Nous publions de larges extraits d’un (long) entretien que nous avons réalisé avec l’écrivain Édouard Louis à l’occasion de la parution de son dernier livre, Qui a tué mon père. La version complète de cet entretien a été publiée sur le site de la revue Contretemps. Propos recueillis par Julien Salingue.
Le titre de ton dernier livre est Qui a tué mon père, sans point d’interrogation. Un procédé littéraire qui indique que tu as la réponse à cette question qui n’en est pas une : c’est l’un des principaux objets du livre. En revanche, dans le livre lui-même, il y a beaucoup de points d’interrogation, tu (te) poses beaucoup de questions, contrairement à ce qui était le cas de ton premier ouvrage, En finir avec Eddy Bellegueule, qui semble paradoxalement beaucoup plus assuré.
Oui c’est vrai. Déjà, j’ai changé. Ensuite, la personne que je décris dans Qui a tué mon père, c’est-à-dire mon père, a changé aussi. Cela crée un rapport différent à la réalité, un rapport différent au monde… Qui a tué mon père commence sur ce retour, je retrouve mon père après quelques années, sans l’avoir vu. Une histoire de transfuge de classe : je suis quelqu’un qui a grandi dans un milieu où les gens ne faisaient pas d’études, toute ma famille a arrêté l’école très jeune, à 14 ou 15 ans ; mes parents n’ont jamais pu quitter le village dans lequel j’ai grandi, un petit village du nord de la France que je décris dans En finir avec Eddy Bellegueule ; et moi, pour plein de raisons compliquées, j’ai miraculeusement pu faire des études, j’ai étudié la philosophie, la sociologie, j’ai commencé à écrire des livres, je suis venu vivre à Paris… et donc la communication avec ma famille est devenue assez difficile à cause de cette distance de classe entre nous. Il y avait une forme de violence objective entre nous : on ne parlait plus le même langage, on n’avait plus les mêmes manières de penser… Et donc j’avais arrêté de voir ma famille pendant plusieurs années, parce qu’on n’y arrivait plus, on n’arrivait plus a se parler. On ne se connaissait plus.
Mais au bout de quelque temps j’ai revu mon père, et c’est là que commence le livre. J’ouvre la porte et là je vois que mon père, qui est très jeune, il a 50 ans, a le corps tout simplement détruit : il ne peut plus marcher, il ne peut plus respirer sans une machine, il a plein de gros problèmes de santé, sans avoir de grave maladie, de cancer, etc. Et l’état de son corps est tout simplement dû à la vie qu’il a eue, qui lui a été imposée par la société, par le monde social… Et donc c’est pour ça que le rapport à mon père a changé par rapport à En finir avec Eddy Bellegueule, car ce n’est plus le même père que je retrouve, ce n’est plus le même homme que je retrouve. J’ai changé, et il a changé aussi. Durant toute mon enfance mon père a voté pour le Front national, maintenant il vote à gauche, et bien d’autres choses… Qui a tué mon père c’est donc un moyen de redécouvrir cet homme, à travers aussi l’état dans lequel est son corps : ça a ouvert des failles en lui, ça m’a permis de voir des choses que je n’avais pas vues avant. La transformation de son corps l’éloigne d’un certain nombre de rôles sociaux liés à la masculinité, parce qu’il ne peut tout simplement plus les jouer : il ne contrôle plus son corps, il n’a plus de pouvoir sur son corps.
Donc s’il n’y a pas de point d’interrogation au titre c’est parce que, dès que j’ai ouvert la porte et que je l’ai vu, j’ai tout de suite pensé Sarkozy, Chirac, Hollande, à leurs décisions, à ce qu’ils ont fait. Car ces souvenirs des politiques qui ont eu un impact violent sur la vie de mon père, sur son corps, ce sont des souvenirs très précis. Je n’ai pas eu besoin de produire une construction intellectuelle et politique a posteriori pour me dire que l’état du corps de mon père est dû à la politique, au fait que les classes dominées ont un corps plus impacté par la politique que les classes dominantes parce qu’elles ne sont pas protégées par l’argent, par le capital culturel… Je n’ai pas eu besoin de refaire cette construction parce que, pour moi, la politique représentait des souvenirs aussi personnels qu’une conversation avec mon père, qu’une balade en voiture, qu’un souvenir d’enfance avec lui, que ce que ma mère me disait de leur histoire d’amour… Je me souviens par exemple, quand on était enfants, lorsqu’on est passé du RMI au RSA, que mon père a été harcelé pour retourner au travail, que la surveillance auprès des personnes sans emploi a été multipliée par 100 pour les contraindre à retourner au travail à tout prix. Je m’en souviens, je m’en souviens très personnellement : les institutions qui contactaient mon père, qui l’appelaient, qui lui envoyaient des courriers, pour lui dire que s’il ne retournait pas au travail il allait se faire supprimer ses allocations et qu’il allait mourir de faim. Ce sont des souvenirs très personnels et donc, en le voyant, je savais. Après il fallait trouver une manière de le mettre en forme, une manière de le dire, et c’est ce que j’ai essayé de faire. Son corps a été fissuré par cette violence sociale, et j’ai vu des choses que je ne pouvais pas voir lorsque j’ai écrit En finir avec Eddy Bellegueule : j’avais 18 ans, je n’avais pas vu mon père depuis longtemps, je l’avais vu dans un autre état… Et là, je l’ai vu dans une autre vérité, à cause de ce qu’il a subi.
À l’arrivée, on a donc une écriture qui donne à voir moins d’assurance que dans ton premier livre, des hésitations, des tâtonnements, des interrogations, des doutes… qui mettent d’autant plus en valeur les certitudes de la fin du livre quant à savoir qui sont ceux qui ont tué ton père. Finalement on a l’impression que tu sais beaucoup mieux qui a tué ton père que qui est ton père.
Exactement. Le sujet est different,En finir avec Eddy Bellegueule était beaucoup centré sur mon enfance, mon parcours, et là le livre est principalement à propos de mon père. Et c’est un des points de départ du livre : je ne connais pas mon père. Je ne connais pas cet homme, j’ai vécu 15-16 ans avec lui, mais je ne connais rien de lui, je ne sais pas ce qu’il ressent dans son corps, je ne sais pas ce qu’il a été avant, je ne sais pas ce qu’il a fait dans sa jeunesse… J’ai même découvert très tard que mon père avait pu être jeune à un moment de sa vie, qu’il avait pu avoir tout ce que l’on peut associer à la jeunesse, cette envie de partir, de fuir, de transgresser, de ne pas être happé par les forces de la reproduction sociale, même s’il ne l’aurait pas verbalisé de cette façon.
Ensuite, dans En finir avec Eddy Bellegueule, il était surtout question de sexualité, des femmes, du racisme, etc., alors que Qui a tué mon père est beaucoup plus axé sur la violence politique, la violence de classe qui s’abat sur les classes populaires, sur des gens comme mon père. Ce ne sont évidemment pas des phénomènes qui se contredisent ou qui s’affrontent : si j’avais envie de résumer en une phrase le fil conducteur de mes trois livres, ce serait de dire qu’il s’agit d’un questionnement autour du fait que l’on n’est pas seulement victime de la violence que l’on reçoit, mais aussi de la violence que l’on exerce. Dans Qui a tué mon père par exemple, je raconte qu’à cause de la domination masculine, mon père ne devait jamais dire « Je t’aime », parce qu’il devait être un vrai homme, un vrai dur. Il y a une idée de Bourdieu que je cite souvent, que je trouve très importante et très belle, qui consiste à expliquer que puisque l’on enlève tout aux classes populaires, capital économique, capital culturel, capital social, accès au voyage - mon père n’a jamais voyagé -, la seule chose qu’on leur laisse, et encore pendant pas très longtemps, c’est leur corps. Et donc il ne faut pas s’étonner s’il existe dans le milieu dans lequel j’ai grandi, chez des gens comme mon père, une idéologie de la force, du corps, de la masculinité, car c’est tout ce qu’il a, et que l’on construit tous une idéologie autour de ce qu’on a, surtout si c’est la seule chose que l’on a… On est tous obligés de faire ça, c’est presque un mécanisme de survie. Il y avait donc à la maison une idéologie de la force, de la domination masculine, et au sein de cette idéologie un homme ne devait jamais dire « Je t’aime », il y avait une forme d’agressivité à l’égard des femmes, des gays, de toutes les personnes qui semblaient sexuellement « déviantes »… Et c’est à cause de ça que ma mère a quitté mon père alors qu’il l’aimait à la folie, et c’est probablement une des choses qui l’a détruit. C’est là que l’on voit que l’amour est aussi une question politique, une question de rapports sociaux : lutter contre la domination masculine, c’est aussi lutter pour la capacité à dire « Je t’aime », et à être sans doute moins malheureux. Mon père a été piégé dans la violence qu’il exerçait, qui était elle-même produite par une violence sociale qu’il subissait.
Ce sont tous ces phénomènes dont je parle dans mes livres. Cela concerne aussi le vote pour le Front national : mes parents votaient pour le FN parce qu’ils se sentaient abandonnés par la gauche, qui ne s’occupait pas d’eux, qui avait abandonné les classes populaires, qui ne parlaient pas d’elles, et ils avaient l’impression que les seuls qui s’intéressaient à eux c’était le Front national. Voter pour le Front national est un acte violent, un acte d’hostilité contre les étrangers où ceux qui sont perçus comme tels, contre les gays, contre beaucoup de gens… mais dans leur cas comme dans bien d’autres c’était la conséquence d’une violence sociale et politique qui est encore plus grande.
Ce que j’essaie de faire, c’est une double critique de la violence, en montrant que la violence est tellement puissante qu’elle n’est pas seulement reçue par les gens, les détruisant, mais qu’elle s’impose en eux, dans leurs corps : les forces sociales qui produisent la violence te poussent à l’exercer toi aussi, ce qui, à terme, te détruit également. C’est une des choses qui a été mal comprise dans la réception de mes livres, peut-être moins, en tout cas je l’espère, avec Qui a tué mon père.
Tu dis que tu as ressenti et compris certaines choses car tu as vu les deux côtés du monde social, en d’autres termes parce que tu es un transfuge de classe. Dirais-tu qu’il est nécessaire de s’extraire, lorsque l’on vient des classes populaires, pour écrire à propos de son milieu en le voyant de l’extérieur, contrairement à la bourgeoisie qui, elle, n’a aucun problème pour écrire sur la bourgeoisie ?
Oui. Et je pense même, plus radicalement que ça, qu’à partir du moment où tu écris, tu ne fais plus partie des classes populaires. Les classes populaires, ce n’est pas seulement économique, c’est aussi le capital culturel, le rapport à la lecture et à l’écriture. Si tu es dans une démarche d’écrivain ou d’écrivaine, cela ne veut pas nécessairement dire que tu n’es pas pauvre, mais la classe sociale ce n’est pas que ça. Après, moi, je ne pense pas qu’il faille nécessairement vivre quelque chose pour en parler. Je trouve par exemple que Sartre a parlé des classes populaires mieux que beaucoup de gens qui en venaient. Cela peut évidemment te permettre de voir des choses, je veux dire d’avoir ressenti des choses dans ton corps, mais je pense la question reste celle de la vérité. Le problème n’est pas tant de savoir qui parle que ce qu’il ou elle dit : est-ce la vérité ou non ? C’est sûr qu’avoir vécu de l’intérieur, c’est ce qui permet de voir certaines choses, mais avoir vécu des deux côtés peut aussi être ce qui permet de ne pas voir, ce qui empêche. C’est l’exemple très connu des gens qui viennent des classes populaires et qui deviennent des grands patrons d’entreprise, et qui veulent mettre à distance les classes populaires en expliquant que eux ont réussi… Ils construisent des mécanismes de distanciation tellement forts à l’égard de leur passé qu’ils deviennent incapables d’en parler, et que le fait d’avoir vécu dans les classes populaires ne leur donne pas une intelligence supplémentaire pour en parler, bien au contraire.
Ce qui est certain, c’est que pour moi, écrire sur les classes populaires en en étant issu, c’était un moyen d’éviter et de combattre les biais habituels de la bourgeoisie sur les classes populaires. Lorsque j’ai commencé à écrire, j’écrivais contre deux idéologies qui constituent ce que Bourdieu aurait appelé des « adversaires complices ». Tu as d’abord la vision de droite, au sens général, avec des classes populaires fainéantes, méritant leur vie de misère, suspectes, dangereuses, avec tout le discours de la responsabilité qu’on entend sans arrêt dans la bouche de Macron, que je voulais affronter, combattre. Et puis tu as de l’autre côté le biais exotisant de la bourgeoisie, avec les classes populaires qui sont plus authentiques, de vrais bons vivants, qui savent s’amuser, qui mènent la vraie vie, proche de la nature, etc., les bon sauvages en fait. C’est une idéologie qui a toujours été tangente au fascisme. Et moi je voulais écrire contre ces deux idéologies qui font semblant de s’affronter mais qui sont en fait des adversaires complices. Et quand j’essaie de montrer comment les gens souffrent et comment ils sont à la fois victimes de la souffrance qu’ils reproduisent, c’est une manière d’essayer d’échapper à ce dualisme.
On ne se rend pas compte à quel point ces deux idéologies sont profondément ancrées dans la tête des gens. À propos de mes livres, il y a eu des quantités d’articles qui faisaient ressurgir l’une ou l’autre… Même quand, dans mon premier roman, je parlais de l’homophobie, du vote Front national, de la domination masculine, certains qui passent leur temps à insulter, mépriser les classes populaires, et à soutenir des gens qui les combattent, se sont mis d’un seul coup à expliquer que je tenais un propos stigmatisant. Comme si lorsque l’on parlait des classes populaires on ne devait pas parler des LGBT, des femmes, des non-blancs… On ne peut pas parler des classes populaires comme on en parlait dans les années 1940, comme si entre les deux il n’y avait pas eu le mouvement féministe, le mouvement LGBT, le mouvement noir… On doit développer une vision plus complexe, et cela ne signifie pas stigmatiser, mais intégrer au mot « classes populaires » des vies qui auparavant en étaient exclues.
Est-ce qu’il ne s’agit pas aussi, du côté de ces critiques, d’une volonté - consciente ou pas - de dénier aux gens qui en sont issus de parler des classes populaires ? Ce qui les dérange, c’est probablement que pour une fois, ou presque, ce soit quelqu’un qui en vient qui en parle, et qu’en plus il n’en parle pas comme eux voudraient qu’il en parle. Peut-être qu’ils l’accepteraient un peu mieux si tu te conformais à leurs clichés…
Sans doute… C’est leur enlever le monopole du discours sur la pauvreté, qui se combine au fait que je ne veux pas être leur pauvre. La bourgeoisie est prête à accepter de temps en temps un ancien pauvre, quelqu’un qui vient des classes populaires, dans sa communauté, mais à la condition qu’il reste leur pauvre. Et ce que la bourgeoisie n’a pas supporté, c’est que je refuse d’être leur pauvre, que je les attaque, que je dise que les vies que je décris dans mes livres, c’est à cause d’eux, de ce qu’ils font, de ce qu’ils ne font pas, de ce qu’ils refusent de voir, de dire… Une anecdote : lorsque j’ai changé de prénom, passant de Eddy à Édouard, j’avais des amis à l’université qui venaient d’un milieu beaucoup plus privilégié que le mien, pas forcément la grande bourgeoisie, mais des enfants de profs, d’universitaires, et qui me disaient qu’ils ne comprenaient pas, qu’ils m’aimaient bien en Eddy. Eux s’appelaient Clothilde, Grégoire, ou Marc-Antoine, et pour eux c’était évident qu’ils s’appellent comme ça, mais le fait que je souhaitais avoir un nom qui ne correspondait pas à ce qu’ils pensaient de ma classe sociale, ça les gênait, car ils aimaient cette distance, le fait que je sois en quelque sorte le pauvre de service.
Mais en se comportant comme ça, les dominants, la bourgeoisie construit des armes contre elle. Quand tu es un transfuge de classe, que tu arrives à Paris, il y a un moment, que Didier Éribon décrit dans Retour à Reims, où cela peut être tentant d’appartenir à la bourgeoisie. C’est tellement dur de t’arracher au milieu de ton enfance, de changer, de devenir quelqu’un d’autre, qu’à un moment tu peux avoir la tentation de t’intégrer complètement, d’être exactement comme eux, de ne plus te poser de questions, de faire partie de leur vie qui est une sorte de dénégation collective de la réalité du monde social et de sa violence. Didier Éribon parle de ce moment où il s’assied à l’Opéra, de ce sentiment gratifiant d’appartenir à cette classe, à ce monde ; Violette Leduc décrit ça aussi dans ses livres sur les transfuges. Mais les mécanismes de reproduction sociale sont si forts dans la tête de la bourgeoisie qu’ils ne peuvent pas s’empêcher d’exclure les gens nouveaux qui arrivent, et tant mieux, parce qu’en faisant ça, ils construisent des gens contre eux, des esprits qui les affronteront.
Dirais-tu que tu fais de la politique ? J’emploie volontairement une expression floue, « faire de la politique », car il y a plein de moyens de faire de la politique, au-delà du militantisme. Avec la littérature, et tout ce qui l’accompagne comme cette histoire que tu viens de rappeler, tu fais de la politique ?
Exactement. Pour moi ce qui est intéressant c’est de multiplier les manières de faire, les façons de faire : écrire des livres, des articles, manifester comme on l’a fait toi et moi à Beaumont pour les deux ans de la mort d’Adama Traoré… Il faudrait revenir à ça. Il a existé des traditions d’auteurEs, d’écrivains, d’écrivaines, d’intellectuelEs, qui faisaient à la fois de la littérature, de la sociologie, de la philosophie, et de la politique. La séparation est assez récente en réalité, et elle est beaucoup due à l’évolution de la littérature en France au cours des 30 dernières années, et c’est contre cela qu’il faut lutter aussi : pour beaucoup la pureté littéraire équivalait ces dernières années à ne pas parler du monde, ne pas parler de la violence, de la pauvreté, des classes sociales, à ne pas paraitre trop politique… Il y a eu tout un mouvement comme ça…
… post-moderne, « la première gorgée de bière », ce genre de choses…
Oui. En fait on mesurait la valeur de la littérature à sa capacité à nier le monde. Il suffit de regarder ces interviews d’auteurs qui disaient avec un grand sourire « Moi je ne suis pas du tout engagé, je ne fais pas du tout de la littérature politique », avec une certaine fierté, comme si c’était la garantie qu’ils étaient des « vrais » écrivains. Moi ce que j’essaie de faire, de contribuer à recréer, c’est de la littérature qui produise des effets, qui s’affronte au monde. Des gens me disent « Vous êtes beaucoup attaqué par la droite, comment faites-vous ? », et j’ai envie de leur dire que c’est ça qui est normal, que ce serait plutôt inquiétant de ne pas être attaqué par la droite, et qu’il faut donc renverser l’image de ce qui est normal et de ce qui ne l’est pas.
C’est cela que tu appelles une littérature de confrontation ?
Je trouve qu’on ne peut pas se revendiquer de la littérature engagée telle que l’a définie Sartre, tout simplement parce que le monde a changé. Dans sa conférence « La responsabilité de l’écrivain » et dans son livre Qu’est-ce que la littérature ?, Sartre explique que l’engagement dans la littérature passe par la capacité à dévoiler : la réalité est tellement vaste, infinie, que la littérature a un rôle de dévoilement, en mettant les gens face au monde. Par exemple, par ta littérature, si tu dévoiles la pauvreté dans les bidonvilles, dont certains n’avaient peut-être pas conscience en raison de l’immensité du monde, tu mets ces gens face à leur liberté : celle de faire ou de ne pas faire quelque chose. Pour Sartre, il y a une sorte de triptyque dévoilement-liberté-responsabilité. L’auteur dévoile, le lecteur est libre de faire quelque chose ou pas, et donc responsable, en partie, de l’état du monde. Mais je crois que nous sommes aujourd’hui dans un moment civilisationnel différent, où l’on a construit, de façon consciente ou inconsciente, des façons de détourner le regard face au monde, et donc de ne pas être mis face à ce que l’écrivain ou l’écrivaine va venir dévoiler. On ne censure plus les livres en France, on ne coupe plus des pages comme on le faisait à Violette Leduc ou à Jean Genet, parce qu’on n’a plus besoin de faire ça : on a appris aux gens à développer des stratégies pour tourner la tête, détourner le regard, pour ne pas voir ce que l’artiste va venir dévoiler. J’aime bien citer l’exemple de Jean-Luc Godard qui, lorsqu’il reçoit un César d’honneur dans les années 1980, choisit de remercier, dans son discours, non pas les producteurs et les scénaristes comme les gens le font toujours, mais les standardistes, les femmes de ménage, etc. Et là, les gens qui sont dans la salle s’écroulent de rire parce qu’ils trouvent ça très drôle. On a donc Godard qui essaie de faire quelque chose, un acte de dévoilement, en expliquant que le cinéma ce sont aussi ces personnes qui, pendant que l’on tourne, nettoient les toilettes ou répondent au téléphone toute la journée, et les gens rigolent comme si c’était une blague, ce qui est une manière de ne pas voir.
Ce que j’appellerais une littérature de confrontation, c’est donc une littérature profondément formelle, puisque c’est une manière de trouver des procédés littéraires, une forme littéraire, qui empêche de tourner la tête, qui force les personnes à voir. Si l’on considère qu’il y a des techniques du corps, comme tu en parlais tout à l’heure, qui ont été inventées, diffusées, perfectionnées, pour ne pas voir, alors il s’agit de trouver une manière d’écrire, une manière de dire, qui va forcer la personne à voir ce que tu es en train de dire, qui va l’empêcher de rire, de tourner la tête.
C’est aussi pour cette raison qu’au-delà de la forme tu traites, dans tous tes livres, de la question de la violence ?
Oui, c’est pour ça. Et c’est pour ça que je l’expose de manière non métaphorique. Dans la première scène d’En finir avec Eddy Bellegueule, quand je raconte que deux garçons me crachent dessus parce que je suis pédé, je dis que ce sont des crachats, pas des roses comme Jean Genet. Je ne métaphorise pas la violence, je nomme les choses, en tout cas j’essaye, je cite des noms… On peut créer de la beauté au sens littéraire sans métaphorisation. Par ce choix d’écriture, j’essaie de faire une forme différente, beaucoup plus confrontationnelle justement.
L’ennemi, c’est l’euphémisme ?
Oui, et en grande partie dans ses formes les plus sophistiquée, l’euphémisme dans ses formes les moins visibles. J’essaie de lutter contre une certaine idéologie de la littérature et de l’art, qui consiste à ne pas dire, à valoriser le fait de ne pas dire. Parfois on a l’impression que le meilleur compliment que la presse puisse te faire c’est de te dire « C’est magnifique, tout est suggéré, rien n’est vraiment dit ». Ce qui signifie qu’on constitue comme positif, dans une grande partie du champ littéraire, le fait de ne pas parler du monde… Je me demanderai toujours comment on peut valoriser le fait de ne rien dire. J’essaie de lutter contre ces idéologies de la littérature, en disant les choses, mais aussi, par exemple, en intégrant les outils de la sociologie, comme l’idée de vérité, de vérité objective. Combien de fois j’ai entendu « La littérature, ce n’est pas la vérité ». Ah bon ? Pour moi la vérité objective existe. Un noir qui se fait insulter, ou agresser, une femme qui se fait violer, un homme des classes populaires qui a le corps détruit à 50 ans par son travail… ce sont des vérités objectives. Il y a des espaces dans nos vies qui ne sont pas des espaces de vérité objective bien sûr : des goûts en littérature, en musique, mais aussi notre conversation à tous les deux par exemple, si on la raconte ensuite on la racontera probablement l’un et l’autre d’une manière différente. Mais moi quand j’écris, j’essaie de mettre ces choses-là sur le plan secondaire et de capter les îlots de vérité objective pour les raconter. Ce sont ces éléments d’objectivité qui m’intéressent, car ils sont confrontationnels. Cela va contre toute l’idéologie du débat, qui consiste à intégrer toutes les idées sans jamais s’interroger sur ce que l’on inclut, sur ce qui est une vérité, une opinion, une insulte… et donc à blanchir des idées en les faisant passer comme également légitimes.