Éditions Ellipsis, 2024, 352 pages, 18,90 euros.
June Hayward, jeune écrivaine à la carrière en panne, vit à Washington dans l’ombre d’Athena Liu, son amie de fac qu’elle a connue et côtoyée à Yale. Envieuse, June gravite dans son orbite sans trop comprendre ce que cette dernière peut bien lui trouver. Qui est donc Athena Liu ? C’est la grande figure des lettres contemporaines, une jeune autrice sino-américaine devenue star dès son premier roman Voix et écho.
Appropriation du livre
Au début du livre, Athena meurt d’un accident domestique un peu bizarre, sous les yeux de June. Elle avait invité cette dernière à venir fêter avec elle la fin de la rédaction de son dernier roman, consacré au corps des travailleurs chinois recrutés par le Royaume-Uni lors de la Première Guerre mondiale.
Sans réfléchir et avant que la police n’arrive, June vole le manuscrit, le corrige et se l’approprie en le présentant à son agent comme écrit par elle-même. Elle en profite pour changer de pseudonyme, se faisant appeler Juniper Song, en jouant de cette manière sur l’ambiguïté de ses propres origines.
Largement réécrit et corrigé pour le rendre plus « politiquement correct », son roman devient un best-seller et Juniper bénéficie enfin du succès qu’elle estime mériter. Mais les milieux littéraires et les réseaux sociaux bruissent de rumeurs, et Juniper devra protéger jusqu’au bout son secret…
Le monde de l’édition aux États-Unis
Ce roman nous fait vivre de l’intérieur le monde éditorial aux États-Unis. On y voit le rôle des agents, le travail de réécriture des éditeurs pour assouplir le fond du roman et le remodeler de manière à le rendre plus inoffensif, moins subversif. Il montre également le caractère toxique des réseaux sociaux.
Il est une charge violente contre la récupération capitaliste des enjeux de représentation des voix des groupes minorisés. Il montre comment la mise en avant d’une autrice comme Athena Liu sert d’excuse pour marginaliser et laisser dans l’ombre d’autres autrices asio-américaines sous prétexte qu’« on a déjà Athena Liu sur le créneau ».
Le roman représente également bien, à travers le personnage de June/Juniper, cet inconfort de progressistes blancs, qui se veulent de gauche, antiracistes, face à la progression de personnes racisées avec qui iels se retrouvent en concurrence pour l’accès aux honneurs, aux récompenses matérielles et symboliques.
Il nous force enfin à nous questionner sur ce que peut la littérature, ce qu’est l’écrivainE, et les thèmes qu’iel peut aborder. Peut-on raconter des histoires des groupes opprimés, si l’on n’en fait pas partie, sans prendre la place des premierEs concernéEs, sans capitaliser sur leurs souffrances ?
Yellowface1 est un roman dans lequel R.F Kuang, autrice sino-américaine, s’aventure pour la première fois en dehors du champ de la fantasy ! Et c’est une réussite !
Sally Brina
- 1. Du nom du grimage d’acteurs blancs pour représenter des personnages asiatiques selon des stéréotypes racistes.