Publié le Samedi 28 novembre 2015 à 11h04.

« Les médias dominants et les journalistes qui squattent les plateaux de télévision délimitent le cadre des débats »

Entretien. Coanimateur de l’observatoire des médias Acrimed (Action Critique Médias), Mathias Reymond revient pour nous sur le traitement et l’analyse des attentats du vendredi 13 novembre par les grands médias, entre sensationnalisme et propagande...

Tu es l’auteur d’un récent article sur cette question intitulé « Compassion ou voyeurisme ? » Peux-tu nous dire si le travail des médias a notablement changé depuis les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher ?

Les principales chaînes de télévisions (TF1 et France 2) et les chaînes d’information en continu (I-Télé, BFMTV, LCI) se sont autocongratulées dès le lendemain des attentats. Pour reprendre les termes de la directrice de l’information du groupe TF1, elles auraient fait preuve de « précision » et de « pondération ». Et pour justifier cela, il est mis en avant le fait que les médias n’ont pas entravé « le bon déroulement des enquêtes » (comme l’avait fait BFMTV en janvier dernier) et n’ont pas diffusé d’images de l’assaut des forces de l’ordre dans le Bataclan.

Pourtant s’ils avaient pu retransmettre ces images, l’auraient-ils fait ? À n’en pas douter, oui, car les chaînes de télévision et les sites Internet des principaux journaux ont choisi de diffuser les vidéos amateurs des fusillades… Et surtout, quelques jours plus tard, ils ont fait de même avec les images de l’assaut des forces de l’ordre à Saint-Denis. Donc, à mon sens, le travail des journalistes n’a pas du tout changé depuis les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher.

Tu critiques en particulier la dimension voyeuriste des images vues à la télévision après les attentats. Peux-tu nous en donner quelques illustrations ?

Outre la diffusion de scènes spectaculaires (fusillades avec le son, fuites dans les rues, chutes de personnes…), de nombreux médias sont tombés dans le voyeurisme. Quel est, par exemple, l’intérêt journalistique d’interroger des personnes en attente d’information sur l’état de santé de leurs proches hospitalisés ?

Concrètement, « Le Petit Journal » sur Canal Plus a diffusé des séquences obscènes, en interrogeant de très jeunes enfants de cinq ou six ans sur les lieux des drames. Les filmer en train de pleurer, les enregistrer disant que « les méchants ne sont pas gentils » ou que « les fleurs nous protègent des pistolets » est simplement terrifiant. Où est ici le journalisme ?

Enfin, tu mets en lumière la transformation d’« un événement politique majeur en un spectacle à la fois accablant et hypnotisant ». Selon toi, que serait le traitement correct de ce type d’événement ?

Les journalistes, comme tous les citoyens, ont été affectés par ces événements tragiques, et il est normal que l’émotion de la rue gagne les journalistes. Mais cela n’excuse pas tout. Dans un univers concurrentiel, la place qu’occupe l’information en continu (avec Internet, avec Twitter, avec les chaînes d’information) dans les médias modifie fortement le rapport que les journalistes entretiennent avec le temps : il faut faire vite, et surtout plus vite que les autres. Ainsi, il n’y a plus de recul, et moins de place pour la réflexion.

Le traitement correct pour ce type d’événement serait de ne pas faire de l’information en continu, justement. Ne pas être dans l’attente permanente en comblant le vide par du creux (par exemple en interrogeant des passants pour leur demander s’ils sont inquiets...). Il me semble logique d’informer sur les faits, de prendre le temps pour faire de l’analyse, mais de ne pas se précipiter. Structurellement, avec un journal télévisé ou une édition papier par jour, la dimension quotidienne de l’information – et non en temps réel avec des « éditions spéciales » permanentes – permettait de prendre un peu de hauteur dans la lecture des événements…

Acrimed critique les « éditorialistes-faucons » qui attaquent les voix discordantes qui, pour le dire vite, n’adhèrent pas à « l’union nationale ». Par quelles méthodes ?

Comme souvent, il existe un consensus général au sein des éditorialistes et des chroniqueurs dès qu’il s’agit des questions sécuritaires et militaires. Nous avions constaté cela en 1999 lors de l’intervention au Kosovo, ou plus récemment en 2011 avec la Libye, où il était difficile d’élaborer une réflexion non consensuelle. Il en est de même aujourd’hui avec le discours guerrier du Président français : les éditocrates se sont vêtus en kaki pour l’accompagner, comme l’avaient fait les médias américains derrière George W. Bush en 2001. 

Toutefois quelques voix dissonantes existent : on peut ne pas partager leur point de vue, ou trouver leur réaction trop prématurée – je pense ici aux communiqués du NPA et de LO –, mais elles ont le droit de s’exprimer dans l’espace médiatique sans être calomniées ou diffamées. À entendre et à lire les grands médias, ces points de vue seraient le fait de « crétins » qui n’ont « rien compris » selon Marianne, qui « excusent les tueurs » selon Ouest France, qui, après avoir eu longtemps « de la choucroute dans la tête », « l’ont remplacée par du couscous », selon Atlantico.fr... Pour Charlie Hebdo, ils sont « les amis de Daech », et, selon Caroline Fourest, « donnent raison aux assassins ». Bref, des « marxo-pétainistes », « alliés de Marine Le Pen », pour Franz-­Olivier Giesbert dans le Point. Dans le même esprit, Frédéric Haziza parle sans complexe de « collabos ».

On le voit : les médias dominants et les journalistes qui squattent les plateaux de télévision délimitent le cadre des débats. Hors de ce périmètre, point de discussion.

L’état d’urgence va peser sur le pays pour au moins trois mois. Il pèse déjà sur les mobilisations sociales, avec l’interdiction des rassemblements et des manifestations. Quelles conséquences sur le monde médiatique ?

A priori, les rédactions ne devraient pas être directement touchées par l’état d’urgence dans leur travail. Cependant, les effets sur le monde médiatique vont être réels : en gros, les journalistes vont-ils accepter de ne donner aucune information pour laisser les autorités mener leurs investigations, comme ce fut le cas en Belgique ce lundi 23 novembre ? Les conséquences peuvent être néfastes pour la liberté de la presse et la diversité des points de vue. Un journaliste qui voudra toutefois faire son métier (enquêter) pourra-t-il le faire ? Sera-t-il, à son tour, traité de « collabo » ? Le risque est de voir l’autocensure prendre le dessus.

Propos recueillis par Manu Bichindaritz