Jean-Pierre Martin, psychiatre retraité du service public et consultant à Médecins du Monde, militant à l’Union syndicale de la psychiatrie (USP) et membre d’Ensemble !, vient de publier un nouvel ouvrage : « l’Accueil, une clinique d’hospitalité »1. L’Anticapitaliste l’a rencontré à cette occasion.
Des faits divers récents mettant en cause des personnes ayant fait l’objet de soins psychiques ont une nouvelle fois défrayé la chronique. Comment réagis-tu aux déclarations du ministre de l’Intérieur ? Que nous disent-elles des attentes du politique vis-à-vis de la psychiatrie ?
Le ministre de l’Intérieur Darmanin parle de « ratage de la psychiatrie » à la suite de l’attaque au couteau et au marteau par un islamiste radical faisant deux blessés et un mort le samedi 2 décembre à Paris. Après le drame survenu à Noël 2023 dans la ville de Meaux dont il est le maire, Jean-François Copé dénonce des « prises en charge insuffisantes » conduisant des malades « pourtant dangereux à être abandonnés à eux-mêmes, sans que l’on puisse contrôler correctement le respect des obligations de soins ». Ces deux situations posent des questions rendues confuses par l’usage du pouvoir politique de la notion d’injonction de soin, votée en 1998 comme mesure judiciaire en cas de violences sexuelles, étendue ensuite à toutes les violences familiales et sociales par l’institution policière.
Dans la lignée du discours politique sécuritaire de Sarkozy en 2011, dit de défense des victimes, est mise en place la garde à vue psychiatrique de 72 heures en hospitalisation à évaluer par un médecin.
Il est clair que les politiques économiques néolibérales alimentent un sentiment sécuritaire qui ne distingue plus la réponse policière de celles démocratiques des institutions judiciaire et de santé publique. Gérald Darmanin, réclame que les autorités — « le préfet, les policiers » — puissent « demander, exiger, une injonction de soins » afin de prévenir des passages à l’acte. Cette remise en cause institutionnelle, proche d’un populisme pénal, se retrouve dans la loi n° 2023-1059 du 20 novembre 2023 d’orientation et de programmation du ministère de la Justice, dont l’article 44 transfère tout simplement les compétences civiles du juge des libertés et de la détention au magistrat du siège du tribunal judiciaire.
Ce recentrage de l’hospitalisation sans consentement sur la matière pénale ne peut ignorer le rôle du magistrat en droit civil, notamment en matière de rétention des étrangerEs ou à propos du code de l’entrée et du séjour des étrangerEs et du droit d’asile d’une part, et du code de la santé publique d’autre part.
Tu poses dans ton livre la question : « Comment la souffrance psychique du sujet est-elle un modèle universalisable pour d’autres cultures et civilisations que celles de l’Occident, sans être une source de colonisation culturelle et politique ? » Tes interventions en tant que consultant de Médecins du Monde auprès des migrantEs ont nourri ta réflexion sur ce que tu appelles la « clinique de l’exil ». Peux-tu nous en donner quelques aperçus ?
La question remet en cause tous les processus de colonisation marchande de l’Occident et d’autres puissances actuelles, comme la Russie et la Chine. L’accueil et l’écoute soignante de migrantEs réfugiéEs issuEs des guerres, des destructions des cultures traditionnelles et des crises écologiques, à la recherche d’un lieu où vivre, sont confrontés à la reproduction d’une colonisation capitaliste qui ne cesse pas et au non-accueil en fonction des besoins du marché et d’exigences électorales. Si le trauma et le vécu dépressif rendent compte de l’émotionnel commun, ce qui est souffrance psychique et maladie traitent une subjectivité de représentations symboliques culturelles différentes en crise dans la société d’arrivée. L’entendre et s’instruire participent de pratiques cliniques et institutionnelles d’accueil inconditionnel, une clinique d’habiter ensemble l’entre-deux culturel. La présence de l’interprète, entre langues différentes de la subjectivation, mobilise une relation à trois qui participe de la resymbolisation du symptôme dans ce qui est ou pas maladie. L’habiter est ici un apprentissage transculturel de l’humain qui s’inscrit dans le travail d’acculturation des migrantEs. L’écoute relationnelle s’inscrit dans le trauma individuel et social de la société d’arrivée qui s’alimente de la précarisation généralisée du commun, de la souffrance psychique de la vie des « gens de la moyenne » d’ici et d’ailleurs. Entre fin du monde et fin de mois, réapparaît le trauma mortifère de l’exil chez soi qui a été le quotidien de la perte du lien social pendant la pandémie de covid, une crise écologique majeure de l’écosystème de la planète. Avec la guerre en Ukraine et en Palestine, chacunE, en individuel ou en collectifs, est en recherche de symbolisation vivante d’un lien social dont l’atteinte psychique traumatique est l’expression durable et intergénérationnelle d’un travail de déshumanisation.
L’accueil des migrantEs participe d’une résistance commune à la destruction des services de santé publics : le refus du déni de l’accueil des migrantEs est la lutte pour une réelle démocratie, normalité vivante qui s’oppose à une normalisation sociale à coups de 49-3 pour travailler plus et imposée par les gouvernements du capitalisme.
Tu préconises, dans ton livre, une « clinique d’hospitalité », alternative aux politiques libérales/sécuritaires. Peux-tu préciser ce qu’est cette « utopie concrète » et quelle « stratégie de transition » pour la faire advenir ?
Des politiques économiques néolibérales imposent la financiarisation du soin et la transformation à marche forcée de celui-ci en marchandise. Le sujet est réifié : il devient une chose évaluable par une science du cerveau objective avec ses médications et ses techniques comportementales de maîtrise du symptôme. L’acte de soin de la subjectivité est déshumanisé par sa réduction à une « anormalité » biologique, le traitement se résume à de « bonnes pratiques » opposables par les recommandations de la Haute Autorité de santé aux équipes soignantes et aux patientEs. La psychiatrie, reconnue comme discipline autonome en 1968, est subvertie en tant que psychiatrie publique et devient un programme de santé mentale positive de contrôle social et de tri avec ses données de saisies algorithmiques.
Les restructurations comptables de l’organisation du travail et d’un effectif soignant à flux tendu en réduction mettent à mal son éthique de la relation soignante. Les soignantEs « ne savent plus quel métier ils font » avec les patientEs. Les démissions de soignantEs du service public sont générales.
La réification du sujet en chose économique est particulièrement dramatique pour la pédopsychiatrie. Les besoins affectifs et les turbulences de l’enfant cessent d’être l’objet d’une pratique soignante, d’où le développement de la médication médicamenteuse et la rééducation comportementale. L’ensemble des équipes de soins de la pédopsychiatrie et des CMPP (centres médico-psycho-pédagogiques) sont soumis aux restructurations économiques qui additionnent leurs fermetures.
L’accueil inconditionnel, le fait d’Être-là avec les patientEs institue une relation fiable et rassurante qui permet l’approche d’une subjectivité pathologique avec la recherche du consentement aux soins des patientEs. Le respect de la personne est l’expression de droits humains fondamentaux dans la négociation du consentement à quels soins, avec qui et en quel lieu ?
Le cheminement d’une élaboration clinique relationnelle est à construire à partir de la parole des patientEs.
Implanté en proximité de la vie sociale, le centre d’accueil et de crise permet l’écoute avant toute décision d’hospitalisation de tiers parentaux et sociaux par le médecin généraliste ou urgentiste. Cette écoute participe d’une cartographie de leurs vécus et des lieux ressources face au sujet en crise. Son implantation sur le territoire du secteur permet avec le CMP (centre médico-psychologique) et l’hôpital de jour des actions en commun de recours en cas de crise. Le centre d’accueil est un repère pour les structures animées par les patientEs.
L’alternative se situe donc dans la réappropriation et l’actualisation des acquis institutionnels de pratiques cliniques relationnelles et éthiques par des soignantEs en lutte qui restent et résistent dans le service public avec les patientEs. Elle est à enseigner dans la formation. Les connaissances cliniques incluent une clinique « carrefour de sciences » biologiques et humaines, la psychanalyse étant une source de connaissances spécifique.
Propos recueillis par Jean-Claude Laumonier
- 1. L’accueil, une clinique d’hospitalité. L’utopie concrète du soin psychique. Éditions L’Harmattan, 2023, 23 euros.