Publié par Terrain de luttes. La multiplication des grèves sauvages, dans le secteur informel, remet en cause la conception traditionnelle des syndicats sur l’organisation des travailleurs. De récentes grèves outre-Manche montrent que les travailleurs précaires ne sont pas si « inorganisables » que cela…
Le 11 août, un militant syndical, entouré de 150 coursiers de Deliveroo (livraison de repas à domicile) en grève, a lu une liste de toutes les victoires obtenues par les coursiers britanniques appartenant au Syndicat des travailleurs indépendants de Grande Bretagne (Independent Workers of Great Britain, IWGB).
Pour la première fois en dix ans, ces coursiers ont vu leurs salaires augmenter de 28% – 17% pour les travailleurs de Citysprint (agence de coursiers). Les livreurs de Mach1 (livraison de machines et équipements), eux, ont obtenu que leurs salaires soient revus à la hausse, que leurs uniformes soient fournis par l’entreprise et qu’ils n’aient plus à payer pour la location de leurs outils de travail (vélo ou scooter).
À peine une semaine auparavant, les agents d’entretien londoniens mettaient fin à une grève de soixante-et-un jours, la plus longue de l’histoire de la ville, après avoir obtenu un salaire de subsistance (ils sont à présent payés 9,40 £ de l’heure). Ils se sont organisés au sein du syndicat United Voices of the World (UVW). En février 2016, après une grosse campagne médiatique, UVW a obtenu des congés maladie pour les agents de sécurité précaires et les agents d’entretien de l’entreprise Sotheby’s.
Galvanisés par la victoire des employés de Deliveroo, les livreurs de Uber Eats (livraison de repas) ont annoncé qu’ils lanceraient une grève sauvage jusqu’à ce que l’entreprise accepte de leur payer le salaire de subsistance de Londres.
On pourrait croire qu’on assiste enfin au réveil du mouvement ouvrier britannique. Depuis la création de la branche des agents d’entretien de l’IWW (Industrial Workers of the World) [1] en 2011, ces luttes victorieuses de travailleurs précaires sont devenues plus fréquentes. Des campagnes, menées par des travailleurs militants, contre des chaînes de la grande distribution, des centres culturels, des institutions éducatives et des entreprises de livraison ont permis l’organisation de milliers d’employés précaires.
Pourtant, en 2015, seuls 81 000 travailleurs ont participé à des actions, pour seulement 170 000 jours de grèves. Depuis 1893, année où le décompte des jours de grèves a été établi, on n’avait jamais compté aussi peu de grévistes. C’est la deuxième plus faible perte de productivité. L’année dernière correspondait également à la plus faible densité syndicale depuis 1995 (à peine 24.7% de la main-d’œuvre était syndiquée).
Les luttes des agents d’entretien et des livreurs représentent donc une rare poche de résistance et non un renouveau national du mouvement syndical. C’est précisément ce qui devrait les rendre intéressantes. Et, parce que ces grèves ont lieu au sein d’un secteur précaire, que les centrales syndicales négligent parce qu’elles le croient inorganisable, la gauche radicale devrait s’en inspirer.
Ce secteur est-il vraiment inorganisable ?
Ces luttes contredisent des certitudes bien ancrées sur l’organisation du salariat précaire. Leur fréquence, leur portée – qui ne cessent d’augmenter – et la participation importante aux votes des grèves indiquent une forte implication des travailleurs.
Pourtant les syndicats majoritaires continuent de faire référence à une série de certitudes trompeuses, qui contribuent à l’invisibilisation de ces travailleurs. Les syndicats appartenant au Trade Union Congress (TUC) [2] se détournent souvent des travailleurs précaires pour un certain nombre de raisons : parfois par manque de compétences, d’expérience et de ressources pour organiser ce secteurs mais également parce qu’après avoir sollicité des analyses en termes de coûts-avantages, certains syndicats en ont déduit que ces luttes ne valaient pas la peine qu’on gaspille du temps et de l’énergie. D’autres vont jusqu’à penser que les travailleurs précaires ne sont pas de vrais travailleurs et, pour cette raison, ne font pas partie de ceux qu’il faut défendre.
Au cœur de l’inertie des syndicats majoritaires, on trouve une appréhension purement légaliste du statut des travailleurs, du droit du travail et des relations entre employé et employeur, où le seul but des luttes serait d’aboutir à des conventions collectives. Comme les travailleurs précaires n’entrent pas dans ce schéma, ils sont laissés de côté et considérés comme inorganisables. Par conséquent, la majorité de ces travailleurs informels, dont les conditions de travail sont pourtant très dégradées, ne fait pas confiance aux syndicats.
Il serait trop long d’expliquer comment les syndicats ont développé cette approche légaliste. Ce qui nous intéresse ici, c’est que ce schéma est également celui dans lequel s’inscrivent les entreprises, et que les conflits entre patrons et travailleurs ont lieu sur le terrain juridique.
Depuis quelques années, le capital mène une forte offensive contre les travailleurs précaires. Dans le secteur formel, les entreprises ont fait en sorte de limiter les recours aux prud’hommes et d’encadrer le droit de grève. Elles ont également fragilisé les travailleurs par la création d’emplois précaires. En utilisant des plateformes externes pour recruter leurs employés, en leur imposant un statut d’auto-entrepreneur ou en établissant des contrats zéro-heure, les patrons privent les travailleurs des protections dont jouissent les employés traditionnels, tout en les maintenant sous leur domination.
Les pratiques patronales au sein de Deliveroo s’inscrivent dans ce modèle. En imposant à ses coursiers un statut d’auto-entrepreneur, l’entreprise n’a aucune obligation légale de leur accorder des congés maladies, des congés payés, des cotisations retraite, ni même de leur accorder le salaire minimum (£7.20 de l’heure). Pourtant ces « auto-entrepreneurs » ont les mêmes obligations qu’un employé normal. Pire encore, ils ne peuvent travailler pour aucune autre entreprise de livraison, même si Deliveroo refuse de les payer un salaire de subsistance.
Ce modèle de travail précaire n’est pas inscrit dans le cadre légal du droit du travail. Les travailleurs font l’objet de contraintes de plus en plus fortes, alors même que l’entreprise n’assume ni les coûts, ni les risques. Ce schéma permet aux entreprises de réaliser de plus grands profits, pour un investissement moindre.
Ce n’est pas une coïncidence si, quelques semaines après avoir levé £212 000 000 auprès d’investisseurs et face à la concurrence de Uber Eats, Deliveroo a décidé d’imposer un nouveau contrat de travail établissant un paiement à la commande et non à l’heure. Cédant aux pressions des actionnaires et du marché, l’entreprise a pris la décision d’augmenter ses marges au détriment des travailleurs.
En établissant que les risques et les coûts sont à la charge du travailleur, les pratiques de Deliveroo s’inscrivent dans un nouveau modèle qui augmente la rentabilité des entreprises en réduisant les coûts, mais elles reflètent également la capacité du patronat à exploiter les faiblesses du droit du travail pour faire du profit.
Le retour des grèves sauvages
Alors que la latitude laissée par le droit du travail permet aux entreprises de se débarrasser des « charges patronales », cette situation a des conséquences désastreuses : elle contribue à ce que les antagonismes de classes dans le monde du travail se déroulent hors de l’arbitrage de l’Etat, censé garantir la paix sociale.
« Le droit du travail est conçu pour les patrons et contre les travailleurs, déclare Chris, militant de IWW. C’est un modèle qui favorise le compromis. Pour lutter efficacement, il faut refuser ce modèle. »
Puisque les recours légaux ne leur sont pas accessibles ou qu’ils coûtent très chers, les travailleurs précaires doivent trouver des méthodes alternatives pour améliorer leurs conditions de travail. Pour que la colère éclate, il faut atteindre un point critique. Dans la Grande-Bretagne de l’austérité, ces situations ne sont pas rares.
Etant donné que les entreprises trouvent de nouveaux moyens de faire du profit, les limites des conflits de classes deviennent plus floues. Ces limites sont franchies par le patronat qui se décharge plus ou moins légalement des coûts et des risques sur les travailleurs, lesquels ne peuvent ni protester, à cause de la forme actuelle du droit du travail, ni être représentés par les syndicats majoritaires. Cependant, lorsque les travailleurs s’affranchissent de ces limites pour inventer leurs propres modes d’action, tout devient possible.
Les grèves sauvages des coursiers de Deliveroo et de Uber Eats ont très rapidement bloqué l’approvisionnement – une situation désastreuse pour des entreprises qui fonctionnent essentiellement sur la livraison à la demande. Une grève légale aurait demandé des semaines d’organisation, donnant amplement le temps aux patrons de mettre sur pied un plan B. Les coursiers de Deliveroo ont eu besoin de quelques heures seulement pour mener leur première grève.
De même, lorsqu’ils ont appris que l’entreprise essayait de recruter des briseurs de grève, les employés se sont très rapidement rassemblés autour des bureaux de recrutement de Deliveroo pour organiser un piquet de grève. Une telle action aurait nécessité des jours de négociation avant d’être approuvée par la bureaucratie du TUC.
Cette vague de grèves montrent à quel point la flexibilité du capital moderne impose au mouvement ouvrier d’être lui aussi flexible et réactif. Quand le capital méprise le droit du travail, c’est justement là que des actions rapides et efficaces deviennent possibles.
Précaires et non précaires
Ces luttes récentes ont mis du baume au cœur des travailleurs. Cependant, elles n’ont concerné que quelques milliers d’employés dans un secteur qui en compte des millions et dans un pays qui compte dix fois plus de travailleurs.
Dans une interview pour Jacobin [3], Kim Moody a récemment mis en garde contre les dangers du culte de la « gig economy » (l’économie des petits boulots) et a mis en cause l’idée qu’un nombre croissant de travailleurs occupait des emplois précaires. Selon lui, séparer les problèmes de ces travailleurs précaires de ceux de l’ensemble des travailleurs contribue à diviser les travailleurs et à les éloigner d’un problème fondamental, que tous partagent, celui des « boulots de merde » nés de l’intensification du travail.
La précarité ne doit pas être un objet de division de la classe ouvrière. Ainsi que l’écrit la chercheuse Ursula Huws : « La précarité est la condition normale du travail capitaliste, même si elle est parfois atténuée par l’organisation des travailleurs, lorsque la conjoncture est favorable. »
Selon les analyses d’Ursula Huws et de Kim Moody, la précarité est un concept qui révèle les dynamiques à l’œuvre tant dans le secteur informel que dans le secteur formel. D’après Huws, les entreprises cherchent à instaurer un nouveau modèle de management dans ces deux secteurs. Les tâches de routine comme la gestion des déplacements, le classement des notes de fais, etc., sont à présent à la charge de chaque employé et non d’un service particulier. Ainsi, un nombre croissant de tâches est peu à peu dévolu aux travailleurs, ce qui leur ajoute une charge de travail administratif chronophage et non rémunérée.
Les entreprises font de plus en plus d’audit et pratiquent une surveillance accrue de leurs employés. Du fait de la concurrence, les travailleurs doivent se conformer à une norme de plus en plus exigeante. Pour évoluer au sein d’une entreprise, il faut être de plus en plus performant. Dès lors que les entreprises n’assument plus les risques et les coûts, l’économie formelle tend à suivre la même évolution que l’économie informelle.
Cette observation vaut également pour les ouvriers dont certains ont des contrats inférieurs à dix heures par semaine. Ils ne sont pas considérés comme des travailleurs précaires car ils ont droit à des congés payés et à d’autres prestations sociales. Pourtant, ils sont confrontés aux mêmes problèmes, notamment parce que beaucoup d’entre eux n’ont pas le choix d’un contrat à temps complet. Comme pour les contrats zéro heure, les travailleurs n’ont pas de garanties et doivent faire preuve de flexibilité. Ils doivent alors se montrer très performants ou effectuer des heures supplémentaires non rémunérées pour « mériter » qu’on leur donne davantage de travail.
Si l’on envisage la précarité sous cet angle, il apparaît que le secteur formel s’inspire des pratiques du secteur informel pour faire du profit, évolution qui pourrait remettre en cause les méthodes des syndicats majoritaires, rendues inefficaces.
Selon Kim Moody et Joe Allen, la gauche radicale devrait s’intéresser davantage aux nouveaux pôles logistiques au cœur de l’économie mondialisée. Ce sont les goulots d’étranglement du capitalisme moderne, dont le fonctionnement repose sur des armées de travailleurs sous-payés. C’est là qu’il faudrait organiser les travailleurs et lutter contre le déclin du syndicalisme. Pour Kim Moody, il s’agit d’un « nouveau terrain de conflit social ».
Mais, pour gagner sur ce nouveau terrain, il faut que le mouvement ouvrier invente de nouvelles méthodes de combat.
Refonder le mouvement ouvrier
Pour lutter contre la montée de la précarité, le mouvement ouvrier doit, à l’instar du patronat, se libérer de la conception traditionnelle de la lutte des classes. Les luttes actuelles des travailleurs précaires permettent d’expérimenter de nouvelles stratégies de combat qui s’affranchissent de l’arbitrage de l’État. Là où la réglementation est floue, les possibilités de conflits sociaux innovants sont plus grandes.
Étant donné le succès d’actions menées hors du cadre légal et l’immobilisme des syndicats, les travailleurs pourraient trouver ces nouveaux modes d’action plus attrayants et plus efficaces que les modes d’action traditionnels.
Ces nouveaux pôles logistiques s’appuient principalement sur des travailleurs précaires, recrutés par des agences d’intérim. Jamais les syndicats ne pourront s’attaquer à ce mode de recrutement par les méthodes habituelles. Pour faire face à ce nouveau modèle de travail, ils devraient s’inspirer des luttes menées par les travailleurs précaires et de leurs modes d’action.
Des efforts sont déjà faits dans ce sens pour imaginer de nouveaux modes d’action et faire face à ces situations nouvelles, mais il faut les étendre et les appliquer à plus grande échelle avant d’en voir les résultats concrets. Le développement de grèves sauvages en Grande-Bretagne montre que ces efforts peuvent porter leurs fruits.
Au Royaume-Uni, les luttes des agents d’entretien et des coursiers contribuent à redéfinir le concept d’organisation des travailleurs. Ces manifestations soudaines, chaotiques et agitées semblent préférables à de longues procédures juridiques qui n’ont que peu de chances d’aboutir. Ironie du sort, grâce à leur organisation indépendante, ces travailleurs précaires bénéficient finalement de conditions de travail plus favorables alors que de nombreux travailleurs syndiqués voient leur conditions de travail et de sécurité se dégrader. Au mouvement ouvrier de se saisir ce paradoxe et d’en tirer des leçons !
Thomas Frymorgen
Traduit de l’anglais par Claire-Lucie Polès. Article initialement publié par Jacobin et disponible sur ESSF en version originale – qui contient plus de référence que la version française.