En réponse à l’article paru dans le numéro 22 de Tout est à nous ! La Revue, on voudrait interroger les sondages d’opinion non pas simplement du point de vue de ce qu’ils disent mais de ce qu’ils font, non pas au regard de leur validité scientifique mais en mettant au premier plan leur fonction idéologique et politique.
Placer le débat sur un plan purement méthodologique revient à manquer la contribution spécifique des sondages d’opinion au verrouillage du débat public. Car le principal reproche que l’on peut faire aux usages médiatiques des sondages tient dans la manière dont ils circonscrivent le débat politique et produisent une « opinion publique »1 qui, en tant que telle, n’existe pas. C’est en ce sens précis que les sondages ne sont pas neutres, faisant exister une opinion prétendument collective à propos d’une multitude de sujets choisis arbitrairement.
Pour ne prendre qu’un exemple, analysé ailleurs par P. Tévanian2, un sondage de l’Ifop pour le journal le Monde demandait en janvier 2011 : « Diriez-vous que la présence d’une communauté musulmane en France est…
- plutôt une menace pour l’identité de notre pays,
- plutôt un facteur d’enrichissement culturel pour notre pays,
- ni l’un ni l’autre ».
À l’évidence, un tel questionnement produit en lui-même des effets, ici la crainte des musulmans et plus profondément le sentiment d’un rapport d’extériorité entre ces derniers et « notre pays ». Les sondages, contrairement aux prétentions de ceux qui en usent et en abusent, n’offrent ainsi nullement une photographie de l’« opinion publique » à un moment donné d’une société donnée, mais constituent une technique de domination politique. Utiles ou non, fiables ou pas, ils imposent ou consolident subrepticement un agenda politico-médiatique, c’est-à-dire un ensemble de « problèmes sociaux » à propos desquels chacun – et a fortiori chaque parti politique – devrait avoir sa petite idée, son opinion, justement parce qu’ils « feraient problème ».
Les musulmans sont-ils une « menace » pour « l’identité nationale » ? Faut-il envoyer l’armée dans les cités pour faire face aux « violences urbaines » ? L’État doit-il être « réformé » pour faire face à la dette publique ? Autant d’exemples qui montrent que l’enjeu des sondages tient souvent moins dans les taux de réponses que dans les questions posées, et peut-être surtout dans les questions qui ne sont pas – et ne seront jamais – posées. En effet, ces dernières révèlent implicitement la politique des commanditaires de sondages, généralement les directeurs de rédaction des grands médias, dont on sait la proximité avec le pouvoir économique et politique.
Effet de consensus
Par ailleurs, les sondages imposent une certaine définition de la politique en substituant l’instantanéité et l’apparente impartialité du chiffre au débat politique durant lequel se manifestent des clivages et se forgent les opinions. Ils produisent ainsi ce que Bourdieu appelait un « effet de consensus », propre à décourager toute expression dissidente et surtout toute action collective ou travail militant visant à populariser et à lutter pour un projet de société. Les partis politiques sont ainsi invités, non pas à convaincre ou à se battre pour des idées, mais à coller au plus près des prétendues « attentes des Français ».
Les sondages favorisent également une perception individualiste de la société, celle-ci étant réduite à la juxtaposition des individus isolés qui la composent. Une telle conception fait abstraction de la situation concrète dans laquelle vivent ces individus puisqu’on les sépare ainsi de leur existence collective, c’est-à-dire des liens tissés quotidiennement – au travail, sur leur lieu d’habitation, dans leur famille – avec tous ceux qui partagent une même condition sociale. Or, la politique n’est pas réductible au scrutin à bulletin secret et encore moins aux réponses d’un millier d’individus atomisés à des questions préfabriquées et posées par téléphone.
Enfin, les sondages d’opinion autorisent ceux qui s’en proclament les spécialistes à tenir un discours en surplomb sur les désirs de la population, les choix des organisations syndicales ou politiques, etc. De cette légitimité des sondeurs et des éditocrates à parler « au nom de », personne n’est juge sinon ceux qui les payent, à savoir les propriétaires des grands médias. Il s’agit bien là d’une forme de dépossession politique, qui permet à la classe dirigeante de dicter en bonne partie l’ordre du jour politique. Une saine indifférence à l’égard des sondages ne suffit donc pas. Elle doit s’accompagner d’une critique politique des grands médias, dont l’indépendance n’est à ce jour qu’un mot d’esprit. o 1. Pour reprendre le titre d’un article classique de Pierre Bourdieu (http://www.homme-moderne…). Plus largement, voir les nombreux articles que l’association Acrimed a consacré sur son site (www.acrimed.org) à la question des sondages.
Léo Carvalho