite à tou·te·s.
Reste à réfléchir dans quelles conditions.
Décisif pour cela est la mise en place de débats collectifs, comme cela avait été pensé aux débuts de la Révolution française dans les assemblées primaires5.
En effet, chaque décision individuelle est directement liée à l'environnement, aux attitudes des autres, à l'appréciation de ce qui est possible et/ou souhaitable en fonction des données connues. Elle ne sera pas la même quand la réflexion se fait plus ou moins isolée devant le flot d'informations ou quand elle se prend après un débat collectif, éclairée par l'échange avec les autres.
La société n'est pas une somme d'individus à égalité, mais de classes sociales, de groupes sociaux, de groupes opprimés, de groupes exploiteurs, de groupes oppresseurs qui ont des intérêts divergents, voire opposés. C'est le débat collectif qui assure la meilleure prise en compte de tous ces aspects, pas la position de chaque individu isolé devant un bulletin de vote indépendamment de toutes ces inégalités structurelles de la société. Si on veut combattre les inégalités, les forces oppressives et exploiteuses, il est indispensable que leur compréhension soit au centre des processus de décisions.
Le « peuple » n'est ni homogène ni unanime. Il n'y pas de décisions qui satisfasse tout le monde, car il y a des intérêts et des avis divergents. C'est la disparition des oppresseurs et des exploiteurs qui créera l'égalité et la justice sociale, pas la négation de leur existence. Les oppressions ne sont pas solubles dans l’invocation d’un « peuple », les combattre nécessite l’auto-organisation des premier·e·s concerné·e·s.
Loin de supprimer la politique, la démocratie directe lui rend sa fonction d’expression de choix de société différents, de confrontation d'idées au détriment de celui de pourvoyeur d’écuries électorales. Comme l'écrit Samuel Hayat6« … l’antagonisme politique, le conflit, est aussi nécessaire à la démocratie, même authentique et déprofessionnalisée, que ne l’est l’inclusion directe de tou.te.s les citoyen.ne.s...... Il s’agit de chercher à déprofessionnaliser la politique sans en éliminer le caractère conflictuel, c’est-à-dire de démocratiser le dissensus ».
C'est dans le cadre de dizaines de milliers d'assemblées primaires que pourraient effectivement se dérouler les controverses, les débats de préparation du vote. Elles sont les meilleures garanties de la déprofessionnalisation de la politique, elles permettent de dépasser la démocratie délégataire des partis dans les assemblées.
Cette possibilité nouvelle doit s’accompagner d’une série de mesures démocratiques comme la limitation du cumul et du nombre de mandats, la limitation des indemnités des élu·e·s…
► Augmenter le pouvoir de celles et ceux qui en sont privé·e·s ne peut se faire qu’en limitant celui de ceux qui le monopolisent actuellement : d’abord les grands groupes capitalistes (de l’énergie, de l’information, de la finance…) qui cumulent pouvoir économique et pouvoir médiatique ; les responsables politiques qui imposent des politiques à leur service (loi travail…) grâce à des institutions monarchiques, anti-démocratiques (ex du 43.3 par Hollande ou des ordonnances par Macron), qui limitent le choix et déforment la représentation politique ; sans oublier les institutions et les traités européens.
Pour imposer des changements profonds, pour que les questions soumises à référendum soient autre chose que des gadgets, en d’autres termes pour que les pouvoirs des dominants reculent au bénéfice des dominé·e·s, il n’y a rien d’évident ni de simple, il y a des adversaires. Seul le rapport de force et l’auto-organisation permettra d’imposer et de mettre en œuvre un tel processus.
► Le RIC à lui seul, y compris dans les conditions décrites, peut-il mettre en place la démocratie pour tou·te·set la justice sociale, une société émancipée ?
Depuis que le droit de vote existe, existe l'illusion que les classes populaires étant ultra-majoritaires, leur vote leur permettra de résoudre leurs problèmes et d'attaquer le pouvoir du capital. La bourgeoisie et ses appareils de domination ont transformé depuis longtemps le vote en un instrument qu'elles maîtrisent assez bien, même si certains aléas les mettent parfois en difficulté relative. Comment croire après le référendum sur le traité européen, depuis l'utilisation de ce type de referendum en suisse que c'est par cette voie qu'on peut remettre en cause les choix néolibéraux et autoritaires qui structurent le monde aujourd'hui ?
Un RIC, même avec ces caractéristiques ne pourra permettre l'expression réelle de celles et ceux d'en bas, compte tenu des formes actuelles du pouvoir des classes dominantes au travers de la V° république en France, qui multiplie les moyens de faire taire toute expression directe, avec l'élection présidentielle, le sénat, le vote majoritaire qui exclut de fait les ouvrier·e·s de l'assemblée, le refus de la proportionnelle, ...
Comment imposer le retrait de ces atteintes aux libertés autrement qu'en faisant disparaître cette V° république, en mettant en branle l'élection d'une assemblée constituante, qui changerait tout cela, imposerait la proportionnelle, le non cumul des mandats, un niveau de salaires des élus identiques à la population, etc…qui pourrait tout discuter, tout remettre en cause, réellement permettre l'expression des classes populaires, des exploité·e·s et des opprimées, combattre le chômage et les inégalités, garantir le droit à un emploi et au revenu.
Pour que la procédure du RIC aie une possibilité d'être efficace, il faut une autre constitution, que le premier RIC soit un vote pour une assemblée constituante.
► Nous devons prendre ce débat très au sérieux, tant pour le secteur mobilisé dans le mouvement que plus largement dans tous les secteurs populaires. En effet la clef de la situation est d'arriver à la jonction entre le secteur mobilisé dans les Gilets Jaunes avec les autres secteurs des exploité·e·s et des opprimé·e·s, et les questions politiques sont tout à fait décisives pour cette jonction.
Rouen le 27 janvier 2019
Christine Poupin, Patrick Le Moal
1http://www.contretemps.eu/gilets-jaunes-urgence-acte-kouvelakis/?fbclid=IwAR1X_IGBNjJ9WMppc3j_s1WCiGzarZSc9qktOJAz7eI-DCmsPauopUHYp9k
3Ce système existe en Oregon, en Irlande.
4Comme ceux de Suisse par exemple
5Cf Serge Aberdam "les sources révolutionnaires du RIC", http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article47287
6https://www.contretemps.eu/gilets-jaunes-question-democratique/