« Dans le but de rendre compte de manière globale de la montée, de la consolidation et de la crise de ces expériences politiques “progressistes”, ce livre vise à fournir des clés de lecture critique pour relever les défis analytiques liés à deux éléments transcendants qui lui confèrent une valeur dépassant y compris la dimension latino-américaine : leur historicité et leur politicité, c’est-à-dire leur portée temporelle rétrospective et leur perspective à partir de la densité politique et de la composition interne qui les caractérisent ».1
L’histoire du sous-continent, de l’impact des « gouvernements progressistes ou nationaux-populaires » des années 1930 et 1940, le nouveau cycle de mobilisations collectives, la vague des régimes militaires… « Malgré les différences et les spécificités qui seront exposées dans cet ouvrage, nous pouvons affirmer que l’Amérique latine du début du XXIe siècle a été caractérisée par l’irruption d’un anti-néolibéralisme venu “d’en bas”, qui a dérivé en projet progressiste mis en œuvre “par en haut”, lequel s’est proclamé post-néolibéral, puis a été remis en question en raison de ses aspects populistes et a fini par être poussé dans ses retranchements par une combinaison de protestations surgies à sa gauche, ainsi que par la réaction restauratrice des droites néolibérales d’origine oligarchique ».
Les auteurs abordent, entre autres, les critiques « quant à l’hypothèse et aux pratiques progressistes », les diverses expériences « de luttes sociales, de mobilisations et de protestations collectives qui, sans réussir à articuler une alternative radicale cohérente et en se maintenant souvent dispersées ou sporadiques, ont néanmoins montré des fissures et des ruptures sur le flanc gauche de l’hégémonie progressiste », mais aussi les projets des élites néolibérales et des vieilles oligarchies… « Avec ce livre, notre objectif principal est avant tout rétrospectif et vise à proposer un premier bilan d’histoire du temps présent plutôt que de s’aventurer dans diverses conjectures autour de la changeante situation de la vie politique immédiate du sous-continent ».
Les appréciations sur l’histoire du sous-continent – Amérique indo-afro-latine – sont trop souvent teintées de « campisme », réduites à l’impérialisme et à l’« anti-impérialisme », aux mesures socio-politiques sans interrogation du maintien des structures et des rapports sociaux, à la survalorisation des actions de l’État au détriment de l’activité propre des groupes sociaux concernés, à l’oubli des rapports sociaux de sexe et des divisions « ethnico-raciales ». Bref, à des regards somme toute assez condescendants.
Il ne s’agit ni de nier les contraintes, ni les rapports de force, ni l’histoire propre de chaque configuration sociale et politique, mais bien d’interroger le réel derrière les masques, la division internationale du travail, le poids de la rente et de l’extractivisme, l’absence de réforme agraire de grande ampleur, le clientélisme et la corruption, le maintien des structures institutionnelles et l’absorption par l’État des énergies protestataires. Bref de ne pas en rester à l’apparence et aux souhaits, pour comprendre ce qui dans les choix et les politiques menées par les gouvernements concoure à la démobilisation populaire. Il convient d’analyser pourquoi les réactionnaires – dont les courants chrétiens évangélistes – peuvent avoir un impact important ? Pourquoi les militaires ont gardé une telle place et des possibilités d’interventions contre-révolutionnaires ? Comment se scellent les alliances entre capitalistes locaux et étrangers ? Car « nous devons réfléchir en termes stratégiques si nous voulons anticiper et co-construire des futurs souhaitables et émancipateurs pour Notre Amérique ».
Je choisis de m’attarder sur le premier chapitre – Des conflits, du sang et des espoirs – de Franck Gaudichaud. Il revient sur des grands moments « de rupture de l’ordre établi », des projets « aux accents révolutionnaires, nationaux, anti-impérialistes ou populistes », une périodisation possible, les grandes défaites stratégiques des années 1970 et 1980, les années noires du terrorisme d’État, la longue nuit néolibérale des années 1990-2000, les démocraties électorales dites de « basse intensité », la crise de la dette extérieure, la contradiction « entre les prétentions démocratiques des régimes en place et le régime d’accumulation du capital en vigueur ».
J’ai notamment apprécié les analyses des rébellions populaires et de la crise de l’hégémonie néolibérale (2000-2006), des déclinaisons du « tournant à gauche » dans certains pays, de la longue expérience de « la révolution bolivarienne », de l’Équateur et ses peuples indigènes, des nouvelles formes d’actions collectives en Argentine, de l’explosion « plébéienne » en Bolivie, des logiques d’alliances de classes, de l’État redistributeur… « Cette relation dialectique en ce qui concerne les relations entre mouvements populaires, partis, État et gouvernements progressistes ou “populistes” est une clef pour comprendre les “grammaires politiques” et formes de médiation qui s’installent dans cette période entre le social, l’État et le politique, entre sociétés civiles et régimes politiques ».
L’auteur poursuit avec l’institutionnalisation des progressismes mais aussi de nombreux mouvements (un « mélange de cooptation, rétribution symbolique et institutionnalisation des mouvements »), la place centrale de l’État et des politiques publiques redistributives, les tentatives de déstabilisation menées par l’impérialisme, l’audit historique de la dette en Équateur, les nouvelles formes d’intégration « sous-continentales autonomes », l’alphabétisation et la sortie de la pauvreté, la nouvelle pression fiscale sur l’extraction de matières premières, l’amélioration de droits des travailleurs et travailleuses dans un contexte de forte informalisation. Sans oublier le développement de critiques du modèle extractiviste et productiviste, les premières grandes ruptures et la criminalisation de mouvements sociaux…
Chute du prix des matières premières, réorganisation offensive des droites néolibérales et du gouvernement des États-Unis, dérives autoritaires et nouvelles dynamiques de lutte – Franck Gaudichaud analyse les années 2013-2018. Il souligne, entre autres, l’absence de transformation de fond des relations sociales de production et de distribution, les bénéfices du grand capital dans « l’âge d’or progressiste », les modifications des actions et visions du monde militant, l’ascension sociale et l’intégration de toute une couche de syndicalistes, les nouvelles oligarchies, la fuite des capitaux, la transformation parfois extrême des pouvoirs (« véritable “mafia” au pouvoir » dans le cas du Nicaragua de Daniel Ortega), l’augmentation de la violence, les « coups d’État institutionnels », la place de mouvements religieux réactionnaires… Il souligne le rôle du mouvement féministe « radical et dynamique, populaire et massif, clairement internationaliste » dans le retour des « résistances des classes populaires et des travailleurs », les capacités d’auto-organisation et d’autogestion, la problématique émancipatrice écosocialiste, la vitalité de la pensée critique. Mais « les manœuvres de l’ordre impérialiste ou les aléas de l’économie mondiale ne peuvent occulter que le reflux de l’hégémonie progressiste et les avancées rapides des droites se nourrissent des reculs et métamorphoses conservatrices des gauches de gouvernement. Un débat nécessaire et souvent escamoté au sein du champ militant se réclamant du “populisme de gauche” ».
Comme j’ai fait le choix d’aborder longuement le premier texte, je précise que les analyses de Jeffery R. Webber (« Marché mondial, développement inégal et dynamiques d'accumulation l'économie politique de la gauche latino-américaines ») et de Massimo Modonesi (« Le progressisme latino-américain – un débat d’époque ») sont aussi importantes.
Il me semble incontournable d’analyser l’insertion des pays dans le marché mondial, le développement inégal et combiné de ceux-ci, les dynamiques d’accumulation, le rôle de la dette, les évolutions de prix des matières premières (et ce qu’elles ont permis en termes de programme de redistribution), la place de l’industrie agroalimentaire en monoculture, celle de l’industrie minière ou de l’extraction de gaz naturel et de pétrole, les logiques extractives, la hausse des profits des capitaux privés tant nationaux qu’étrangers dans le secteur des ressources naturelles, les continuités structurelles, les restructurations de l’industrie « dans une position inférieure de dépendance dans le cycle de reproduction », les sources de devises (dont les flux venant des migrant·es), l’économie dite informelle, la narco-économie et les violences induites, les impacts de la crise mondiale et ses temporalités, l’inversion des taux de croissance, les rapports de force internationaux et l’impérialisme, les investissements directs étrangers et le rôle central des multinationales dans l’économie régionale, les politiques d’ajustement structurel prescrites par les organismes internationaux, les effets de la militarisation de la « guerre contre la drogue », l’importance croissante des interventions chinoises, les tentatives d’intégration régionale et leurs limites, le rôle de « sous-impérialisme » du Brésil, etc. « Les programmes généraux politico-économiques des États compensatoires dans la région n’ont pas remis en cause les relations de propriété sociales ou les structures existantes de production économique »…
Il est aussi nécessaire de comprendre les débats qui ont traversé le « progressisme » du sous-continent. Massimo Modonesi aborde, entre autres, le consensus « antilibéral » et les clivages autour du « progressisme », le retour de la question paysanne et celle des peuples indigènes, le rôle des intellectuel·les « engagés et leur relation avec la vérité, la critique et le pouvoir institué », la place particulière du « chavisme », le prisme sclérosant maintenu de la contradiction principale (impérialisme et anti-impérialisme), la confusion entre souveraineté populaire et souveraineté étatique (une des tares du populisme), le fétichisme étatique conduisant à la priorité donnée à l’utilisation de l’appareil d’État plutôt qu’à sa transformation, les visions réductrices (productivisme et redistribution) de ce que pourrait être le développement et la justice sociale.
L’auteur décrit « l’arc-en-ciel des critiques de gauche », la « singulière combinaison de transformation et de conservation, emmenée depuis l’État », la démobilisation et le césarisme, le repli corporatif-clientéliste. « La démocratisation comprise comme socialisation du pouvoir et comme impulsion de l’autodétermination est restée lettre morte dans les Constitutions et une promesse non tenue du progressisme latino-américain ».
En conclusion, les auteurs soulignent « les méandres de la lutte de classe et des relations entre les mouvements populaires, les partis et les gouvernements progressistes depuis les années 1990 jusqu’à nos jours ». Et aujourd’hui « l’intensification des formes coercitives et autoritaires ».
« Il est indispensable de faire les bilans critiques des principaux processus ayant marqué l’histoire politique récente de “notre Amérique” » pour dégager des hypothèses stratégiques à la hauteur d’« une attente et [de] l’espoir latent d’un futur émancipateur » et du renouveau de luttes, à commencer par les immenses mobilisations féministes contre les violences masculines ou pour les droits reproductifs et sexuels, dont le droit à l’avortement, les explosions sociales – comme au Chili – qui secouent le sous-continent comme d’autres parties du monde.
Un livre bien utile pour dépasser les visions impressionnistes, replacer des actions gouvernementales concrètes dans les dynamiques d’ensemble, rompre avec le schématisme de l’« anti-impérialisme », comprendre les choix effectués par les gouvernements et leurs impasses, mesurer les écarts entre les possibles et les réalisations. Sans larges débats démocratiques et sans auto-organisation collective des principales et principaux intéressé·es, les changements sociaux construits par le « haut » ne peuvent que sombrer dans l’autoritarisme et le clientélisme, amoindrir les capacités de résistance et de mobilisation et participer à l’affaiblissement de l’espoir.
Cet article a paru dans le n° 672/673 de mars-avril de la revue Inprecor, disponible par abonnement. Si cette revue vous intéresse, n’hésitez pas à vous abonner en contactant la rédaction <inprecor@wanadoo.fr> ou en écrivant à PECI-INPRECOR, 27 RUE TAINE, 75012 PARIS, FRANCE. Le prix de l'abonnement annuel est de 55,00 € pour l'Europe et l'Afrique du Nord, de 71,00 € pour le reste du monde.
- 1. Franck Gaudichaud, Jeffery R Webber, Massimo Modonesi : Fin de partie ? Amérique latine : les expériences progressistes dans l’impasse (1998-2019), Syllepse, Paris 2019, 18 €