Le passager qui pénètre dans la cabine de l’avion ignore ce faisant qu’il transforme le statut de ce lieu. Par sa simple présence, il en interdit l’accès au personnel de nettoyage. La cabine devient lieu sacré, lieu du voyage, du plaisir et du confort. Le sale en est banni, ainsi que ceux, et surtout celles dont le métier en est l’éradication. Lorsque les derniers passagers sortent de la cabine, après un voyage reposant, sans doute ne prêtent-ils pas attention au visage, derrière le hublot de la porte opposée, qui guette le dernier départ afin de pouvoir accéder, depuis son camion surélevé, à la cabine libérée, et surtout autorisée. La cabine s’ouvre à nouveau au nettoyage.Les règles européennes définissent en effet plusieurs statuts pour les différentes zones aéroportuaires. Chaque salarié de l’aéroport possède un badge d'identification qui ne l’autorise à pénétrer que dans telle ou telle zone auquel son travail le rattache : les salariés de la maintenance accèdent aux zones de maintenance de l’aéroport où sont révisés les avions ; les salariés du fret opèrent dans les zones de fret le chargement des contenairs et des avions cargo ; les agents commerciaux évoluent dans les zones sous douane ouvertes aux passagers après leur enregistrement auquel succèdent les filtres de police maintenant généralisés.
Les agents de la piste, quant à eux, sont définis par leur lieu de travail, la piste : toute cette zone sous l’avion où voisinent la manutention des bagages, le ravitaillement en carburant, le dégivrage des avions avant leur envol, l’apport des plateaux repas ou les agents de nettoyage des avions et d’armement de la cabine (approvisionnement en coussins, couvertures, etc.). C’est à ces derniers que nous proposons de nous intéresser ici.
« On arrive, on croise les ceintures, on vide les oreillers, on jette les papiers, on vide les pochettes, on remet en place les atlas, on avance, il y en a qui nettoient les toilettes, il y en a qui font les galleys, après ils reviennent, ils ouvrent les tablettes, pendant ce temps le chef d'équipe prend son aspi, il passe l'aspi… »1/
Une succession de gestes qui décrit le métier, ressassés par les salariés du nettoyage rencontrés, souvent des femmes immigrées. Car ici se conjuguent les formes spécifiques d’oppression, envers les femmes, les immigrés, mais aussi, envers ceux à qui est dévolu dans notre société le sale, le dirty work2/.
Et ce travail reste ignoré, caché. Comment se construit socialement cette invisibilité ? Et comment celle-ci se traduit-elle dans les formes de résistance des salarié-es ? Tel est l’objet de cette présentation. La construction sociale de l’invisibilitéNotre première tâche est de mettre en lumière cette zone d’ombre du travail aéroportuaire. Caché sous l’avion, dans les soutes de la cabine ou les galeries de l’aéroport, tout contact avec le public est interdit.
La partition de l’espace aéroportuaire n’a pas toujours été si rigoureuse. Dans les années 1950, la nouvelle aérogare des Invalides fait la fierté d’Air France : les passagers confient leur bagage à un bagagiste, qui le met dans le coffre du car, lequel mène directement les passagers au pied de la passerelle. L’ouverture en 1963 de la nouvelle aérogare d’Orly marque la rupture : les passagers déposent leur bagage auprès des agents commerciaux, puis embarquent directement dans l’avion… C’est la fin des pourboires pour les bagagistes.
Tout est organisé pour rendre invisible ce travail de piste : l’aérogare moderne, lumineux, ouvrant au ciel et mettant en scène l’avion, ignore le travail caché. Sous l’avion, 20 mètres plus bas, des petites silhouettes s’agitent : « Par la fenêtre, ou par les hublots, les passagers ou les gamins nous regardent. » (un agent de piste) La distance ainsi créée transforme le travail difficile de la piste en une représentation du travail. L’agent qui traverse la cabine, pour aller faire signer son bon de plein de carburant par le pilote, a l’impression d’être invisible : « Tu passes devant eux, tu n’as pas de rapport. » Le pilote de l’avion, assis dans son siège, ne peut voir l’agent qui guide son avion depuis son tracteur, juste sous le nez de l’avion. Les premiers simulateurs de vol avaient d’ailleurs oublié de représenter ces personnels de piste, dont seule la voix désincarnée parvenait à l’apprenti pilote.
La distance visuelle est d’autant plus grande que la structure sociale exprime l'éloignement physique et organisationnel de ce travail. A partir des années 1980, les grandes compagnies aériennes ont systématiquement confié à la sous-traitance ces activités, depuis le nettoyage des cabines (fin des années 1980 à Air France), jusqu’à la manutention des bagages. L’Organisation mondiale du commerce (OMC) désigne le travail de piste comme un des secteurs devant s’ouvrir à la concurrence, et les directives européennes puis la réglementation française organisent la mise en concurrence de ces activités. Chaque activité est décomposée au plus juste (galerie bagage, transport des bagages jusqu’à l’avion, chargement de l’avion, nettoyage de la cabine, cathering, etc.) puis suivant le lieu et les différents aérogares. Les différents contrats de sous-traitance morcèlent à l’infini les collectifs de travail. L’objet de leur travail aussi les éloigne. Que ce soit le nettoyage ou la manutention, ces deux activités signifient le sale et l’odeur. Saleté laissée par le passager, qu’il faut nettoyer, odeur de la sueur, de l’effort de la manutention. « Cela paraît ingrat comme travail, nettoyer les toilettes. » (un agent de nettoyage) Anne Martin-Fugier3/ montre comment l’agencement de la maison bourgeoise du XIXe siècle, comme au château de la Verrerie au Creusot, permet que le service reste caché par un système de couloirs et d’escaliers réservés au service. « Aux maîtres le propre, l’avouable, la représentation, aux domestiques le sale, l’inavouable, le secret. » Le transport aérien se construit autour des images du confort et de la sécurité. La contradiction entre le travail à la source de ce transport, avec sa communauté de vie et de labeur, et le voyage comme acte mythique et acte commercial, interroge sur la situation de l’agent et la représentation contradictoire de son travail.
En cabine, tout est fait pour rappeler aux personnels de nettoyage qu’ils ne sont pas chez eux. L’usage des toilettes des avions leur est interdit, sous peine de sanction sévère, alors même que leur nettoyage leur est dévolu. L’accès des toilettes de la piste est réduit par le rythme très tendu du travail : « Une collègue était indisposée, elle devait se changer, elle a pris 5 minutes pour ça… elle a été sanctionnée, une mise à pied de deux jours. » (une agent de nettoyage) Et ces toilettes de la piste ont fait l’objet d’un rapport sévère des inspecteurs du travail4/, tant leur vétusté et leur saleté étaient grandes. La prévention des risques n’est pas égale pour ces salariés : « A l'époque, je suis monté dans l’avion, et puis plein de médecins sont arrivés, ils nous ont virés de l'avion, j'ai dit : "Attendez, vous faites quoi là, on n'avait pas été prévenus". Les avions avaient été infectés en Inde, mis en quarantaine, et nous on était en train de travailler dedans, on ne nous avait rien dit. » Considéré comme une activité domestique, le nettoyage fait d’ailleurs rarement l’objet des améliorations techniques nécessaires : « L’aspirateur, on le porte. On porte le poids de l’aspirateur, on le monte, on le monte. » Alors que des camions élévateurs amènent les autres catégories de salariés au niveau de la cabine, à 5 mètres de haut.
La mise à distance visuelle, sociale ou de par l’objet du travail, participe de ce travail social de l’invisibilité. Mais le résultat est là, la cabine où pénètre le passager est propre. Ici la propreté exprime la qualité du travail. L’attention à la propreté, visible, démontre l’attention à la sécurité, objet social invisible qui sous-tend le rapport au vol de tout passager. Et pourtant, ils et elles travaillent.Travail invisible, luttes impossibles ?Autour de l’avion, les différents corps de métier s’agitent. L’heure de départ approche, chacun doit avoir fini son activité dans quelques minutes. On se gêne, on se bouscule, pourtant on respecte le travail d’autrui. Le fil de l’aspirateur gêne, dans l’allée de la cabine, le passage du chariot emmenant les plateaux repas au galley de l’arrière : on râle, puis ça passe. « Quand il y a, dans l'avion, déjà le nettoyage, les mécaniciens, les mecs de SERRVAIR, nous, c'est infernal. Pour faire ce qu'on fait en dix minutes, on le fait en vingt minutes. Le double de temps. Et puis les équipages, qui montent et qui descendent, douze personnes en plus. »
On donne quand même un coup de main pour porter dans le camion de l’entreprise de nettoyage les quelques revues qui trainent encore, malgré l’interdiction d’empiéter sur le travail d’autrui. Ces petits gestes reflètent l’esprit de coopération autour du départ5/ : l’horaire doit être respecté, chacun y joue son rôle. Car tout retard d’un collectif de travail se répercute sur les autres : on ne peut embarquer les passagers tant qu’il reste une femme de ménage dans la cabine. Dans cette chaîne d’activité, chacun se respecte.
La grève stoppe cette course effrénée. Dans des entreprises aux rapports sociaux très tendus, où la pression permanente sur les personnels est très élevée, elle est le seul moyen de se faire entendre. La grève est supportée par tout le monde. L'absence de nettoyage de la cabine provoque des retards, le commandant de bord peut estimer qu’il ne peut assurer le vol dans ces conditions, considérant la sécurité mise en jeu. Les passagers peuvent refuser d’entrer dans une cabine non nettoyée. La grève se voit par son effet : l’avion est sale. Mais impossible de faire partir un avion sale !
Jusqu’à la fin des années 1980, le point d’attache, donc la prise de service, se fait sur le centre industriel à Orly. Pour les salariés, agents de la compagnie nationale, la nationalité française est exigée, nombreux sont les Antillais, immigrés de l’intérieur, dans ce travail déconsidéré. Une activité exclusivement masculine… Mais cette situation repose sur un paradoxe : un travail dévalorisé, mais un grande capacité de nuisance, par des groupes d’O.S., intégrés dans le centre industriel, donc s’insérant dans un rapport de forces collectif.
Les réunions de délégués du personnel réunissaient les différents secteurs qualifiés et non qualifiés de ce centre industrie. Elles résonnaient des protestations quant à la situation spécifique dans ces ateliers. Les luttes étaient alors historiquement communes, et le bureau de la section syndicale CGT intégrait un représentant des secteurs du nettoyage et de l’armement. « Un avion qui a une panne électrique, il décolle. Un avion sale ne décollera jamais. Tu ne feras jamais monter des passagers qui ont payé leurs billets dans un avion qui n'a pas été nettoyé. Jamais. C'est pour ça qu'on avait une force importante, c'est qu'on savait que l'image de marque de la compagnie résidait dans le fait de la propreté de l'appareil. » (un ancien délégué O.S. des années 1980). Cela se traduit par de nets avantages sociaux liés aux luttes et à l’appartenance à la compagnie nationale : 13e voire 14e mois, primes de nuit deux fois supérieures au Code du travail, salaires plus élevés…
Le passage en sous-traitance du nettoyage des avions à la fin des années 1980 a ouvert une nouvelle situation. Il se traduit par une pression beaucoup plus importante sur les salariés maintenant composés de femmes et d’hommes principalement immigrés. « Si vous traînez ne serait-ce qu’un tout petit peu, ne serait-ce que trois minutes, vous avez le chef derrière qui était en train de vous regarder depuis longtemps là et des fois, c'est vrai que des fois qu'on est vraiment à dix minutes, le temps qu'on est à peine descendu, vous avez le chef qui a déjà prévenu la régulation en disant : non, cela fait longtemps qu'ils sont descendus. Il faut leur donner un autre avion. Il y a des pit-bulls derrière nous. » C’est un contrôle disciplinaire permanent qui impose de suivre le rythme effréné du travail : « Avant, dès qu'il y avait un chef ou un superviseur, les gens avaient les chocottes. On disait quelque chose, on avait trois jours de mise à pied ». Car, depuis, une organisation syndicale combative s’est implantée… L’atelier de l’entreprise sous-traitante est maintenant situé dans une zone perdue de l’aéroport, très éloignée des autres centres. De ce lieu partent chaque matin les camions emmenant personnels, aspirateurs, armement. Cet éloignement physique participe de l’affaiblissement des capacités collectives de résistance de ces salariés.
Mais les salariés s’organisent. La présence du syndicat combatif se confirme comme un élément fondamental du rapport de forces : « Si SUD n'était pas là, ce serait une catastrophe ici. Quand on dit qu'il a fallu deux ans pour avoir des toilettes propres, c'est encore gentil. Allez dans les vestiaires, c'est une catastrophe. Je ne vous dis pas, pour avoir un cadenas il faut 10 ans. Pour avoir un vestiaire, il faut attendre peut-être 20 ans. »
La résistance individuelle participe de ce rapport de forces créé par les luttes. « Parce que je suis délégué, je ne me laisse pas faire. Si l'avion doit être fait en deux heures, et qu’il arrive en une heure, si on n’est pas 4, je le fais en deux heures. Ils peuvent partir en retard, à la limite, je m'en fous. Je ne veux pas me péter le dos ». La différence entre les agents de nettoyage (majoritairement des femmes) et l’armement (plutôt des hommes), apparait ici : « Nous, au niveau de l'armement, on est proche du syndicat. À part une ou deux équipes. » Et ceci aboutit à mieux défendre les conditions de travail : « Nous, on a inclus dans le temps le temps de chargement. C'est-à-dire, sur 7 heures 30, on a une heure pour charger, 1 heure pour charger le camion ici, c'est-à-dire on commence à 9 heures, à 10 heures on doit être sur l'avion. 10 minutes pour se rendre à l'avion, 5 minutes pour monter, 5 minutes pour descendre, on a tout inclus. C’est six ans de bataille, cinquante grèves, pour obtenir un truc comme ça. Maintenant ils nous respectent, parce que les gens se battent. »
La jonction avec les luttes aéroportuaires est néanmoins beaucoup plus difficile. Une « mise à distance revendicative » complète les éloignements géographique et social déjà notés pour donner un statut inférieur à ces salariés. En même temps que se construit l’invisibilité du travail, se construit une certaine incapacité à résister. Leur position d’oppression spécifique, comme femme, comme immigré, comme sous-traitant, vise à restreindre leur capacité à revendiquer des droits égaux. Car la considération du travail participe de la capacité à faire reconnaître son travail.ConclusionDifférents processus se conjuguent pour définir une moindre valeur sociale au travail des femmes, des immigrés. Loin de donner au travail des valeurs différentes, suivant la qualification, ce sont des caractéristiques attachées à la personne qui participent de façon déterminante à la fixation d’une moindre valeur du travail. Pourtant, ici, c’est aussi la nature même du travail qui participe de leur déconsidération : « Cela paraît ingrat, comme travail. Nettoyer les chiottes, nettoyer la merde, cela paraît ingrat comme travail. Faire ça ou autre choses, cela ne me gène pas, mais il faut le faire dans de bonnes conditions. »
La nature du travail vient ici compléter des critères d’identité qui caractérisent le travail des plus opprimés. Rapprocher les luttes des plus opprimés, de leurs conditions sociales inférieures, permet de mettre en évidence le lien entre ces deux paramètres. L’oppression spécifique porte autant sur la déconsidération des salariés, la dévalorisation de leur travail, que sur la réduction de leur capacité à se défendre.
« Le travail pénible est distribué aux personnes déshéritées »6/, créant un statut social inférieur, comme le disent les salariés rencontrés : « On est traités comme des sous-salariés ». Il existe bien « un surtravail rendu invisible7/. » La notion de surexploitation doit néanmoins être interrogée. Existe-t-il un taux d’exploitation « normal », moyen, ou bien celui-ci correspond-il à la catégorie des ouvriers qualifiés, Blancs, de ceux qui ont su se rendre visibles par leurs luttes, et structurer autour d’eux une idée de la classe ouvrière ? L’oppression spécifique, qui caractérise les situations ici décrites, relèverait ainsi de mécanismes connexes internes à la classe ouvrière, qui n’a pas su tisser un réseau suffisant de solidarité envers ces salariés placés dans une situation d’exploitation accrue, et à qui une moindre capacité de résistance est dévolue. En quelque sorte, un prolongement des rapports d’oppression au sein du mouvement ouvrier.
« On est le rebut de la société », comme disent les salariés rencontrés. Pas pour toujours, comme en témoignent leurs luttes, qui constituent le vecteur, complétant la coopération dans le travail, de leur intégration dans le combat commun du salariat.
Louis-Marie Barnier, membre associé du laboratoire CNRS CRESPPA-GTM. Pour s'abonner à la revue Contre temps :http://www.contretemps.eu/node/56
Notes1 L’ensemble des citations en italiques provient de l’enquête menée auprès des salariés des entreprises de nettoyage de Roissy, dans le cadre de la thèse : L.-M. Barnier, Entre service public et service privé, la valorisation du travail dans le transport aérien, Nanterre, 2005, disponible sur lmbarnier.free.fr.2 L. Causse, « L’univers des aides-soignantes en maisons de retraite médicalisées : un travail dévalorisé et occulté », in P. Cours-Salies et S. Lelay (coord.), Le Bas de l’échelle, la construction sociale des situations subalternes, Syllepse, 2006, p. 67-79.3 A. Martin-Fugier, La Place des bonnes, la domesticité féminine à Paris en 1900, Grasset, 1979, p. 194.4 J. Dupaigne, J.-P. Duranthon, C. Receveur, « Rapport sur l’assistance en escale sur les principaux aéroports français », Inspection générale du travail dans les transports, DGAC, 2003.5 L.-M. Barnier, « Du travail collectif au statut collectif », in Travail, critique du travail, émancipation, Syllepse, 2006.6 M. Walzer, Sphères de justice, une défense du pluralisme et de l'égalité, Seuil, 1997.7 C. Dubar, « Les dégâts du néolibéralisme à la française », in Le bas de l’échelle..., op. cit., Syllepse, 2006, p. 273-277.