Critères fondamentaux pour une définition de la classe ouvrière
La réflexion stratégique doit éviter d’autonomiser la sphère politique des conflits de classes, et préalablement se mettre au clair sur la réalité matérielle des forces sociales dont elle traite. Engels et Marx ont forgé en ce sens au travers de leur « enquête ouvrière » deux critères de base pour définir la classe ouvrière (CO) « en soi ». (1) La vente de la force de travail et l’extorsion, directe ou indirecte (dans la production, la circulation, ou la reproduction, privées ou publiques), de plus-value au travers du salariat. (2) La non-participation à la chaîne de commandement du capital, ou de l’Etat bourgeois, soit le fait d’être soumis au salariat comme à un rapport de domination. Les prolétaires d’aujourd’hui restent cantonnés à des fonctions subalternes d’exécution, les rapports d’oppression qu’ils subissent s’accentuant à proportion de la faiblesse de leur qualification, de la précarité de leur statut, et de l’intensité du racisme et/ou du sexisme qui peuvent les cibler, tout ceci se démultipliant chez les chômeurs.
Des usines-forteresses aux « écosystèmes » industriels
Toute formation sociale déterminée, comme la France d’aujourd’hui, est par définition hybride et instable, en particulier dans une période de crise. Mais ces deux critères permettent d’établir scientifiquement d’une part que la CO, au sens inclusif du terme, dans un système productif qui a de longue date hybridé « industrie » et « services » et rendu caduc le classement et la nomenclature des CSP, non seulement reste aujourd’hui objectivement la classe majoritaire en France aujourd’hui, mais est en augmentation.
Certes l’appareil productif français a été marqué depuis les années 70 par la destruction des grandes concentrations ouvrières de type « usines-forteresses ». Cependant cela n’a pas seulement été le pur effet d’une fatale désindustrialisation, mais aussi le résultat d’une stratégie consciente de la bourgeoisie décidée à atomiser la CO et prête à tout afin qu’aucun mai 68 ne puisse se reproduire. Pourtant il existe encore aujourd’hui de véritables concentrations, dans l’automobile, l’aéronautique, ou encore certains bassins portuaires, marquées par la persistance d’industries stratégiques au centre d’un maillage d’innombrables sous-traitants. Que la forme de ces « écosystèmes » industriels ait opacifié les repères antérieurs ne signifie pas qu’une compréhension et qu’une intervention raisonnées, actualisées et créatives ne soient possibles en leur sein, au contraire.
L’atomisation et l’hétérogénéité subjectives du prolétariat : une nouveauté ?
Constituant la majorité de la population, la prolétariat d’aujourd’hui doit rester le pivot de notre politique d’ensemble, en évitant de nous résigner au fait qu’atomisé subjectivement et ayant effectivement grandement perdu en cohérence et confiance, il semble avoir perdu sa capacité de redevenir le sujet historique de la révolution. Approfondir la compréhension de la contradiction entre l’obstacle que constituent la paralysie et la décomposition des appareils existants, et l’émergence de nouvelles couches de travailleur-se-s combatifs, d’une jeunesse radicalisée parfois sur d’autres questions (ZAD, etc.) mais en mal de perspectives, doit nous amener à nous appuyer sur ces dernières pour œuvrer à une recomposition du mouvement ouvrier là encore au sens inclusif du terme.
Etre en crise ne signifie pas être mort : ce que la situation impose, ce n’est pas le défaitisme, mais le courage de se saisir des possibilités et des germes existants. Ses éléments ou secteurs combattifs, (des cheminots aux intermittents en 2014 en passant par les précaires en lutte pour l’augmentation des salaires depuis le printemps, jusqu’aux grévistes de la santé ce mois de juin), à défaut d’être coordonnés par une avant-garde ouvrière qui perdure au-delà de telle ou telle lutte, et même s’ils sont isolés dans un contexte d’absence de mouvement de masse, existent déjà qualitativement en ce sens.
Nécessité, plus que jamais, d’une politique d’hégémonie ouvrière
Depuis toujours la CO est passée par des crises de conscience et d’organisation de ce type. Elle a toujours été hétérogène, diverse, divisée même, et affectée de processus de décomposition et de recomposition objectifs ayant des impacts subjectifs plus ou moins profonds. C’est ce qui justement, depuis le Manifeste de 1848, fait la nécessité d’une organisation révolutionnaire capable de formuler le programme qui l’unifiera politiquement et l’aidera à se constituer comme classe « pour soi ».
Aux antipodes de tout ouvriérisme, contre tous les raccourcis et illusions néo-réformistes, mais aussi quelles que soient les origines historiques des « oppressions spécifiques », c’est en luttant pour une politique contre-hégémonique sur des bases de classe que le combat de classe, de genre et de race à la fois, pourra affronter le centre de gravité du système capitaliste : la propriété privée et le contrôle des moyens de production. C’est la seule voie pour espérer pouvoir affronter les politiques patronales et gouvernementales qui ont rarement été aussi réactionnaires et antisociales qu’aujourd’hui, et reconstruire l’alternative politique indispensable que l’extrême-gauche révolutionnaire est en l’état incapable de proposer. Raison pour laquelle ce débat sur la CO doit être au cœur de nos réflexions.
Emmanuel Barot